Entretien avec Michel
Confronté à une forte concurrence des prix des produits alimentaires et à une grave crise économique, le monde de l’agriculture s’est mobilisé dans plusieurs pays européens. Les tracteurs sont descendus dans la rue, ont bloqué les axes routiers pendant plusieurs semaines et se sont rendus jusqu’à Bruxelles où se décident les règles de la politique agricole de l’Union européenne. Si la comparaison avec les mouvements des Bonnets rouges et des Gilets jaunes est souvent évoquée par les médias, le mouvement des agriculteurs présente de nombreuses spécificités et ses causes ne sont pas nouvelles. Pour essayer de le comprendre, nous avons échangé avec Michel, un camarade agriculteur membre de la Confédération paysanne.
Pourrais-tu te présenter brièvement ?
J’ai 66 ans et je suis à la retraite après 42 années d’activité agricole. J’étais éleveur avec mon épouse puisque c’était une vie à deux à la ferme. Je ne suis pas issu du milieu agricole, je suis la première génération de ma famille à être agricole. Mes deux fils sont associés et ont repris la ferme. Tout se passe très bien dans le meilleur des mondes, il n’y a pas de soucis !
L’Europe a été récemment secouée par le mouvement des agriculteurs, on parle aussi de la révolte des tracteurs car le mode d’action a avant tout été celui du blocage des axes routiers comme dans le cas récent des Gilets jaunes. Que peux-tu nous dire de ce mouvement ?
En fait ce mouvement est l’expression d’un malaise profond qui existe dans l’agriculture depuis trente ans déjà. Ce qui se passe c’est qu’on demande de plus en plus de productivité aux agriculteurs et donc les plus petits sont éliminés depuis longtemps tandis que les moyens sont ceux qui sont en train de sortir actuellement car ils sont en grande difficulté ; les seuls à survivre sont les gros, ceux qui ont énormément de superficie. Comme preuve, il suffit de regarder autour de nous, on n’a plus de fermes autour de chez nous, nos voisins ont disparu.
La détresse existe et ce n’est donc pas quelque chose de nouveau. Il ne faut pas attendre un miracle car c’est tout le système qui doit être revu et c’est aux agriculteurs de se reprendre en main et de ne plus faire confiance aux coopératives et aux banques. En fait, celles qu’on appelle coopératives sont désormais des organismes financiers qui gagnent de l’argent sur le dos des agriculteurs.
Tu évoques les différences entre les petits, les moyens et les grosses exploitations. J’ai l’impression que, dans ce mouvement, la plus grande difficulté est due à sa composition hétérogène où l’on retrouve des catégories d’agriculteurs et d’agricultrices dont les intérêts peuvent être contradictoires. Est-ce que cela peut constituer un obstacle à la formulation de revendications communes ?
En fait, les aides européennes sont versées à l’hectare, donc celui qui a le plus de surface a le plus d’aides. À la Confédération paysanne, on a toujours demandé à ce que les aides soient versées au travailleur humain. Cela était une revendication importante et aurait pu être une façon de gérer l’agriculture en France mais la FNSEA, qui est aux manettes depuis plusieurs années, ne veut pas entendre parler de ça.
Il y a toutes sortes d’agriculteurs, c’est vrai, mais il y aussi un discours populiste et en ce moment c’est la grosse bagarre entre la FNSEA et la Coordination rurale, un challenger qui se positionne encore plus à droite que la FNSEA.
Il est également vrai que, dans ces syndicats, il y a des gens qui ne sont pas politisés et qui suivent un mouvement de révolte parce qu’ils sont dans des conditions difficiles, socialement et professionnellement. Les discours politiques populistes ont malheureusement toujours été payants quand les gens souffrent et c’est un peu ce qui se passe en ce moment.
Il y a donc un risque que ces agriculteurs se tournent vers les discours souverainistes qui dominent en ce moment dans plusieurs pays européens.
Oui c’est ça. Ça revient aussi au fait de dire « les étrangers dehors ». On peut faire un amalgame de tout ça car la Coordination rurale, qu’on a beaucoup vue à la télévision dans les reportages, mettait en avant aux dernières élections un discours du type « nous n’avons jamais été à la direction, laissez-nous notre chance de gouverner ». Il n’ont rien de nouveau à apporter mais ils veulent juste prendre la place de la FNSEA. Le fait que les requins se bouffent entre eux n’est pas très surprenant mais le gros problème est celui de la transmission en agriculture car en fait, les fermes, pour arriver à un revenu correct, s’agrandissent sans cesse et cet agrandissement fait que l’outil ne devient plus accessible à des jeunes qui veulent s’installer.
