Publié le Lundi 12 mai 2025 à 09h00.

Le surréalisme – 100 ans après

« ‘‘Transformer le monde’’, a dit Marx. ‘‘Changer la vie’’, a dit Rimbaud. Pour nous, ces deux mots d’ordre ne font qu’un ». Pour nous, ces deux options ne sont qu’une et même solution »1.
Il y a cent ans, à la fin du mois d’octobre 1924, le poète André Breton (1896-1966), alors âgé de 28 ans et qui avait rassemblé autour de lui un cercle d’amis-artistes à la pensée proche, publiait son (premier) Manifeste du surréalisme. Nous revenons ici sur 100 ans d’histoire surréelle.

Sur quelque trente pages, il esquissait les contours du projet de son groupe de convoquer le potentiel méprisé et oublié du rêve et de l’imagination face à une raison calculatrice dominant la réalité sociale des guerres, face à la misère de masse et à la dévastation de la nature. Des poèmes lyriques, des nouvelles et autres romans, des peintures, des dessins et des sculptures était censés, lors de ce siècle d’aspiration aux révolutions — tels les témoignages d’une liberté encore à peine explorée sur le plan des techniques utilisées, des formes et des sujets – éveiller l’imagination endormie et le potentiel créatif des masses opprimées.

Le « manifeste » n’était ni une « profession de foi », ni un « programme » au sens habituel. Breton commença bien davantage avec une simple série d’évocations de l’enfance, de situations « extraordinaires », de l’imaginaire et de la folie suivies d’une critique des romans (psychologiques) conventionnels. Finalement, c’est une allusion à la théorie d’interprétation des rêves de Freud, une réflexion sur les relations entre éveil et rêves ainsi que sur le « merveilleux » dans la littérature ancienne et actuelle. On y lit ensuite des réflexions sur la poésie de Breton et une référence à’esthétique de Reverdy (qui s’inscrit dans la continuité de celle de Lautréamont et qui jaillit selon le concept d’étincelle de la poésie d’une confrontation d’objets disparates). 

À la suite d’un court récit à propos d’une de ses idées (une phrase imagée et curieuse) et de sa réflexion sur Freud, il en vint ensuite à sa tentative conjointe avec Soupault de s’adonner à des monologues (écrits à quatre mains) au fil de l’eau et dépourvus de censure. Ils avaient publié leur « diktat mental dépourvu de tout contrôle de la raison » dans le recueil Les Champs magnétiques (1921) afin de documenter les possibilités « d’écriture automatique ». Ensuite, il y est question (dans le Manifeste) de l’origine terminologique du « surréalisme » (par Gérard de Nerval et Guillaume Apollinaire), d’environ vingt écrivains qui se reconnaissaient dans « la toute-puissance du rêve » et de vingt autres dont l’écriture était partiellement « surréaliste ». Il s’en suivit des exemples de textes du groupe de Breton et d’indications pour le lecteur désireux d’apprendre à écrire ou à déclamer de manière surréaliste, c’est-à-dire désireux de « pratiquer la poésie ». Il s’agissait de se mettre dans un état propice aux « idées libres » : propice aux combinaisons originales de mots, à la production de phrases que l’on n’aurait jamais dites ou entendues, à des visions du domaine du rêve…

 

Une autre réalité est possible

Les thèmes du langage, du dialogue et de l’imagerie surréaliste y furent en outre repris en se fondant sur Reverdy (et Lautréamont). Le thème de l’enfance y apparaît également à nouveau (cette enfance « qui nous rapproche peut-être au plus de la vie réelle »). À la suite de collages de Picasso et de Braque, il y eut celui de Breton réalisé à partir de titres de journaux. En guise de conclusion du manifeste figurent les phrases : « le Surréalisme comme je l’entends témoigne suffisamment de notre absolu non-conformisme pour ne pas être cités comme témoins à décharge dans le procès à l’encontre de la réalité » ainsi que « La vie avec un grand L et non vivre, ce sont des solutions imaginaires. L’existence se trouve ailleurs ».

