Cahuzac : un cas ordinaire, un puissant révélateurLe scandale Cahuzac est une boîte de Pandore. Ouverte, il en sort toutes les turpitudes du système : la fraude et l’évasion fiscales, le conflit d’intérêts d’un responsable politique travaillant pour des firmes pharmaceutiques, d’un ministre du Budget fraudeur chargé de lutter contre la fraude, la symbiose entre la classe politique, y compris socialiste, et les milieux d’affaires, et même le copinage avec l’extrême droite.Cette affaire illustre, non seulement la corruption d’une grande partie de la classe politique, mais aussi ce qui, pour les riches, est parfaitement banal : échapper à l’impôt, par des moyens aussi bien légaux qu’illégaux. Car, avant d’être un politicien ripoux, Cahuzac est un riche ordinaire. L’enquête a même, semble-t-il, établi que la banque suisse qui a accueilli ses fonds aurait d’abord hésité, car c’est une « personnalité exposée » par ses activités politiques. Sinon, à part ça, tout était normal, la routine !Cette normalité de la fraude, au cœur du capitalisme, est confirmée par les révélations des journalistes de l’opération « offshore leaks » (« fuites des paradis fiscaux »). La liste des évadés fiscaux (un tout petit échantillon) va de l’armateur grec au dentiste américain, de l’oligarque russe… au bourgeois français ordinaire. S’y ajoutent des grandes entreprises. Les plus grandes banques, BNP Paribas, Crédit agricole, la Société générale, organisent l’évasion fiscale. N’en seraient-elles d’ailleurs pas elles-mêmes bénéficiaires ? Au fond, les multinationales sont aujourd’hui des grands groupes financiers possédant, aussi, des actifs industriels. Elles gèrent leur trésorerie par l’intermédiaire de filiales établies « offshore », qui centralisent les crédits et emprunts, et la répartition mondiale des profits.La pratique est d’ailleurs ancienne, et peut être légale. La famille Peugeot est la première fortune française… de Suisse, estimée à 4,4 milliards d’euros par Challenges (22 % du constructeur automobile PSA, participations dans des entreprises comme Faurecia, Seb, Zodiac, via la holding familiale Foncière et financière de participation). Là est la fortune des licencieurs.La saignéeLe coût de l’évasion fiscale est énorme pour la société. Rien qu’en France, 60 à 80 milliards d’euros par an. Plus que le budget de l’Éducation nationale. Plus que la charge annuelle de la dette, au nom de laquelle les Cahuzac nous imposent la casse de nos droits sociaux et de nos services publics, et la hausse des impôts sur les classes populaires. Au total, avec la fraude patronale aux cotisations sociales, on arriverait à 95 milliards, soit l’équivalent du déficit public en 2012 (98 milliards).Sans rire, Hollande disait : « Le monde de la finance est mon adversaire » Faux, il l’a placé au cœur de son gouvernement et de sa politique. « Il n’a pas de nom, il n’a pas de visage. » Faux, des visages et des noms, il en a, quelques dizaines de milliers. C’est même son ministre-baudruche, Montebourg, qui l’a dit le mieux, dans un entretien au Monde daté du 10 avril 2013 : « Ce que nous visons à présent à travers l’échange automatique de renseignements, ce sont des noms. Les noms des dizaines de milliers de ressortissants français et d’entreprises logés dans les paradis fiscaux que la France doit obtenir. »Socialiser les banquesDonc des noms, pour récupérer l’argent planqué, volé ? Mais les rodomontades ne suffisent pas. Il faut mettre au pas la finance. Montebourg, toujours plus clair quand il fait mine d’oublier qu’il fait partie du gouvernement, s’énerve : « Les banques ont provoqué la crise en obligeant les États à se porter à leur secours. Et voilà qu’elles ralentissent les efforts de rétablissement des comptes publics en favorisant les paradis fiscaux. Il faut prendre des sanctions contre les établissements financiers qui organisent le blanchiment de fraude fiscale et la dissimulation