A l'occasion du livre « Affinités révolutionnaires »
La parution du livre d'Olivier Besancenot et Michael Löwy, « Affinités révolutionnaires.os étoiles rouges et noirs. Pour une solidarité entre marxistes et libertaires », lance, de fait, une discussion qui n'a jamais été réellement menée parmi nous sur la place du marxisme et ses rapports avec les courants anarchistes dans la construction du NPA.
Ce texte voudrait contribuer à ce débat à partir de quelques questions parmi celles que soulève le livre d'Olivier et de Michael. Nous avons besoin de clarification. Lors du congrès de fondation, pour tout le monde, les principes fondateurs avaient pour fonction de définir un cadre de regroupement, le premier congrès devant mettre en place un cadre de discussion des questions stratégiques et programmatiques. Nous connaissons la suite, la confusion dans laquelle nous sommes restés et qui a abouti à la scission de la GA.
Il nous faut remettre ces questions sur l'établi. De ce point de vue, le livre d'Olivier et Michael vient à point nommé. Relancer le projet du NPA implique de mener ces débats. Je suis de celles et ceux qui considèrent indispensable un travail collectif de réappropriation du marxisme, une réflexion qui nous aide à nous donner les moyens politiques de rassembler les anticapitalistes. En juillet 2009, après la fondation du NPA, quelques camarades dont j'étais avaient tenté d'ouvrir ce débat en prenant l'initiative d'inviter à une réunion de « discussion sur les perspectives du NPA et l’actualité du marxisme ». Nous pensions alors que « construire un cadre commun à des militants, des courants aux histoires différentes, tenter de dégager le meilleur de ces expériences, qui sont les objectifs même de l’ensemble des initiateurs du NPA, nécessite une méthode politique qui permette d’élaborer une compréhension commune de la période et des tâches. Cette méthode, c’est le marxisme. Non un marxisme rabaissé au rang d’une idéologie, non un dogme ou des références toutes faites au passé mais bien une méthode de pensée matérialiste, militante, révolutionnaire, vivante dont personne n’est le dépositaire, un marxisme à écrire par notre propre activité militante. »
Malheureusement cette démarche est restée sans suite mais les problèmes, eux, ont eu des suites que l'on connaît. Il nous faut donc reprendre cette discussion, en fait une discussion sur notre stratégie. Marxistes et anarchistes peuvent militer dans le même parti anticapitaliste en cherchant à se convaincre, à s'enrichir des apports réciproques mais aussi à condition qu'il y ait une clarté sur les idées, accords et désaccords.
Ce travail ne peut se faire que dans la confrontation, le débat, une discussion ouverte.
Détour par un livre
Penser que la réappropriation du marxisme est indispensable ne signifie nullement nier l'apport de militants anarchistes dont certains ont pu d’ailleurs se réclame du marxisme ou d'autres personnalités du mouvement ouvrier. Nous inscrivons notre propre combat dans la continuité de l’ensemble des luttes d'émancipation dont nous sommes, bien plus que solidaires, les enfants et c'est avec le regard d'élèves que nous nous tournons vers le passé pour apprendre et non pour juger, décerner les bons ou mauvais points. Nous avons besoin de nous réapproprier cette histoire, sans préjugés, sans craindre aucun questionnement, pour y puiser notre force, nos idées, nous projeter dans l'avenir, trouver les mots et les idées pour redonner vie et crédibilité au socialisme, au communiste, reconstruire une conscience de classe socialiste et communiste.
Le livre d'Olivier et de Michael contribue à rappeler le fil rouge de notre histoire même si on peut contester l'angle d'approche qu'ils ont choisi ou les figures militantes dont ils dessinent le portrait ou l’éclairage qu'il donne à ce portrait en fonction de leur volonté de plaider pour un marxisme libertaire. Ils invitent à penser notre histoire en la confrontant aux débats, conflits, crises qui l'ont jalonnée.