Ce n’était pas aisé pour les lecteurs du manifeste et des traités de Breton de suivre ses associations et combinaisons poétiques et de démêler ses « intrications de pensées ». Lui-même écrivit que ses pensées se développaient comme les « lacets d’une route ». Tentons d’obtenir une vue d’ensemble sur ces lacets dans le manifeste : « Nous vivons encore sous le joug de la logique […]. Les buts de la logique inversement nous échappent. […] La propension dont on ne peut se défaire de ramener l’inconnu au connu, à ce que l’on peut classifier, endort le cerveau. On est parvenu derrière le prétexte de progrès à condamner toute forme de recherche de la vérité qui ne corresponde pas à l’usuelle. […] Ainsi, nous nous devons d’être reconnaissants vis-à-vis des découvertes de Freud. […] l’imagination est peut-être sur le point de recouvrir ses anciens droits […]. À juste titre, Freud a orienté sa critique vers le domaine du rêve. ». « Je crois à la future dissolution des états de rêve et de réalité à priori contradictoires dans, si l’on peut dire, une forme de réalité absolue : la surréalité ». 

 

Fin de la jeunesse, début de la guerre

La génération des surréalistes tardifs avait à peine 20 ans en 1914. La guerre mondiale mit un terme à leur jeunesse. Leur réponse fut une déclaration de guerre à cette réalité. L’année 1916 atteint un sommet des guerres de positions. Sur le front de l’ouest, 700 00 morts à Verdun, environ un million sur la Somme ; à l’est, « l’offensive Brussilow » fit un autre million de victimes. D’autre part, l’enthousiasme vis-à-vis de la guerre de 1914 était retombé, une résistance à la poursuite de la ruineuse boucherie se dressa.

En suisse neutre (à l’époque une destination pour les réfugiés de guerre, des intellectuels, pacifistes et révolutionnaires), 37 socialistes opposés à la guerre se sont rassemblés dès le début du mois de septembre 1915 et ont adopté le « manifeste de Zimmerwald » (rédigé par Trotsky). En avril 1916 eut lieu une seconde conférence en Suisse, à Kienthal.

En Allemagne, les révolutionnaires opposé·es à la guerre s’étaient constitué·es en « groupe de l’Internationale » au sein des sociaux-démocrates. En 1916, en Allemagne, le groupe Spartakus et Rosa Luxemburg à cette époque en prison commença avec Karl Liebknecht et Leo Jogiches à publier (illégalement) les Lettres de Spartacus. Liebknecht clama sur la Potsdamer Platz à Berlin le 1er mai 1916 : « À bas la guerre, à bas le gouvernement ! ». Il fut arrêté et finalement maintenu en détention jusqu’à la révolution de novembre pour « haute trahison ». Des travailleurs berlinois déclenchèrent en guise de protestation contre le jugement la première grève d’importance (la « grève Liebknecht »  ou « grève du pain ».)

Lénine, qui réclamait la transformation de la guerre en une guerre civile révolutionnaire, travaillait à Zürich à son étude sur L’impérialisme stade suprême du capitalisme.2 Et dans son quartier, au Cabaret Voltaire à Zürich, un groupe d’artistes (Hugo Ball, Richard Huelsenbeck, Hans Arp et d’autres) commença à mettre en scène et pour quelques mois et sous les vives protestations du public Dada, la grand objection : une liquidation rituelle de l’art affirmatif sous la forme de déceptions et d’injures du public ; de happenings et de scandales. En 1919, Tristan Tzara exporta le Dadaïsme à Paris.

 

Expression du présent, intuition du futur

Le groupe se sépara en 1922, autour de Breton et de ces spécialistes de « l’art d’épater le bourgeois ». Prenant le dessus sur le dadaïsme, il s’agissait désormais pour les poètes et artistes surréalistes d’expérimenter une révolution artistique du quotidien, de la perception et de la façon de penser et de sa diffusion. Ils délaissaient l’univers des normes en termes de conditions de vie, les bases institutionnelles de la société bourgeoise (propriété privée, salariat, marché, famille, État, église) et sa morale : des circonstances au sein desquelles le retour périodique d’états barbares et d’atrocités est considéré comme « normal » et davantage encore au sein desquelles le départ ordonné par l’État de millions de personnes pour des guerres d’anéantissement est vécu comme une « libération » du caractère pesant de leur quotidien dans les usines, les bureaux, les laboratoires ou dans les champs.