des avoirs, comme le retrait de licence ou l’embargo sur les activités de filiales dans les paradis. »Mais alors… il est donc possible d’agir ? Surprise ! Qu’attend alors ce gouvernement pour mettre ainsi le couteau sous la gorge des banques suisses, luxembourgeoises, mais surtout françaises ? Celles-ci d’ailleurs ne vivent-elles pas tout simplement aux crochets de l’État ? Ne les a-t-il pas sauvées avec notre argent ?Des annonces ont été faites récemment au niveau européen. Mais on a toutes les raisons de se méfier. Il faut arrêter tout net l’austérité. Il faut récupérer les fortunes dérobées au fisc et les mettre au service de la société. Pour cela, il faut lever le secret bancaire, et mettre les banques sous la tutelle des salariés et de la population. Autrement dit : chasser leurs administrateurs, exproprier leurs actionnaires, et les socialiser.C’est ce coup de balai-là qui s’impose.Yann CezardFraude et évasion fiscales : deux visages d’une même réalitéLa fraude fiscale cache des réalités très différentes. Cela va du paiement au noir de quelques menus travaux à des pratiques beaucoup plus sophistiquées de riches particuliers ou d’entreprises pour minorer ou éluder l’impôt. La fraude fiscale est toujours un moyen illégal de se soustraire à l’impôt.L’évasion fiscale recouvre des techniques sophistiquées. Elle consiste à utiliser, légalement ou illégalement, les différentes législations fiscales des États ou les paradis fiscaux pour amoindrir l’impôt, voire l’effacer complètement. Pour la mettre en œuvre, gros contribuables et entreprises ont à leur service une armée de conseillers fiscaux et de chargés de clientèle des banques. Et cela se fait ouvertement : par exemple sur le site de la banque HSBC, on trouve : « Conseil : allégez vos impôts grâce à des solutions simples et efficaces. HSBC vous propose l'optimisation fiscale » ! Ce genre d'annonce ne devrait-il pas entraîner des poursuites judiciaires pour « complicité de fraude fiscale en bande organisée » ?Des ressources fiscales perduesPour les particuliers, il s’agit de transférer de l’argent, légalement ou illégalement gagné, dans un pays « accueillant ». Pour les entreprises, le principal outil est le prix de transfert, c’est-à-dire le prix auquel la filiale d’un grand groupe facture un produit ou un service à une autre. Il s’agit de localiser les bénéfices dans les pays à fiscalité favorable. Cela donne des choses en apparence aberrantes comme cette entreprise américaine qui facture des sièges de voiture à destination de la Belgique à 1,33 euro l’unité…Même si toutes les évasions fiscales ne sont pas illégales, elles se traduisent par une perte de ressources fiscales que même l’OCDE juge aujourd’hui insupportable pour les États (cf. son rapport « Lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices »). Selon le FMI, au niveau mondial, les montants concernés se monteraient à 5 500 milliards d'euros, soit près de trois fois le PIB de la France. En France, malgré les difficultés du chiffrage, la fraude fiscale est estimée entre 60 à 80 milliards d’euros, voire plus, de manque à gagner annuel pour le budget de l’État (d'après le rapport du syndicat Solidaires-Finances publiques : « Évasions et fraudes fiscales, contrôle fiscal »).Des contrôles inégauxIl existe certes un contrôle fiscal. Pour 2012, les rappels d’impôts se sont élevés à 18 milliards d’euros : ils portent sur le salarié à qui on demande quelques dizaines d’euros et concernent aussi des rappels plus importants en matière de TVA, d’impôt sur les sociétés (IS), d’impôt sur la fortune, etc. Cependant, les contribuables ne sont pas égaux devant l’administration fiscale. Les sommes déclarées par les salariés sont informatiquement vérifiées tous les ans. C’est beaucoup plus compliqué pour les plus riches dont les revenus sont divers et dispersés. Il en est de même pour les entreprises. L’administration fiscale a perdu 28 000 