Publié le Vendredi 21 octobre 2022 à 10h00.

Bruno Latour : limites et illusions d’une pensée écologique

Bruno Latour est mort le 9 octobre 2022 à l’âge de 75 ans. Sociologue, anthropologue, philosophe, il a exercé une influence importante sur certains courants écologistes contemporains.

Lors de ses premiers travaux de sociologue, Bruno Latour enquête dans les laboratoires de recherche, et décrit les pratiques scientifiques comme construction hybride, mêlant théories scientifiques, contexte social et institutionnel, enjeux économiques et politiques. Nous avons à plusieurs reprises critiqué ce relativisme radical, parce que nous jugeons important de « réhabiliter la notion réputée naïve de vérité scientifique contre l’idée que la science ne serait qu’une opinion socialement construite »1.

Des constats écologistes qui interpellent

C’est à partir de la publication de Nous n’avons jamais été modernes et des huit conférences Face à Gaïa que Latour prend pied dans le débat écologique.

Pour les anticapitalistes conséquents (révolutionnaires !) que nous voulons être, beaucoup de ses diagnostics et de ses intuitions nous obligent à repenser le fossé creusé entre, d’une part, le constat de Marx et Engels « [qu’]aussi longtemps qu’existent des hommes, leur histoire et celle de la nature se conditionnent réciproquement »2 et, d’autre part, l’évolution productiviste des principaux courants communistes et socialistes, qui ont accepté la coupure nature et société, pour qui le vivant est une machine dont l’humain est le maître.

Quelques constats nous interpellent :

– les conséquences de ce que Latour nomme le nouveau régime climatique, l’anthropocène, nouvelle période historique où l’espèce humaine a un impact équivalent à celui des grandes forces géologiques, événement politique qui marque le moment à partir duquel l’histoire humaine et celle du reste de la nature ne peuvent tout simplement plus être dissociées ;

– la dénonciation du jeu des élites obscurcissantes qui « ne prétendent plus diriger, mais se mettre à l’abri hors du monde », Trump symbolisant cette rupture assumée avec le reste du monde, un « après nous le déluge » dévastateur ;

– la réflexion sur la place des vivants (au sens très large, la mer, les fleuves, les espèces animales et végétales) acteurs avec lesquels il faut tisser des liens, dont on doit répondre, que l’on doit représenter ; une idée mise en œuvre dans l’expérience du « Théâtre des négociations », menée avec ses étudiantEs de Sciences Po en mai 2015 au théâtre des Amandiers ;

– la vision de ce qui nous attend, l’état de guerre, l’impossibilité de revenir à un état antérieur. Il faut simultanément accepter l’état de guerre et, en même temps, trouver des solutions qui évitent l’extermination. Parce que compter sur l’innovation technologique miracle n’est plus une option, nous devons tout de suite mettre en œuvre les solutions structurelles indispensables.

Des classes introuvables

Mais à partir de ces conceptions, originales, que nous pouvons discuter, Bruno Latour nous indique une direction qui n’est selon nous pas la bonne, qui détourne les luttes environnementales et le mouvement climat vers des objectifs illusoires.

En renonçant à une vision matérialiste du monde, il se dispense de prendre en considération le capitalisme, mode de production et de reproduction basé sur l’extension du rapport salarial, sur la production généralisée de marchandises, et non pas simple « totem » ou « mot qui ne sert qu’à faire croire qu’on désigne quelque chose ». Pourtant comme le souligne Paul Guillibert, « toutes les formes de destruction du vivant sont liées à la division internationale du travail »3. Et : « Nulle part le capitalisme ne détruit la nature sans exploiter le travail »4.

En redéfinissant les camps opposés, « Terrestres » contre « Modernes hors-sol » Latour refuse les distinctions de classe. La nouvelle classe écologique, la « classe pivot », qu’il décrit dans son dernier ouvrage, rassemblerait celles et ceux qui considèrent le problème fondamental des conditions d’habitabilité de la terre. Déracinée d’un contexte social fait de rapports de forces et de place réelle dans le processus de production, cette classe écologique espérée par Bruno Latour est introuvable. En escamotant les classes sociales héritées du capitalisme industriel, Latour évite de parler d’exploitation, de désigner des responsables objectifs.

Nos perspectives stratégiques ne sont pas les mêmes : contre le système capitaliste, obstacle réel à toute politique environnementale, notre visée est celle de l’émancipation collective des individus. Dans les limites et les contraintes d’un environnement dont nous sommes dépendants et parties prenantes, elle se fera en s’appuyant sur la force et la créativité des luttes sociales, les mobilisations environnementales de la jeunesse et les expérimentations alternatives innovantes.

 

Pour approfondir :

- Daniel Tanuro,« Face au désastre. Pourquoi Bruno Latour a tort et pourquoi il faut le prendre au sérieux », contretemps.eu, 18 mai 2021.

 

Quelques œuvres repères

- La science en action (1989)

- Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique (2006)

- Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique (2015)

- Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (2017)

- Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres (2021)

- Mémo sur la nouvelle classe écologique (2022, avec Nikolaj Schultz)

  • 1. La formule est d’Hubert Krivine.
  • 2. Dans l’Idéologie allemande (1845).
  • 3. « C’est vrai qu’il est agaçant Bruno Latour, mais… », l’Obs, 25 octobre 2021.
  • 4. Idem