Par-delà les frontières du milieu de vie accepté comme le « seul réel », les surréalistes cherchèrent refuge dans la marginalité, le « sauvage », le réprimé, pour porter leurs attaques sur le monde bourgeois. Le « surréalisme », c’était avant tout une relativisation et une discréditation du dominant, la réhabilitation du tabouisé, de l’indiscutable, des dimensions de la vie marginalisées : rêve, sexualité, psychoses…

Les premières années du mouvement dadaïste-surréaliste étaient des années d’expérimentations et de provocations. On expérimentait les états d’hypnose et d’ébriété, on organisait des sondages sur les pratiques sexuelles des membres du groupe, on cultivait « l’écriture automatique » (en tant qu’art de tout à chacun), constamment en quête du tabouisé, du « miracle ». Breton, Aragon, Éluard et Soupault prenaient la succession de ces révolutions poétiques qui coïncidèrent avec la chute du Second Empire et à la séquence de la Commune de Paris. Leurs modèles étaient avant tout Lautréamont et Rimbaud et étaient, en tant que poétologues, des disciples de Novalis et de Baudelaire.

Les surréalistes travaillèrent à ce que Breton nomma le « nouveau mythe collectif » : l’expression du présent et de l’intuition du futur.

Mus par un « dégoût du réel », d’une « soif de nouveauté » (Baudelaire), d’une « faim d’infini » (Lautréamont), les révolutionnaires poétiques cherchèrent l’inconnu avant tout dans ce qui n’avait jamais été vu ou entendu, dans l’hallucination d’une autre réalité.

L’alchimiste des mots, Rimbaud, le poète de la Commune les avait précédés : « La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe. Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très-franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères… ». « La poésie est ce qui est le plus réel, ce n’est que dans un autre monde qu’elle devient complètement vraie », écrivit Baudelaire en 1855. « La vraie vie est absente », répliqua Rimbaud.

Dans le surréalisme, peinture et poésie se sont nourries l’une l’autre. Les techniques surréalistes, « le collage », le « frottage » (Max Ernst) tout comme « l’écriture automatique » sont des procédés qui favorisent l’émergence de l’inconnu, de l’étrange, du neuf. Dans la poésie surréaliste, la formation du matériau demeure secondaire, se trouve marginalisée – contrairement à Edgar A. Poe qui a souligné l’importance du faire, du calcul poétique.

Tout comme chez Ludwig Börne, la levée de la censure culturelle sur la pensée est le plus important. En suivant avec la plume le courant des associations libres, on couche sur le papier des « pensées nouvelles et inattendues », on devient un « écrivain original ». Si l’on secoue le kaléidoscope des représentations mentales (voire des illusions), alors, des images et des mots sortent du cadre de constatations que l’on sanctionne, font l’amour, forment des silhouettes errantes, laissent entrevoir des facettes inattendues.

Max Ernst écrivit : « Les techniques de collage sont l’exploitation systématique de la rencontre artistique entre deux ou plusieurs réalités étrangères l’une à l’autre à un niveau qui pour l’œil est inadéquat. L’étincelle poétique jaillit lors du rapprochement de ces réalités ». Il se référait au « beau déconcertant » de la « rencontre » fortuite évoquée par Lautréamont d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection. Chaque œuvre surréaliste est une fenêtre sur une réalité alternative, chaque tableau ou chaque poème une trouvaille, des débris d’épaves rejetés par une mer de possibilités sur le rivage de la réalité. La vérité de l’art se trouve dans le franchissement de la frontière définie socialement entre « vrai » et « impossible ».

 

Au-delà du possible : l’in(dis)pensable

Les surréalistes ont laissé derrière eux un monde dans lequel nos aspirations, nos rêves angoissés, nos anges et nos monstres trouvent une place. Grâce aux techniques contemporaines de reproduction, ils quittent encore et encore les caveaux que sont les musées, les recueils d’images, les films et les salles de vente et se répandent (tels les motifs de Magritte) sur nos écrans, les colonnes Morris et les murs de nos villes.

Le surréalisme a ouvert les fenêtres sur l’au-delà immanent par-delà la réalité établie. Elles ouvrent sur ce qui a toujours été renié, contre lequel les forteresses de la culture ont été érigées, dont nous minimisons les bastions en et en dehors de nous, perpétuellement, rêveurs. Et elles s’ouvrent aux promesses qu’une fois dans l‘histoire vœux et réalité ne se comportent plus l’une envers l’autre comme un prisonnier face à sa prison, mais que la vie soit telle que les vers, le tableau et la musique l’imaginent.

