Le suicide de Lise Bonnafou, enseignante de Béziers, le 13 octobre, a brutalement révélé le profond mal-être dans lequel vivent les enseignantEs depuis des années de casse de l’Éducation nationale. L’un de ses collègues témoigne de la situation dramatique des enseignantEs.Le suicide de Lise a suscité de nombreuses et âpres discussions lors des assemblées générales que nous avons mises en place à partir du jeudi 13 octobre. La charge symbolique de son geste a en effet ouvert des possibilités de commentaires sans fin : un suicide sur le lieu de travail, un mois après la rentrée, par immolation (avec la référence explicite au jeune marchand tunisien), dans la cour la plus fréquentée du lycée au moment de la pause de 10 heures, cour sur laquelle donne la salle des professeurs, salle dans laquelle débutait ce jeudi même les élections professionnelles et au conseil d’administration ; avec cette déclaration qui permet toutes les interprétations : « je fais ça pour vous ».
D’un autre côté, du ministre aux médias, le discours a été celui de la « fragilité individuelle » de notre collègue ; un classique au demeurant. Avec en filigrane l’idée que la profession enseignante, métier « intellectuel », « à vocation » et au statut privilégié ne saurait connaître la souffrance au travail et se situerait en dehors du travail aliéné. De quoi faire oublier l’essentiel : un suicide sur le lieu de travail.
D’abord, et contrairement à une (peut-être) idée reçue, la profession n’est pas épargnée par les suicides au travail : en 2009 l’éducation a comptabilisé 54 suicides dans l’enceinte des établissements1. Si le suicide de Lise est spectaculaire, ce n’est donc pas un acte exceptionnel et isolé pour autant. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. D’après une étude à paraître, le burn-out « touche 17 % des professeurs, contre 11 % dans les autres professions. Et près de 30 % des enseignants interrogés ont dit songer, souvent, à quitter le métier ».
Ce « malaise » enseignant comme aiment le décrire les médias n’est donc pas la complainte de privilégiés toujours prompts à se plaindre sur leur conditions de travail, mais s’enracine dans des évolutions de fond imposée à la profession : les réformes structurelles qui ont touché le système éducatif et la mise en place d’un « nouveau » management largement inspiré de celui mis en place dans le privé depuis les années 1970. De manière non exhaustive, on peut citer : effectifs de plus en plus lourds, surcharge de travail, diminution des horaires, autonomie des établissement dans la gestion d’un volume croissant d’heures et mise en concurrence des collègues pour l’accès au heures de travail « en groupe », mise en concurrence des établissements, obsession de l’évaluation, suppressions de postes, réformes des filières pro et technologiques, etc.
Ces réformes contraignent les profs et l’ensemble du personnel pédagogique et administratif à « mal travailler ». Qu’est-ce à dire ? « Alors même que celui qui travaille sait ce qu’il doit faire, il ne peut pas le faire, parce qu’il en est empêché par les contraintes sociales du travail. […] Être contraint de mal faire son travail, de le bâcler, ou de tricher est une source majeure et extrêmement fréquente de souffrance dans le travail, que l’on retrouve aussi bien dans l’industrie que dans les services ou dans les administrations. »2 Effectifs en hausse et surcharge de travail certes, mais pas seulement. Le contenu des programmes, défini en dehors de tout débat démocratique sur ce que doit transmettre l’école dans chacune des disciplines, trop long et parfois largement contestable sur le fond, est un élément du travail aliéné. Cette contrainte s’incarne également dans la suspicion permanente d’incompétence : les difficultés rencontrées ne viennent pas de l’organisation du travail mais du manque de compétence des personnels (ce qu’illustre le renvoi au « manque d’autorité » des profs). Au final, nous sommes placés dans la situation où « dans certaines situations, [il est] difficile de déterminer si un échec procède d’une incompétence ou d’une anomalie de l’organisation du travail elle-même. »3
Ce qui est surprenant c’est la manière dont cette individualisation des difficultés rencontrées ainsi que la « fragilité » personnelle ou professionnelle a fait son chemin auprès des collègues. Ce qui a constitué, à mon sens, un obstacle majeur à la construction d’une réponse collective à l’échelle du lycée et de la profession et explique la faiblesse de la mobilisation (1 000 personnes à la marche académique à Montpellier le mercredi 19 octobre). Ainsi le lieu commun déconnectant problèmes personnels et problèmes professionnels semble largement partagé dans la profession. Comme si, dans un métier où une partie du « temps professionnel » est « invisible » car se déroulant justement sur le « temps personnel », on pouvait dresser une frontière étanche entre les deux. Bien plus, ce « mélange » entre temps personnel et professionnel est le quotidien de tout travail salarié : la forme du temps personnel est contrainte par les horaires de travail et son contenu dominé par le vécu au travail. Il y a donc une urgence à ce que l’activité syndicale dans les établissements intègre la critique du travail à une réflexion plus générale sur l’exercice du métier et s’élargisse à une discussion sur l’école que nous voulons. Avec ce geste, l’Éducation nationale achève sa « francetélécomisation », et si cela permet que les enseignants soient considérés davantage comme des salariés « comme les autres », nous aurons fait un pas en avant.
William Vey1. Le Monde, 20 octobre 2011.2. Christophe Dejours, Souffrance en France, Seuil, 2009 (1e éd. 1998).3. Idem.