Entretien. Les plans Next et Act ont organisé une restructuration en profondeur, sur deux ans (2006-2008), de France Télécom, ancienne administration devenue entreprise privée. Un plan drastique : 22 000 départs (soit unE salariéE sur cinq), sans licenciements, pour l’essentiel des fonctionnaires embauchéEs à l’époque des PTT, impossibles à licencier, 14 000 mobilités et seulement 6 000 recrutements. Dix ans plus tard, un procès historique s’est ouvert début mai pour juger les responsables : 60 suicides entre 2006 et 2010, et des centaines de vies brisées par des dépressions. Pour évoquer ce procès, nous avons rencontré Danièle Linhart, sociologue du travail.
InspecteurEs et médecins du travail, expertEs en organisation du travail, syndicats, de nombreuses personnes ont alerté sur la situation à France Télécom, pourquoi la justice ne s'empare-t-elle qu'aujourd'hui de ces drames ?
La justice est lente, on le sait, et il y a toujours un décalage temporel important entre le moment où des personnes, des collectifs décident de se porter parties civiles et le moment où un procès valide la démarche. Je ne suis pas juriste et n’entrerai donc pas dans les détails des délais de procédures. Je remarque seulement que les avocats ont mené des batailles sur la durée, avec détermination et acharnement, pour faire reconnaître la responsabilité de l’employeur notamment en cas de suicide. Je pense à l’avocate Rachel Saada pour Renault Billancourt, mais il y en a eu d‘autres. Faire admettre par la justice qu’il peut s’agir d’une faute inexcusable de l’employeur est une avancée spectaculaire car on sort des argumentaires habituels sur la fragilité de certains salariés pour des raisons personnelles et du discours habituel : face à la même situation tout le monde ne se suicide pas, ou ne développe pas une dépression et un burn out. Chercher à établir un lien de causalité entre des modes d’organisation du travail, des méthodes managériales et des traumatismes individuels pouvant conduire à des pathologies lourdes et même des actes extrêmes constitue un réel défi pour les avocats qu’ils ont su relever avec compétence. Surtout dans un contexte où l’opinion publique n’est pas très réceptive. En effet, en France, nous avons une opinion publique qui voit les fonctionnaires et même les détenteurs de CDI comme des privilégiés qui n’ont pas matière à se plaindre vu les conditions « si » protectrices du code du travail, de la législation des 35 heures etc.
Les managers sont dans le déni quasi total de toute forme de responsabilité. Comment construisent-ils leurs motivations, euc qui ne sont pas des actionnaires avides de profits ?
Les managers sont pris dans la logique du capitalisme libéral qui n’a pas d’autre horizon que l’augmentation de la rentabilité. Cela se traduit pour eux en la nécessité de réduire les coûts de façon à satisfaire les exigences des actionnaires. Il leur faut en permanence donner des preuves de bonne conduite. Cela est plus facile au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie car ceux qui décident et mettent les autres au pied du mur sont de fait éloignés de la réalité concrète du terrain et ne voient pas directement les effets que leurs stratégies et leurs injonctions produisent sur les salariés ou agents. Ils restent dans une dimension abstraite qui les protège en quelque sorte. Ainsi Didier Lombard pouvait-il dire à l’encadrement de France Télécom qu’il fallait inciter 22 000 personnes à partir « par la porte ou par la fenêtre ». Ce sont des mots qui illustrent un objectif (la privatisation, le virage commercial). Aux managers de terrain de trouver les moyens concrètement de « donner envie » aux agents de quitter une entreprise à laquelle ils sont attachés, dont ils sont fiers et où ils ont une garantie d’emploi. C’est moins facile pour ces managers, mais ils subissent la pression. Ils doivent démontrer leur efficacité, leur loyauté vis à vis de la direction en trouvant les solutions, en appliquant des méthodes pensées pour eux par leurs responsables. Ils se convainquent de ce que le monde a changé, qu’il faut donc changer également les modes de management et accompagner leurs subordonnés dans ces mutations. C’est-à-dire les aider, par tous les moyens, à partir, ou à changer de métier et à revoir leurs pratiques professionnelles. L’idéologie tient une place importante, celle notamment qui fait l’apologie du changement, de la flexibilité, du TINA (there is no alternative) de Margaret Thatcher. Le courage est, dans cette perspective, du côté de ceux qui se lancent dans l’aventure du changement et, pour reprendre la terminologie managériale actuelle, qui acceptent de sortir de leur zone de confort, de prendre des risques et de se dépasser. Le courage est du côté de ceux qui acceptent de relever les défis de la modernisation permanente…
Chaque jour une personne se suicide à cause de son travail. France Télécom, Renault, Peugeot, EDF, et dernièrement, Thalès ou encore H&M, sans parler des agriculteurEs ou des policierEs. Quelle(s) cause(s) à ces drames ?