Le merveilleux, que les poètes, prosateurs et peintres surréalistes invoquent, est la belle modernité (au sens Baudelairien) : le sens et la folie de l’époque et la manière dont ils s’expriment dans les modes, l’architecture, les luttes et les jeux et comment l’avant-garde artistique les forme et les déchiffre. Ce n’est qu’au cours de la révolution de la langue poétique que les deux formes d’expression artistique sœurs reviennent à elles, atteignant dans la poésie surréaliste un point d’orgue et refluant et renouant dans la peinture surréaliste avec la magie et le maniérisme dont Breton fut l’interprète le plus illustre. Sa spécificité est la non-imitation. La réalité est déficiente. Sa restitution et même sa copie embellie (telle que par la doctrine de réalisme « du peuple » des régimes totalitaires l’imposait) décuple le mal, abuse même les gens sur une possible contestation dans le monde de l’apparence.

Le surréalisme a « à échelle mondiale initié le triomphe de l’imagination et de la création sur l’imitation... ». La productivité artistique consiste en un éclatement de l’agencement du monde tel qu’il est, dans la combinaison inattendue des éléments qui le composent ; elle vise à voir et à donner à voir le bonheur, les humains, les animaux, les objets et les paysages tels qu’ils le seraient dans un monde dans lequel le combat de tous contre tous et contre la nature n’aurait plus cours. Elle pousse à la révolte imaginative qui précède toute révolte politique. La poétique et la poésie moderne (de Novalis à Breton en passant par Hölderlin) rappelle le fait que les hommes se sont et ont davantage rêvé leur monde qu’ils ne l’ont façonné. Là où l’on rêve la réalité sociale et naturelle, là où les visions d’une tout autre réalité sont évoquées, là où l’on accouche d’une langue par un travail d’identification et d’information, c’est là que les animaux peints sur les parois de la grotte de Lascaux rencontrent ceux de Franz Marc. Des poètes « voyants », de profanes et athées tenants du mysticisme ont sauvé de l’oubli « l’interprétation du monde selon Orphée » 

L’expérience selon laquelle notre monde serait en permanence transformé par un travail rendus par la technique de plus en plus efficient et dont on peut tirer du profit, que des « révolutions » technologiques se succèdent, a mené au fait que les pratiques de transformation du monde hors du domaine de la technique – le regard critique, l’art, la révolution – ont été dévaluées et sont tombées dans l’oubli. À l’opposé, Marx, Freud et les poètes romantico-symbolistico-surréalistes s’y sont opposés.

Breton commentait en 1947 un essai de Thomas de Quincey sur le rêve avec ces mots : « On ne peut pas réfléchir en profondeur aux remarques de de Quincey à une époque où les rêves de bovidés, de brutes, tendent à remplacer tous les autres rêves et dans laquelle même le socialisme semble oublier qu’il est issu du rêve (éveillé) de meilleures conditions de vie pour tous… ». Les surréalistes voulaient l’amalgame de la révolution imaginative et de la révolution politique. C’est à la recherche de « l’inconnu », du « surprenant » qu’ils ont – ces derniers flâneurs – arpenté la forêt minérale des symboles qu’est Paris (Aragon, 1926). Leurs expérimentations valaient une provocation du « hasard objectif » dans la situation, où l’on bute avec des correspondances réelles de ce que l’on avait toujours espéré et craint, dans laquelle le monde perd ponctuellement son caractère étranger, semble répondre à nos questions ; là où il semblerait que la table soit dressée juste pour nous, la scène représentée pour nous, où les débris d’épave rejetée par la mer roulent à nos pieds. Et quelque part dans la foule, dans les rues, derrière les tableaux et de mystérieux objets, la trouvaille des trouvailles [la découverte heureuse], le ou la belle inconnu·e comme la « Nadja » de Breton, l’incarnation de la poésie, au contact duquel ou de laquelle « l’amour fou » peut s’embraser.

 

L’association libre, sous contraintes

Dans leur combat contre la misérable réalité, les héritiers du romantisme et du symbolisme cherchaient des contemporains avec lesquels se fédérer. Breton les trouva dans Freud qui grâce aux associations libres a interprété et a exploré, une réalité derrière la réalité et dans le révolutionnaire et l’historien Trotsky dont le livre de souvenirs Lénine (1924) avait converti Breton au bolchevisme.