Alors ils ont trouvé une parade : ils emmènent les financiers, qui trouvent une valeur refuge dans le foncier en provoquant une spéculation.
Le système capitaliste est en train de rentrer et il dépossède les paysans de la terre.
Il y a donc un gros problème d’accaparement de la terre qui est aussi souligné par une partie du mouvement écologiste et de la jeunesse comme chez les Soulèvement de la terre qui revendiquent l’accès à la terre et la défense des biens communs naturels comme l’eau.
Il y a une chose aussi qu’il faudrait relever, c’est que les étudiantEs des écoles d’agriculture, qui sont pour la plupart non issu·es des milieux agricoles, sont épouvanté·es par ce qui se passe actuellement dans le secteur. Épouvanté·es par le fait que le mot d’ordre dans les manifestations est la productivité avant tout, tandis que les jeunes cherchent un autre sens à donner à leur vie. Il y a un gouffre entre, d’un côté, la génération qui va arriver et qui voit l’agriculture comme un moyen d’alimenter les gens, de bien les nourrir et de faire partie d’une société plus vivable ; et de l’autre côté, cette agriculture productiviste qui veut tout tuer, puisqu’ils prennent l’eau, veulent traiter leurs cultures avec des substances nocives… Le plan Écophyto1 est un exemple emblématique : il prévoyait de réduire les produits phytosanitaires, des sommes très importantes ont été déployées, de l’argent public, et tout ça pour après dire qu’on ne l’utilise plus et qu’on passe à autre chose. C’est déjà un constat d’échec. En plus, avec cet argent-là, et je ne suis pas le seul à le penser, on aurait pu mettre en place une autre agriculture.
Dans ce que tu dis, on entrevoit deux mondes inconciliables.
Oui, c’est l’ancien monde et le nouveau. Pour que le nouveau arrive, j’espère qu’il n’arrivera pas trop tard, pour qu’il se mette en place, il faut des années et c’est la difficulté que nous rencontrons.
La Confédération paysanne porte des revendications progressistes comme par exemple la mise en place d’un SMIC agricole déconnecté de la productivité. Est-ce que cela pourrait faire son chemin dans les consciences ?
Actuellement, les décideurs qui sont au pouvoir ne veulent pas entendre ce genre de choses. En fait, la seule solution est que les paysans et les paysannes s’émancipent de ce système et arrivent à faire de la valeur ajoutée sur leur production et à en capter un maximum.
Le circuit court est donc une priorité, et même si on m’a dit que tout le monde ne sera pas dans le circuit court, ça marche plutôt bien et il y a plein de choses qu’on peut encore inventer.
Ce n’est pas un ancien comme moi qui doit le dire, ce sont des jeunes qui doivent inventer des nouveaux partenariats avec le consommateur.
Ils disent que la France doit être un pays exportateur mais je ne suis pas persuadé de ça. Je pense qu’il faut d’abord que les gens, que les Français·es et les voisins des Français·es, mangent bien, une nourriture qui a du sens sans courir après la concurrence des prix sur des marchés où, de toutes façons, les multinationales seront les grandes gagnantes.
Les agriculteurs sont aussi allés deux fois à Bruxelles pour s’en prendre à la Communauté européenne et à sa politique agricole.
Personnellement, je n’ai pas envie de me bagarrer avec mes voisins européens, je serai même plutôt allé vers eux pour connaître leur agriculture. On a chacun nos spécificités, on a des identités différentes. Évidemment si on fait tous le même poulet il va y avoir une distorsion au niveau de la concurrence mais je crois qu’il faut faire des produits qui ont une plus forte identité.
Il faut travailler sur la base de la qualité, pas sur celle d’une éventuelle exportation des produits. Dans ce contexte, le plus gros défi est de rendre accessible la qualité à tous et à toutes. C’est le plus gros travail que l’on doit faire. Et c’est pour ça qu’on préfère se battre sur la Sécurité sociale de l’alimentation qui devrait avoir ce rôle de rendre la qualité universellement accessible.