agents depuis 2002 et cela réduit ses capacités de contrôle. En moyenne, une entreprise soumise à l’impôt sur les sociétés fait l’objet d’un contrôle sur pièces tous les 24 ans et d’une vérification de comptabilité dans les entreprises une fois tous les 36 ans… Et inutile de préciser que rien n’a été fait pour lutter contre les paradis fiscaux.Jacqueline GuillotinParadis fiscaux : tout le monde savait !Bien sûr Cahuzac est un vilain menteur, mais il ne faudrait pas oublier qu’il a été sérieusement aidé à arranger ses petites affaires. Car il ne s’agit en rien d’un cas individuel. Depuis les années 80 et la déréglementation financière mondiale, dont la France de Mitterrand et Bérégovoy a été pionnière, toutes les banques, françaises et étrangères, ont des filiales offshore afin de répondre à la demande de particuliers et d’entreprises recherchant la discrétion et l’impunité fiscale.Un excellent document du CCFD-Terre solidaire datant de décembre 20101 rassemble et analyse les informations disponibles sur une soixantaine de paradis fiscaux. Ces territoires sont un lieu privilégié d’implantation de filiales de banques et d’entreprises. Beaucoup de ces filiales sont de simples boîtes à lettres destinées à localiser des bénéfices. Ainsi, dans les îles Vierges britanniques, petit territoire des Caraïbes, il y a 34 entreprises enregistrées par habitant… (contre 0,04 en France, nombre d'entreprises divisé par le nombre d'habitants).Le document du CCFD est centré sur les principaux clients de ces paradis fiscaux : une cinquantaine de grandes banques et entreprises multinationales. Si l’on se restreint aux filiales d’entreprises françaises dans ces pays, on constate du côté des banques que la BNP a 347 filiales (oui, 347 !), le Crédit agricole 107, la Société générale 40, AXA 30 et Dexia 29. Du côté des entreprises, Carrefour 82, Saint-Gobain 58, Peugeot 37, France Télécom 42, GdF-Suez 18, EdF 14. Ferodo, fabricant de pièces automobiles (et membre du groupe PSA), a une filiale dans un autre île des Caraïbes : la Barbade. Gageons qu’il n’en sort pas beaucoup de pièces pour les usines !Mécano financierAu-delà des milliardaires qui veulent y cacher leur magot à l'abri du fisc, les paradis fiscaux sont un rouage essentiel de la mondialisation. Plus que la délocalisation de la production physique des biens, il s'agit pour les grandes entreprises de délocaliser des services et des revenus. Par exemple, une filiale est créée aux îles Vierges et devient propriétaire de tous les brevets du groupe (c'est beaucoup plus facile et rapide de délocaliser des actifs immatériels comme les brevets ou les marques). Ensuite, les autres entreprises du groupe qui produisent avec ces brevets doivent payer de fortes redevances, ce qui diminue voire annule leurs bénéfices imposables, alors que la filiale brevet localisée aux îles Vierges n'est pas soumise à l'impôt sur les sociétés…Il faut aussi souligner que le document du CCFD date de 2010, que les gouvernements, français et étrangers, de droite ou « de gauche », en connaissaient (ou auraient pu et dû en connaître) les informations, mais depuis, à part des discours lors du G20 d'octobre 2011, il ne s'est rien passé. Il semble que l'affaire Cahuzac va peut-être les obliger à bouger un peu, mais on ne peut pas être très optimiste en voyant la façon dont le puissant lobby bancaire a fait adopter en France une loi dérisoire sur la séparation des activités de dépôts et d'investissement (à peine 2 % des actifs seront distingués au sein de la même banque…).Jacques Cherbourg1. http://ccfd-terresolidaire.org/e_upload/pdf/ed_110110_bd.pdfParadis fiscaux : et maintenant, paroles, paroles, paroles...Depuis la crise, les grandes puissances économiques rassemblées dans le G20 ou l’OCDE ont proclamé leur volonté d’en finir avec les paradis fiscaux. « L’ère du secret bancaire est terminée » décrétaient ainsi les pays du G20 en 2009, en