En tant qu’héritiers des romantiques et des symbolistes, le groupe autour de Breton a révolutionné la poésie et la peinture (figurative). Pour changer « la vie », et pas seulement d’intellectuels privilégiés et de groupes d’artistes, mais de tous les Hommes ; ils cherchèrent des confédérés dans le mouvement social et révolutionnaire de leur temps. Tout d’abord, ils se sont tournés vers le PC français déjà stalinisé (sous Doriot et Thorez), mais dont les cadres réclamaient auprès des bohémiens un travail militant pour le parti, de faire de l’agitation et une fidélité à la ligne (y compris sur les questions artistiques), c’est-à-dire le don de soi. Au fil du temps, tant Louis Aragon que Paul Éluard et Tristan Tzara, des amis de Breton et dadaïstes de la première heure, répondirent à cette exigence de capitulation sans concessions.

Breton et d’autres – comme par exemple Benjamin Péret – qui voyaient dans les actions de travailleurs en Espagne en 1937 accomplies sans contrôle d’aucun parti le pendant à leur propre pratique artistique sur le champ des combats sociaux, rejoignirent la 4e Internationale antistalinienne de Trotsky et plus tard des groupes anarchistes et humanitaires, dont les objectifs politiques leur permettaient de se solidariser sans renoncer à leur indépendance artistique et intellectuelle. Breton, porte-parole depuis 1924 du mouvement artistique surréaliste, ainsi que ses amis ont expérimenté différentes possibilités de coopération entre l’avant-garde artistique et le mouvement ouvrier — en fait des organisations de type parti – et tiré de leurs expériences la conclusion que si les chemins de l’art et de la politique peuvent se croiser ici ou là, ils demeurent par essence différents.

Ainsi, la clarification des relations entre Bohème et le mouvement ouvrier est également une des leçons que délivre l’histoire du surréalisme. Même en France, elle n’a pas été comprise comme l’exemple de Sartre le montre, rabaissant encore en 1947 les surréalistes au nom d’une « littérature engagée » pour par la suite en 1956, c’est-à-dire vingt ou trente ans après Breton, revendiquer finalement l’autonomie de la littérature. Les émigrés allemands, qui s’écharpaient en 1937-1938 (et ce n’était pas la première fois) dans la revue Das Wort (publiée par Brecht, Feuchtwanger et Bredel) sur le caractère progressiste ou réactionnaire de l’expressionnisme et débattaient d’une conception trop étroite ou au contraire trop large du réalisme ont également en majorité tout autant ignoré le débat français sur la légitimité de la littérature et de la peinture surréaliste, poursuivi à leur époque et commencé dix ans auparavant, que le sort de leurs collègues russes dans le contexte des grandes purges staliniennes. Les opposants d’alors à Lukács et Alfred Kurella – Bloch, Eisler et Brecht – en auraient davantage tiré leçon et trouvé en Breton un allié, qui revendiquait en 1937 un « réalisme ouvert ».

 

Fédération de l’art révolutionnaire

Un mouvement artistique internationaliste qui se considère comme anticapitaliste, anti-bureaucratique, qui poursuit l’objectif triple de « changer le monde, changer la vie, de refonder l’entente entre les humains », une organisation bohème qui conservait au profit de la liberté de l’expression de l’individu son indépendance à l’égard d’organisations qui fusionnèrent en un « parti de la liberté » comme mentionné dans le manifeste antitotalitaire de la Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant (F.I.A.R.I.) créé à l’été 1938 par Breton, Trotsky et le muraliste Diego Rivera et sitôt engloutie par la guerre, un tel mouvement artistique, il n’y en a pas eu ni avant, ni après le surréalisme. Ce qui à la veille de la 2ième guerre mondiale apparaissait comme une opportunité, comme les promesses du surréalisme, attend toujours son heure.

À l’époque des régimes totalitaires et de « l’art » de propagande, Trotsky, Breton et Rivera défendent dans le Manifeste de la F.I.A.R.I l’indépendance des artistes et de l’art, non pas un art « apolitique », mais bel et bien « l’art pour l’art ». Pourquoi ? À cause de son potentiel critique et séditieux. Un art « autonome » implique des artistes autonomes qui mettent en contradiction leur sensibilité spécifique avec le contexte dominant et font de leur affaire l’émancipation (dans cette « culture ») des classes exploitées et des malheureux individus qui les composent. Une prise de distance vis-à-vis de leur époque leur permet de percevoir les contradictions de « l’ordre » dominant (et du fait qu’ils puissent être modifié) et de donner une expression au conflit culturel qui est aussi le leur, de l’illustrer, de rendre visible avec leurs moyens la vérité sur la société dans laquelle nous vivons.