Au contraire, les discours qu’on entendait étaient plutôt axés sur la mise en concurrence entre les différents pays. Dans un système fondé sur la compétition, la tentation est forte de s’en prendre aux autres. Quel est le programme que nous pourrions défendre pour l’agriculture aux prochaines élections européennes ?
Il y a des discours de haine mais là-dessus on ne peut rien construire de solide. Il faut construire une politique agricole basée sur l’humain, c’est ça qui est le plus important. C’est ce qu’on a toujours dit au NPA, ce sont les valeurs humaines qui sont importantes et non pas les valeurs économiques. Bien que pas très suivies par les citoyens, les élections européennes sont importantes parce que ça va déterminer beaucoup de choses de notre vie quotidienne.
Le NPA devra défendre des valeurs plus humaines afin d’arrêter de mettre les gens en concurrence. Nous devons porter un discours social qui puisse contrer ce qui est dit dans tous les médias actuellement. Je pense qu’il y a un espace pour développer un autre discours qui permette de construire ensemble une alternative. Il est donc important d’avoir une présence et de faire entendre une voix dissonante.
Il a été difficile pour nos camarades qui ne sont pas issu·es du monde agricole d’intervenir dans ce mouvement et de se joindre aux blocages.
Oui, ça ne m’étonne pas. Ce qui m’a frappé, c’était tous ces gros tracteurs qui représentent des sommes d’argent incroyables que je n’aurai jamais. Mais ce n’est pas ce que je veux. Sur ce genre d’engins, tu as un endettement astronomique. Il y a un lobby aussi derrière.
On essaye d’attirer les jeunes, « regardez ces tracteurs, ils sont connectés », alors que c’est juste un miroir aux alouettes. On leur fait miroiter des choses, ils s’installent et après ils se retrouvent sans revenus.
Il faut arrêter de croire à tout ça, il faut du bon sens, il faut retrouver d’autres valeurs que les valeurs portées par ces marchands de tracteurs et par les lobbies productivistes qui sont aujourd’hui très puissants. Il y a beaucoup d’intérêts dans tout ce qui est pesticides et produits chimiques, y compris dans toute la gamme technologique des engins de l’agriculture. Macron avait dit que c’était une agriculture connectée ! Qu’il fallait y aller, évidemment. Tout ça, ça emmène les candidat·es à l’installation à se tromper de chemin. Et une fois qu’on est engagé·es financièrement, c’est très difficile de reprendre sa liberté et de recommencer autre chose. Donc toutes ces contradictions font partie du désespoir qui a été montré à la télévision ; il y a aussi beaucoup de gens qui ont été trompés par ce système capitaliste. Et c’est sur la misère que le populisme se nourrit même si le monde agricole est de moins en moins nombreux et donc ça ne représente pas tant que ça d’électeurs et électrices.
Comment penses-tu que le NPA pourrait intervenir pour essayer de réorienter d’une façon progressiste ce type de mouvement dans les futur ?
Je pense qu’il faudrait dire qu’un revenu c’est quelque chose de normal et que le travail doit être rémunéré, ce n’est pas normal qu’il y ait des gens qui travaillent pour rien. Nous devrions lutter pour le partage du travail y compris dans le monde agricole. Mais pour que chaque paysan et paysanne puisse y avoir droit il faut changer le système actuel parce qu’il ne sera jamais capable de donner un revenu à tous et à toutes. Il faut se rapprocher au maximum du consommateur, construire une production sociale capable de répondre aux besoins vitaux des communautés. Il y a les food trucks et d’autres nouvelles idées qui sont très intéressantes et qui amènent des bons produits chez les gens.
Qu’ils et elles aillent vers les consommateurs-trices, les alimentent avec de nouveaux circuits qui se différencient de la grande distribution. Cela ne viendra pas du haut, c’est aux travailleurs et aux travailleuses de le faire, de se prendre en charge eux-elles mêmes. Cela passe aussi par l’école, par la formation et l’émancipation des paysans et des paysannes de demain. Nous avons besoin de donner un message d’espoir aux jeunes et leur dire qu’un autre modèle agricole est possible.
- 1. Le plan Écophyto était censé réduire les usages de produits phytopharmaceutiques de 50% d’ici 2025 et de sortir du glyphosate d’ici fin 2020 pour les principaux usages et au plus tard d’ici 2022 pour l’ensemble des usages.