Marx et Engels concluent ainsi la première partie, Bourgeois et prolétaires, du Manifeste du Parti communiste : "... Le développement de la grande industrie sape sous les pieds de la bourgeoisie le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d'appropriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables." Nulle prophétie dans ce passage, mais l'aboutissement d'un raisonnement militant et révolutionnaire, à qui le développement de l'organisation des travailleurs, les révolutions, victorieuses ou pas, du siècle qui a suivi l'écriture du Manifeste, ont largement donné raison. Mais, plus d'un siècle et demi plus tard, le prolétariat est-il plus à même, ou pas, de sortir l'humanité de la barbarie capitaliste ?
Une chose est tout d'abord certaine : les rapports sociaux qui fondent la société capitaliste, dominée par la bourgeoisie, la classe de ceux qui possèdent les moyens de production et d'échange, non seulement n'ont pas changé de nature, mais se sont étendus à l'ensemble de la planète. Et le prolétariat, la classe ouvrière, celles et ceux qui n'ont que leur force de travail à vendre, qu'ils y réussissent ou pas, s'est considérablement renforcée, du fait d'un double mécanisme. La mondialisation, le développement de la production et des échanges à l'échelle mondiale a développé une classe ouvrière dans une multitude de pays. En arrivant sur le marché international du travail, ces nouveaux prolétaires y accentuent la concurrence, mais leur lutte pour faire face aux condition de l'exploitation les conduit à s'organiser, à se construire en tant que classe, à intervenir sur le terrain politique.
Un "Rapport mondial sur les salaires 2014/2015 - Salaires et inégalités sociales" publié récemment par l'OIT permet d'évaluer l'ampleur du phénomène. Dans les pays dits "émergents" et "en développement", l'augmentation du pourcentage de salariés, pris sur la tranche des "travailleurs indépendants", est massive, dans un processus équivalent aux transferts de la campagne vers la ville connus en Angleterre au cours de la révolution industrielle. Le ratio de salariés s'y établit actuellement aux alentours de 30 à 40 % de la population active. Ces travailleurs s'organisent et ont montré qu'ils étaient capables d'imposer, par leurs luttes, des augmentations de salaire très importantes aux multinationales qui les exploitent. Au point que ces dernières vont chercher ailleurs de nouvelles sources de main d'œuvre bon marché. Renault, qui avait lancé la production de ses voitures Dacia en Roumanie puis en Turquie, exploite maintenant la main d'œuvre marocaine, trois fois moins chère. Des entreprises chinoises investissent en Ethiopie...
La classe ouvrière des pays "développés", elle, paie au prix fort l'apparition de cette concurrence. Selon le rapport de l'OIT, le pourcentage de salariés s'y établit à 80-90 % de la population active, mais tend à baisser au profit d'une augmentation de la proportion de "travailleurs indépendants"... dans la tranche des "10 % les plus pauvres". Les "classes moyennes" sont moins touchées par le chômage, mais les salaires y glissent vers les bas. La régression sociale de cette couche de salariés est la conséquence du démantèlement de pans entiers de la production industrielle et des politiques antisociales menées sans discontinuer par gouvernements et patronat au cours des trois dernières décennies. Une "aristocratie ouvrière" est en train de disparaître, laissant place à un prolétariat réduit à la précarité et à des conditions de travail et de salaire bien inférieures. Avec elle, c'est la base sociale du réformisme, aussi bien syndical que politique, qui est en train de s'effriter, accompagnant la disparition de ses bases matérielles.
Mais, paradoxalement, le recul des vieux "bastions ouvriers" et de leurs organisations porte une perspective pour la classe ouvrière des vieux pays impérialistes. Alors que les syndicats s'enlisent dans un "dialogue social" vidé de tout contenu, que "gauche" et "droite" sont renvoyées dos à dos, une classe ouvrière jeune, dans laquelle se trouvent de nombreux travailleurs immigrés, de nombreuses femmes, lève la tête, cherche à s'organiser, lutte pour les salaires, les conditions de travail, les embauches... En changeant ainsi de peau sous le coup de l'évolution du capitalisme mondialisé, la classe ouvrière des pays impérialistes se retrouve ainsi aux côtés des travailleurs qui, un peu partout dans le monde, affrontent le capitalisme mondialisé, constituant la base sociale d'un nouvel internationalisme.
Définir une stratégie de construction pour notre partie suppose de prendre la mesure de ces évolutions, mesurer à quel point la bourgeoisie produit plus que jamais " ses propres fossoyeurs", réunissant, dans sa fuite en avant pour résoudre ses propres contradictions, les conditions objectives de nouvelles situations révolutionnaires.
Daniel Minvielle