Dans une lettre à Breton rédigée vers la fin 1938, Trotsky a défini comme suit l’archétype de l’artiste révolutionnaire tel qu’il le concevait ainsi que la tâche qui incombe à une unification révolutionnaire des artistes : « dans notre époque marquée par les bouleversements et la réaction, de déclin culturel et du retour au sauvage de la morale, la création [artistique] indépendante est de fait révolutionnaire, car elle prend sa source dans la recherche d’un chemin de fuite hors de l’ insupportable situation sociale [sans issue]. Avec ses méthodes spécifiques, l’art, chaque artiste doit se mettre, sans attendre aucune consigne, en quête d’une échappatoire. Les artistes devraient rejeter tout commando et mépriser ceux qui les soumettent à toute obligation [politique] ». 

 

L’équilibre de la terreur contre la vie réelle

Breton rentra à Paris en 1946 en provenance des USA où il s’était réfugié. Pourtant, dans une Europe d’après-guerre de la « guerre froide » et de la « coexistence pacifique » et sous l’épée de Damoclès de « l’équilibre de la terreur » nucléaire, le surréalisme n’avait pour ainsi dire plus aucune chance de repasser de l’art à la vie. Après les expériences traumatiques qui malgré toutes les tentatives de les surmonter furent largement refoulées et que l’on nomme « Archipel du Goulag », « Auschwitz » et « Hiroshima », les sensations artistiques avec lesquelles les surréalistes avaient dans les années 20 et les années 30 essayé d’éveiller la population, s’étiolèrent irrémédiablement.

En février 1948, Breton écrivit : « Dans la profondeur de ce tunnel putride dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, il est presque impossible de respirer. Il s’agit en effet du passage de ce que l’on appelle univers concentrationnaire, l’inimaginable à en partie un possible […] non-univers. À n’en point douter, la conscience elle-même attaquée et dans sa substance même est menacée. Elle a contre elle une masse d’inconscience et de légèreté, qui rend le danger reconnaissable uniquement à un moment où on ne peut plus être le prévenir […]. La conscience a contre elle le moteur compacte des routines bien huilées qui maintiennent peut-être encore les humains en mouvement y compris lorsqu’il ne reste qu’une poignée d’entre eux sur terre. » 

Cependant, l’après-guerre n’amena pas seulement la révolution coloniale mondiale, mais également les révoltes antistaliniennes (1953, 1956, 1968 et 1980) tout comme le déclin final du régime des héritiers de Staline. Et dans les années 1960, une nouvelle génération brisa le silence de leurs ainés à propos des atrocités du fascisme hitlérien et de la 2e guerre mondiale et protesta à l’échelle mondiale contre la guerre alors menée par les USA et ses alliés contre le Vietnam et le Cambodge. Finalement, ce sont les étudiants se rebellant en mai 68 à Paris (deux ans après la mort de Breton) qui réactualisèrent le rêve d’une tout autre construction de la vie sociale et de l’individu. Ils reçurent l’appui d* de 10 millions de travailleurs et travailleuses en grève et intimidèrent le Général De Gaulle qui alla chercher l’aide auprès de l’armée (du général Massu) dans la ville allemande de Baden-Baden.

Le surréalisme fut à ce jour la dernière révolte des artistes non-conformistes et de leur art contre la société existante. Il est tout aussi désuet que ses promesses non tenues et une nouvelle insurrection d’artistes est tout aussi souhaitable qu’une nouvelle tentative de la population salariée et privée d’emploi en Europe de l’ouest et de l’est de saboter le destin de l’économie de rentier sous l’égide de leurs profiteurs – les oligarques, les gestionnaires de la crise et les tenants de l’apocalypse nucléaire. o

 

* Helmut Dahmer est membre de l'ISO, organisation politique en Allemagne. Ce texte est traduit de l’allemand par Alexis Rousselin.

  • 1. André Breton, Le Manifeste du surréalisme, 1962.
  • 2. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, avril 1917.