On peut considérer que ces tragédies que sont les suicides pour les salariés ou fonctionnaires d’entreprises comme celles évoquées relèvent d’un phénomène commun. Celui de contradictions massives entre, d’un côté, un discours, une idéologie managériale qui prône l’implication, l’autonomie, la réactivité, la proactivité des salariés et, de l’autre, des pratiques organisationnelles largement inspirées de la logique taylorienne et qui entravent la professionnalité des salariés par un ensemble de procédures, process, protocoles méthodologies, bonnes pratiques, reporting concoctés en dehors d’eux par des experts de cabinets de consultants. Dans un contexte de complexification, intensification du travail, ils sont tenues d’user de dispositifs et outils pensés uniquement en fonction d’objectifs de rentabilité à court terme, qui aboutissent à une perte de sens et d’éthique de leur travail. Pour les obliger à travailler selon ces logiques, les directions (et France Télécom dans le début du 21e siècle en a été un exemple saisissant) introduisent des logiques de déstabilisation systématique en pratiquant le changement perpétuel (restructurations de services et départements, recompositions de métiers, mutations systématiques, déménagements, changements de logiciels), qui introduit un processus de précarisation subjective. Les salariés perdent tous leurs repères, ne peuvent plus se fier à leur expérience, leurs compétences, perdent toute confiance en eux-mêmes et s’agrippent alors aux dispositifs tayloriens comme à de véritables bouées de sauvetage. C’est là l’origine d’une grande souffrance au travail : il y a d’abord l’épuisement, lié aux efforts nécessaires (et à renouveler sans cesse) pour retrouver une maîtrise cognitive du contenu et de l’environnement d’un travail qui change tout le temps ; il y a ensuite une détérioration de l’image de soi (on est perdu, on vit dans l’anxiété d’une erreur qui peut avoir des conséquences dramatiques), et enfin la perte de sens du travail qui obéit à des logiques de rentabilité à court terme. Tout cela dans un contexte de mise en concurrence systématique des salariés les uns avec les autres, et donc de solitude.
Lorsque les salariés sont protégés par leur statut (notamment de fonctionnaires), ces pratiques managériales de déstabilisation sont encore plus systématiquement déployées car il faut surmonter les protections et droits.
Le syndicalisme semble impuissant, capable seulement le constater les situations et de les porter devant la justice. Existe-t-il (encore) un angle mort sur les questions d'organisation du travail, de santé et de sécurité ?
Le syndicalisme s’est peu investi dans les problématiques d’organisation du travail. Pendant les Trente Glorieuses, les organisations syndicales revendiquaient essentiellement un dédommagement financier sous forme de primes en cas de détérioration des conditions de travail. Elles ne voulaient pas s’impliquer pensant que cela ne relevait pas de son rôle et surtout il n’existait pas et n’existe toujours pas de modèle alternatif qui soit plus démocratique et moins délétère en termes de conditions et contenu du travail. Ainsi nombre de SCOOP (coopératives ouvrières de production) adoptent des formes d’organisation du travail proche de celles des entreprises classiques lorsqu’elles sont en concurrence avec ces dernières sur un même marché. Quant aux entreprises dites libérées, elles ne sont qu’une énième innovation managériale destinée à approfondir le lien de subordination. La question d’une autre organisation du travail qui prenne en compte les besoins des travailleurs, les besoins des consommateurs et usagers, ainsi que le respect des ressources de notre planète reste un impensé syndical, comme un impensé des partis de gauche.
En matière de sécurité, par contre, les organisations syndicales sont plus présentes et ont acquis de l’expérience et des compétences grâce notamment à leur participation aux CHSCT. Mais la nouvelle législation du travail amoindrit leurs droits et leur portée.
En 2006, tu écrivais « Tout a commencé en 1972 ». Peux-tu revenir sur le sens de cette formule ?
En 1972, aux Assises du CNPF [ancêtre du Medef] à Marseille, est dévoilée la stratégie que le patronat avait mise au point à partir de ses groupes de travail en réaction aux événements de Mai 68 qui mettaient en cause l’ordre social capitaliste dans les entreprises (trois semaines de grève générale avec occupation d’usine). Il s’agissait d’introduire une individualisation systématique de la gestion des salariés, afin de casser les collectifs de travailleurs et de chercher à inverser un rapport de forces devenu trop menaçant pour les directions, tout en prétendant répondre aux aspirations fondamentales. Cette individualisation qui se perfectionnera progressivement en personnalisation, puis psychologisation de la relation de chacun sera le socle sur lequel viendront s’ancrer les politiques d’organisation tayloriennes relookées : chacun doit désormais veiller à faire l’usage de soi le plus rentable en permanence selon les principes d’économie des temps et des coûts (cela s’appelle le lean management). Pour convaincre et forcer chacun à le faire, il y aura les sollicitations psychologiques sur une base de mise en concurrence de chacun avec les autres mais aussi de chacun avec soi-même (il faut apprendre à se dépasser, chercher à « grandir » en permanence), sur une base d’évaluation de chacun non seulement en fonction de ses performances mais de sa personnalité (son courage, sa résilience, sa loyauté), comme il y aura une fragilisation subjective via le changement permanent déjà évoqué.
On verra donc à la suite de ces assises se développer un nouveau modèle fondé sur la déstabilisation des collectifs informels de travail (jugés potentiellement dangereux car contestataires), sur la mobilisation personnalisée de chaque salarié (le slogan d’Orange est le « salarié unique » et le « digital humain »), sur un taylorisme lui aussi personnalisé et sur la mise en obsolescence systématique des savoirs et expériences des salariés.
En 2003, des sociologues publiaient un ouvrage intitulé Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France. Dans la réalité du travail d'aujourd'hui, cette question a-t-elle encore un sens ?
C’est cette réalité du travail d’aujourd’hui qu’il faut changer. Si l’on veut que les salariés soient en mesure de trouver un sens à leur travail, d’en être fiers, et de vivre du mieux possible les contraintes de leur travail, si l’on veut qu’ils puissent imposer leur point de vue professionnels, il faut changer le travail et notamment mettre un terme à cette clause archaïque de subordination inhérente à la relation salariale. Si l’on veut que le travail ne soit plus une activité prédatrice de la ressource humaine, qu’il ne soit plus prédateur des ressources de notre planète et destructeur des dimensions humaines des consommateurs, il faudra bien libérer l’intelligence collective, réinventer le travail et cela passe sans nul doute possible par la remise en question de la subordination des salariés.
Propos recueillis par Robert Pelletier