Par contre il y a du début à la fin du livre une confusion, une ambiguïté qui est au cœur du raisonnement de nos camarades. Ce dernier repose sur l’idée que le marxisme aurait un lien avec le stalinisme. « Deux conceptions contradictoires cohabiteraient dans la pensée marxiste : une version libertaire qui veut clairement abolir l’Etat capitaliste : une version autoritaire, favorable à l’institution d’un nouvel Etat, marxiste, censé s’éteindre de lui-même, mais qui n’en finit pas de survivre » écrivent-ils reprenant à leur compte un raisonnement simplifié de Daniel Guérin.
Cette ambiguïté est présente dès les premières lignes de l'avant-propos. Le premier « marxiste » que citent nos camarades est Staline. Certes, ils citent un livre de 1907 où Staline parle de lutte contre les anarchistes mais pour écrire « on connaît la suite... ». Le choix de citer Staline comme représentant de la pensée marxiste n’est pas indifférent, une façon d’établir un lien entre le marxisme et le chef de la contre-révolution qui liquida physiquement toute la direction du parti bolchevique et avec elle étouffa toute pensée révolutionnaire, celle des anarchistes mais aussi et en premier lieu celle des marxistes.
L'on comprend bien que nos camarades souhaitent illustrer les attitudes qu'ils veulent combattre mais ils sont peu convaincants en confondant le marxisme avec le fossoyeur de la révolution. Il donne le sentiment de céder à l'air du temps qui assimile marxisme et stalinisme. Le débat est par là quelque peu faussé et c'est dommage d'autant que le trotskisme et son apport dans la lutte antibureaucratique sont peu présents dans le livre.
La discussion sur le marxisme doit écarter toute confusion entre lui et le dogme d’État, caricature et négation du marxisme, qui a servi à légitimer la dictature de la bureaucratie avant qu'il ne soit recyclé dans des conceptions nationalistes de Mao à Castro. La rupture avec ce dogme, nécessaire et indispensable, semble passer pour nos camarades par le marxisme libertaire, il me semble qu'elle passe par la réappropriation du marxisme lui-même.
Je crois que dans leur raisonnement nos camarades surestiment beaucoup le facteur « idéologique » dans le déroulement des faits. Cela affaiblit leur argumentation à ce qui me semble l'essentiel de leur démarche, affirmer des « solidarités révolutionnaires ». Les bouleversements à venir ne seront pas l’œuvre d'une théorie encore moins d'une idéologie mais de millions d'acteurs portés par des idées, des espoirs, des illusions diverses. Il n'y a pas eu, il n'y aura pas de révolution « marxiste » ou « anarchiste » mais des révolutions œuvres des classes exploitées. Dire cela ne signifie nullement que les idées n'ont aucun rôle loin s'en faut, mais leur force est une fonction dépendant des forces essentielles que sont le développement global de la société, les faits matériels. Le débat d'idées, la lutte pour les idées sont décisifs à condition qu'ils se mènent en relation directe avec l'état du développement de la société, des classes, de leurs rapports entre elles, de leur conscience. Et c'est bien pourquoi entre marxisme et anarchisme nous ne sommes pas agnostiques. Je ne crois pas qu'il faille inventer une synthèse, « le marxisme libertaire » mais bien réinventer le marxisme comme théorie des luttes d'émancipation.
Le besoin que le livre d'Olivier et de Michael exprime de redonner à notre activité une cohérence stratégique et programmatique en continuité avec le passé, de refonder une conception globale est largement partagé. Ils ne prétendent pas apporter de solution miracle, personne je crois, mais montrer comment la convergence du marxisme et de l’anarchisme porterait en germe la réponse à des défis politiques actuels. Il y a dans ce raisonnement un point de départ qui ne dissocie pas assez nettement marxisme et contre-révolution stalinienne en attribuant au côté libertaire un « esprit révolutionnaire intransigeant, hostile aussi bien au capital qu'à l’état ». La question n'est pas là, nos intransigeances sont au moins égales, et nous respectons la leur, mais nous ne sommes pas d'accord sur la façon dont ils abordent la question de la transformation révolutionnaire de la société.
Le livre soulève de multiples aspects de cette discussion, je voudrai plus simplement pointer les désaccords principaux avec le courant anarchiste et sur lesquels nous avons besoin de clarifier nos positions.
