Publié le Mercredi 2 novembre 2022 à 10h41.

« On sous-estime le travail qu’accomplissent les extrêmes droites à l’échelle internationale »

Entretien avec Ugo Palheta, qui a récemment publié « la Nouvelle Internationale fasciste » (éditions Textuel). 

Le titre de ton livre est « la Nouvelle Internationale fasciste ». Dans quelle mesure peut-on parler d’une « internationale » des extrêmes droites ? Est-ce à dire qu’elles se coordonnent réellement internationalement ou juste que les mêmes causes provoquent les mêmes effets à l’échelle internationale ?

Il ne s’agit pas d’une internationale au sens des Internationales ouvrières (d’ailleurs elles-mêmes très diverses quant à leur degré de centralisation, leur homogénéité idéologique, la nature des organisations qui les composaient, etc.). Mais on n’a pas affaire simplement à la coexistence et à la montée simultanée d’extrêmes droites en réponse à des phénomènes similaires un peu partout. Il me semble que l’on sous-estime le travail qu’accomplissent les extrêmes droites à l’échelle internationale, souvent continentale et parfois mondiale, aussi bien dans l’entre-deux-guerres que dans les décennies d’après-guerre ou aujourd’hui. Il y a d’abord un travail d’ordre quasi pédagogique consistant à apprendre systématiquement des expériences d’autres forces (souvent dans les pays proches géographiquement et culturellement), des victoires comme des échecs. On trouve ensuite un travail de coordination politique entre organisations (par exemple dans le cadre de regroupements plus ou moins stabilisés comme au Parlement européen). On observe également un travail d’invention, de diffusion et d’imprégnation politico-culturelle qui implique des idéologues, des cénacles intellectuels, des médias, des « influenceurs », etc., et cela aux quatre coins du monde (c’est ce qui s’est joué par exemple, et se joue toujours dans une certaine mesure, dans le cadre de la dite « Nouvelle droite »). Cela peut paraître étrange mais, malgré les différentes formes d’exclusivisme qu’elles professent (ethno-différentialiste ou suprémaciste, peu importe), certaines franges des extrêmes droites se sont toujours caractérisées par une volonté d’internationaliser leur combat, pas seulement par la guerre et la prédation mais aussi par un travail en commun avec des militants, des organisations ou des mouvances d’autres pays, animées par un idéal partagé et transcendant les frontières.

Tu parles de « néofascisme » pour qualifier divers courants d’extrême droite dans le monde. Pourquoi le choix de ce terme ?

Pour l’essentiel la notion de « néofascisme » permet de souligner deux choses. Tout d’abord les formes de continuité avec le fascisme historique, là où tout le jeu des extrêmes droites — depuis des décennies, sinon depuis l’après-guerre — consiste à mimer la rupture avec l’héritage du fascisme. En particulier en Europe, une partie des extrêmes droites contemporaines instrumentalise ainsi la lutte toujours nécessaire contre l’antisémitisme dans le seul but tactique de marquer une forme de rupture avec les formes passées prises par le fascisme (en particulier dans sa variété nazie), alors même qu’une partie de leurs cadres ont généralement été bercés et formés dans le moule idéologique de l’antisémitisme voire du négationnisme, et n’y ont rien trouvé à redire tant que cela leur paraissait utile (qu’on pense à Marine Le Pen ou Louis Aliot par exemple). Mais surtout ces extrêmes droites utilisent à l’égard des musulmanEs, des migrantEs, des RromEs et plus largement des minorités racialisées, quantité de tactiques idéologiques de stigmatisation, de diabolisation ou d’infériorisation qui ont été employées auparavant à l’encontre des JuifEs. La deuxième chose que l’emploi de la catégorie de « néofascisme » permet de souligner, c’est que le fascisme a eu besoin de se renouveler pour renaître. Il ne se présente pas aujourd’hui sous les mêmes traits que le fascisme historique, dont certaines caractéristiques fondamentales tenait au double contexte très singulier de l’expérience absolument traumatique qu’avait constituée la Première Guerre mondiale, et de la brèche ouverte par la Révolution russe dans l’édifice capitaliste européen et mondial (et de sa force propulsive pour tous les mouvements qui voulaient rompre une fois pour toutes avec l’exploitation et l’oppression). La dimension extrêmement brutale du fascisme « classique », avec ses milices armées, renvoie à ces coordonnées de l’époque : brutalisation des sociétés et hantise des possédants (grands ou petits). La situation est différente aujourd’hui : cela ne signifie pas que le néo­fascisme ne serait pas violent (il l’est, et bien davantage à l’échelle mondiale qu’on se l’imagine souvent), mais il ne passe généralement pas par la construction d’organisations paramilitaires de masse.

On lit et entend de plus en plus, et cela a encore été le cas avec l’arrivée de Giorgia Meloni en Italie, que lorsque l’extrême droite arrive au pouvoir, « ce n’est pas le fascisme ». Que réponds-tu à cela ? 

Oui, ce n’est jamais le fascisme instantanément. Non seulement les fascistes ou néofascistes disposent seulement du pouvoir politique — parfois d’une fraction de ce pouvoir — lorsqu’ils gagnent une élection, et ils doivent bâtir des alliances avec des organisations qui représentent diverses fractions de la classe dominante (c’était évidemment déjà le cas dans l’entre-deux-guerres). Mais il y a surtout un aspect qui renvoie à ce que je viens de dire : parce que le néofascisme repose moins sur la force brute que le fascisme « classique », ou sur la guerre de mouvement au sens de Gramsci, il doit mener une bataille politico-culturelle de moyen voire long terme afin de bâtir le type d’État auquel les néofascistes aspirent. Si je devais dire les choses de manière quelque peu caricaturale, j’avancerais que les néofascistes tendent à étouffer progressivement leurs ennemis (les minorités et les mouvements d’émancipation, dont les révolutionnaires évidemment) là où les fascistes les éliminaient rapidement. Caricaturale parce que les fascistes de l’entre-deux-guerres n’ignoraient nullement la guerre de position, qui pouvait passer par le fait de laisser une certaine marge de liberté à des opposantEs (du moins pendant un temps) ; mais aussi parce que le néofascisme connait aussi ses moments de guerre de mouvement où l’on réprime les opposantEs sans ménagement et où l’on assaille militairement l’adversaire (que l’on pense aux cas de la Russie, d’Israël ou de la Turquie). En tout cas, il y a toujours des combats sociaux et politiques à mener une fois les extrêmes droites au pouvoir : ils ne se trouvent pas immédiatement abolis ou réduits à la clandestinité. Mais il faut bien avoir conscience que, lorsque les néofascistes gouvernent, les luttes pour l’émancipation se déploient dans un contexte éminemment dégradé, où les pires ennemis de l’égalité disposent de moyens décuplés de diffuser leur venin, mais aussi de nous surveiller, réprimer, etc. Loin donc de la voie royale qu’imaginaient les staliniens autrefois (« Après Hitler ce sera nous »…).

Propos recueillis par Julien Salingue