s’engageant à « prendre des mesures à l’encontre des juridictions non-coopératives, y compris les paradis fiscaux ».Dans la foulée, des listes de pays ont été établies. Certains territoires n’y ont jamais figuré, d’autres en sont sortis au fur et à mesure qu’ils donnaient des preuves plus ou moins réelles de leur volonté de coopérer. L’ONG CCFD-Terre solidaire souligne les traitements de faveur dont ont bénéficié certains territoires liés directement ou indirectement aux pays du G20, comme l’État du Delaware aux USA ou la City de Londres, qui figurent pourtant parmi les centres financiers les plus importants de la planète.De bons conseils…L’origine du problème de la fraude ou de l’optimisation fiscale internationales se trouve d’abord dans les sociétés et individus qui jugent bon de placer ou dissimuler une partie de leurs capitaux ou activités dans les institutions financières qui les aident. Le cœur du problème se trouve chez nous avec cette kyrielle d’intermédiaires, banques ou grands cabinets d'audit ou de conseil en optimisation fiscale. Le Monde daté du 10 avril dernier a publié l’édifiante histoire de l’avocat Alain Maillot, « apporteur d’affaires » pour la banque genevoise Reyl & Cie, celle de Cahuzac. Il conseille aussi des entreprises françaises (Eads, Lagardère) pour des opérations diverses et boucle ses fins de mois en travaillant à l’occasion pour l’État français, tant sous la droite que sous la gauche. Bien sûr, il ne connaît personne et surtout pas Laurent Fabius, même si son associé est un ami et l’avocat de ce dernier…Outre les listes de pays, le G20 a poussé à la conclusion de traités fiscaux bilatéraux devant permettre l’échange d’informations entre les administrations de deux pays. Là aussi, c’est de l’ordre de l’affichage, comme l’a montré justement l’affaire Cahuzac, car, pour que cela marche, il faut que le pays demandeur d’informations sache que l’individu soupçonné a un compte dans un pays précis, voire dans une banque particulière… Le ministère des Finances français a ainsi – de bonne foi ? – interrogé la Suisse sur un compte Cahuzac. Chou blanc ! La banque incriminée n’était pas la bonne, la période était trop restreinte et, de toute façon, l’argent avait déjà migré à Singapour !Faire ou faire semblant ?À la suite d’une série de scandales mettant en cause des banques, les États-Unis ont adopté une loi (« loi sur l'acquittement des obligations fiscales relatives aux comptes à l'étranger » : FATCA pour Foreign Account Tax Compliance Act) qui oblige les institutions financières étrangères établies aux USA à effectuer un rapport périodique et automatique aux autorités fiscales américaines sur les comptes de leurs clients US à l’étranger.Comme leurs banques veulent rester sur le marché américain, certains paradis fiscaux européens, comme le Luxembourg ou l’Autriche, ont dit vouloir faire des concessions. Dans la foulée, Pierre Moscovici et ses homologues allemand, britannique, italien et espagnol ont proposé aux pays européens de mettre en place par étapes une telle réglementation. « Le secret bancaire est passé de mode » a déclaré sans rire Pierre Moscovici. Et la question de l'évasion fiscale sera à l'ordre du jour du prochain Sommet des chefs d’État le 22 mai. Reste à savoir ce qui sera effectivement décidé.Car derrière tout ça, il y a la nécessité de faire au moins semblant de faire quelque chose quand les peuples sont de plus en plus scandalisés. Impôts et cotisations sociales accrues pour la masse de la population, alors que les « gros » y échappent.Le problème des paradis fiscaux, c’est accessoirement le problème d’îles exotiques des Caraïbes. Il s'agit avant tout du comportement de « nos » banques et de « nos » capitalistes. L’expérience nous a appris à ne pas faire confiance aux gouvernements bourgeois, de droite ou de gauche, pour les mettre au pas.Henri Wilno
Dossier réalisé par le groupe de travail économique du NPA