Le marxisme et l’État
Il est possible de discuter à l'infini des erreurs des bolcheviques, de Cronstadt ou de Makhano, il l'est d'autant plus que notre appréciation n'a aucun critère de vérification, et de ce point de vue la discussion est un peu vaine et risque d'être déterminée par des choix idéologiques. Par contre, il semble évident que la façon dont les anarchistes ou libertaires posent la question de l’État, du pouvoir se heurte à l'expérience, cruelle, de l'histoire du mouvement ouvrier. Contre les réformistes, nous partageons l'idée que l’État est l'instrument de la classe dominante, que la révolution, la conquête de la démocratie par la classe exploitée, passe par la destruction, le démantèlement de l’État bourgeois. Mais nous ne pensons pas que l’État puisse être aboli du jour au lendemain, la révolution devra mettre en place son propre État, celui des conseils ouvriers et populaires, instrument de la réorganisation de la société et destiné à s'éteindre, à disparaître avec la disparition des antagonismes de classe fondés sur les rapports d'exploitation. Cette conception de l’État - très rapidement et bien imparfaitement résumée - défendue par Marx et Engels puis par Lénine est la seule façon d'aborder cette question. Ce n'est pas une question abstraite, théorique pour des jours lointains mais une démarche qui définit nos conceptions révolutionnaires. Nous avons besoin de continuer à la défendre par rapport à celles et ceux qui la pensent dépassée, que ce soit les anarchistes qui veulent décréter l'abolition de l’État ou ceux qui pensent qu'il est impossible de vivre sans État. Face au point de vue réformiste, les conceptions anarchistes sont inopérantes et surtout sans lien avec l'évolution possible de la société.
Engels répondaient en 1875 aux « Antiautoritaires » : « Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit, c'est l'acte par lequel une fraction de la population impose sa volonté à l'autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s'il en est; et le parti victorieux, s'il ne veut pas avoir combattu en vain, doit continuer à dominer avec la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires. La Commune de Paris eût-elle pu se maintenir un seul jour si elle n'avait pas usé de l'autorité d'un peuple en armes contre la bourgeoisie ? Ne faut-il pas, au contraire, la critiquer de ce qu'elle ait fait trop peu usage de son autorité ? »
Alors oui, la conquête du pouvoir comporte de multiples risques, celui de la contre-révolution immédiate n'est pas le seul, la dégénérescence stalinienne en a été la démonstration, mais le risque est inhérent à la lutte, on ne peut l'écarter par un raisonnement ou un décret.
Lénine avait tellement conscience du problème qu'en septembre 1917, quelques semaines avant la prise du pouvoir, il publiait une brochure devenue célèbre, l’État et la révolution, dans laquelle il réaffirme les conceptions de Marx et d'Engels sur les objectifs de la révolution, détruire l’État bourgeois pour en finir avec l’État, instrument de la domination d'un classe et développe de façon concrète, autant que cela soit possible, la notion d'extinction, de dépérissement de l’État.
Cette discussion sur l'extinction de l’État peut sembler loin de nos préoccupations, d'une importance secondaire. Non, car elle détermine notre conception du parti, sa nécessité et de façon plus générale notre façon de penser la transformation révolutionnaire, notre philosophie militante au quotidien.
La question du parti et de la lutte politique
La question de l’État recoupe celle du parti. Face à une classe politiquement organisée disposant d'un État entièrement soumis à ses intérêts la classe exploitée n'a pas d'autre choix que de s'organiser politiquement, de se battre pour ses droits démocratiques, d'utiliser ses droits dans le cadre du système, de conquérir des positions, de les utiliser pour renforcer son camp, faire de la politique pour défendre ses intérêts...
Nous participons aux élections, nous sommes prêts à avoir des représentants élus à tous les niveaux institutionnels.
Et cependant notre conception du parti est en rupture avec les pratiques des partis institutionnels y compris des partis dits de gauche. Nous voulons construire un instrument de l'émancipation des travailleurs par eux-mêmes, un parti qui participe au processus d'auto-organisation, qui soit l'instrument des travailleurs pour faire de la politique, leur politique, pour défendre leurs droits, conquérir la démocratie, lutter pour la conquête du pouvoir par et pour eux-mêmes.
Il y a là aussi une différence fondamentale entre les anarchistes et nous.
Ces divergences principales autour desquelles se définissent pratiquement les deux courants recouvrent une divergence de fond sur la façon de penser le processus révolutionnaire.
Luttes sociales, idéologie et théorie révolutionnaire
La transformation révolutionnaire de la société, l'émergence d'une société socialiste est un long processus mettant en mouvement l'ensemble des classes exploitées du monde prenant en main leur destin pour réorganiser la société pour satisfaire leurs besoins, ceux de toute l'humanité. L'extinction de l’État, la fin de la division de la société en classes, du rapport d'exploitation ne se décrètent pas, elles seront l'aboutissement de ce processus de luttes et de travail de réorganisation du monde à travers lesquels « le gouvernement des hommes cédera la place à l’administration des choses et à la direction de la production» selon la formule d'Engels.
Le marxisme se veut la méthode pour penser ce processus afin d'y intervenir, de le rendre conscient auprès des plus larges masses pour qu’elles en soient les actrices.
Il n'est pas une utopie ou une idéologie auxquelles la société devrait se plier, il se veut une théorie, matérialiste et évolutionniste, qui cherche à comprendre l'évolution de la société, des rapports de classes pour être acteur de la construction d'une société débarrassée de l'exploitation.
Il n'est pas une idéologie ou une doctrine à part, il est né de l'évolution des connaissances humaines, de la science en relation avec l'évolution des techniques, de la production, de la société et des rapports de classes. Il évolue et évoluera de la même façon en tirant ses racines des évolutions et transformations sociales et des connaissances qui, aujourd'hui, bouleversent le monde.
Réinsérer nos propres conceptions dans ces évolutions, ce progrès des connaissances est une nécessité pour rompre avec les conceptions dogmatiques et refonder notre perspective, redonner tout son sens à une idée essentielle pour les fondateurs du socialisme scientifique. « Le communisme n’est pas pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devrait se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes» écrivait Marx dans L’idéologie allemande.
C'est bien cette vision matérialiste du marxisme qui lui permet d'agir avec les anarchistes comme ce fut le cas dans la première internationale dont l'exemple n'est peut-être pas si dépassé que beaucoup le pensent. Faut-il aussi que la réciproque soit vraie, que les anarchistes veuillent militer dans le même cadre que les marxistes, acceptent nos conceptions, la confrontation démocratique et militante.
Les écueils d'une formule
La notion du marxisme libertaire a bien des inconvénients en créant des confusions politiques en laissant en suspens des questions de fonds qui conditionnent notre propre façon de voir et d'agir. Autour des questions évoquées plus haut qui se déclinent de mille et une façons dans la lutte quotidienne, constitue une philosophie militante.
Cette philosophie est fondamentalement démocratique et révolutionnaire, elle se nourrit du débat, de la discussion, dans notre parti lui-même où elle respecte et discute avec toutes et tous, prend en compte les désaccords, cherchent à les dépasser, codifie les relations entre courant pour agir ensemble, préserver ce qui nous réunit... Une démarche que nous avons constamment aussi à l'extérieur. Le marxisme n'est pas une idéologie à l'aune de laquelle nous jugerions et approuverions ou condamnerions telles ou telles idées mais bien un guide pour l'action qui dégage les convergences sans taire les désaccords pour rassembler les forces dans la lutte et mener le combat politique.
Les discussions, le débat, les divergences dans le parti sont indispensables pourvu qu'elles s'inscrivent dans une commune perspective anticapitaliste et révolutionnaire.
Je ne crois pas que c'est en construisant artificiellement un marxisme libertaire que nous pourrons rassembler marxistes et anarchistes, si la question nous est réellement posée, mais en acceptant nos désaccords, en les gérant démocratiquement.
Cela suppose que les uns et les autres acceptent de faire, de façon pragmatique, l'expérience des différences de conceptions d'en vérifier la pertinence, l'efficacité pour les enrichir collectivement et progresser ensemble tout en élargissant le rayonnement global du NPA, son influence, son intervention dans les luttes. C'est le pari même du NPA.
Yvan Lemaitre, le 10/09/2014