Nos organisations, qu’elles soient syndicales, politiques ou associatives, ne sont pas en dehors de la société capitaliste et patriarcale, même lorsqu’elles sont féministes. De ce fait, les mécanismes de domination, y compris les violences et en particulier les violences contre les femmes, existent en leur sein.
Il est avéré aussi qu’il est plus difficile pour les femmes de s’engager, car cela s’ajoute à leur double journée de travail salarié et de travail domestique. En effet, dans la plupart des organisations, les femmes sont encore sous-représentées, en particulier dans la tranche 30-50 ans qui correspond à la période d’éducation des enfants. Face à ces enjeux, il faut prendre des mesures pour favoriser l’investissement des femmes et leur permettre de militer dans le milieu le plus sûr et sécurisé possible vis-à-vis de l’oppression de genre et des violences qu’elle entraîne.
L’affaire Quatennens : un révélateur à plusieurs titres
Depuis l’émergence du mouvement #MeToo en 2017 qui a eu un retentissement international, de nombreux secteurs de la société ont connu une libération de la parole des femmes, comme le #MeTooThéâtre, le #MeTooMédia ou encore le #MeTooPolitique en 2021, qui ont mené à la création de l’Observatoire des Violences sexuelles en politique ou encore du collectif Chair Collaboratrice. Initié par Mathilde Viot, autrice de L’homme politique, moi j’en fais du compost, lorsqu’elle était collaboratrice parlementaire à l’Assemblée nationale, ce collectif dénonce le sexisme quotidien et les agressions sexuelles au sein de l’Assemblée nationale. Le pouvoir, quand il est détenu par des hommes, est un facteur de risque supplémentaire pour les violences sexistes et sexuelles (VSS), et renforce le sentiment d’impunité des dirigeants politiques de droite comme de gauche.
La parole des femmes se libère plus facilement dans les organisations politiques tant de gauche que de droite et quelle que soit la façon dont les hommes accusés réagissent (déni, aveux…), les organisations ne sont toujours pas prêtes à en affronter les conséquences, comme l’a montré l’affaire Quatennens pour La France insoumise. Cette impréparation, couplée à l’aspect non démocratique de l’organisation, ne permet pas une prise en charge collective des problèmes. Si la réaction de Jean-Luc Mélenchon suite au communiqué du député du Nord illustre un fossé générationnel, elle montre également la manière dont La France insoumise a l’habitude de traiter un cas complexe : de façon opaque et au sein d’un groupe restreint de personnes non élues par la base, comme cela a été le cas avec l’affaire Taha Bouhafs. Même dans les autres organisations de gauche, le traitement des cas de VSS est désastreux, comme cela a été le cas pour Julien Bayou accusé de violences psychologiques répétées à l’encontre à l’encontre de plusieurs femmes.
Les partis réformistes de gauche sont en proie à une contradiction : ils cherchent à minimiser la visibilité des affaires de violences sexistes pour préserver l’image de leur organisation, tout en souhaitant paraître progressistes sur ces questions (qui constituent un enjeu électoral crucial pour aller chercher les voix du mouvement féministe). Or, tenter de cacher les affaires de VSS mettant en cause des personnalités politiques accentue l’opacité de leur traitement, renforce l’impunité des agresseurs et délégitime le travail effectué par les organes récemment mis en place dans la plupart des organisations pour traiter ces questions. Mais les jeunes féministes engagées politiquement ont su répondre à cette impunité en s’organisant rapidement, à travers le collectif #RelèveFéministe.
« On fera mieux, et on fera sans vous »
Ce slogan, apparu au sein du collectif Relève Féministe, fait référence aux propos de Jean-Luc Mélenchon, qui a lancé aux jeunes militantEs pour clôturer son discours lors de la soirée d’annonce des résultats du premier tour de la présidentielle : « On n’y est encore pas arrivé, on n’est pas loin… Faites mieux, merci ».
Les femmes de ce collectif se sont regroupées à la suite des réactions de Jean-Luc Mélenchon après les aveux du député LFI Adrien Quattenens concernant les violences sur son ex-femme. Bien que la problématique soit très centrée sur La France insoumise, la Relève Féministe a rassemblé des militantes de toute la gauche, du Parti socialiste au NPA, en passant par les organisations féministes et antiracistes. Toutes ensembles, elles ont discuté et organisé une intervention à travers des messages ciblés vers les organisations politiques qui n’ont pas réagi suite à la saisine de cellules VSS (quand elles existent) ou des accusations de VSS à l’encontre d’un ou de plusieurs de leurs membres. En voici un exemple :
« Bonjour @FranceInsoumise, la cellule VSS a été saisie en juillet après des accusations de violences sexuelles concernant Thomas Portes. Des militantes PCF et CGT vous ont prévenu des accusations dès 2021. Aucune mesure ne semble avoir été prise, pourquoi ? #RelèveFéministe »
Le collectif a également écrit une tribune publiée dans Libération intitulée « Violences sexistes et sexuelles : l’impunité est révolue, place à la relève féministe » et a profité d’une bonne couverture médiatique pour dénoncer tous les cas d’impunité au sein des organisations politiques, tous partis confondus. Les réactions ont parfois été vives dans les organisations où des hommes (majoritairement) faisaient bloc pour préserver leur appareil, comme l’a illustré la tribune écrite par des militantEs de La France insoumise sous le titre « Féministe pas intégriste » qui dénonçait les attaques envers Adrien Quatennens malgré ses aveux. Au sein des groupes d’action locaux, des tensions ont également éclaté entre les femmes qui se lèvent contre les violences dans leurs organisations et de l’autre les défenseurs inconditionnels de leur parti. C’est pour cela qu’il faut, à chaque fois que cela est nécessaire, apporter notre solidarité à ces femmes qui luttent en interne pour dénoncer ces violences, par exemple, lorsque les personnalités féministes des partis politiques comme Clémentine Autain ou Sandrine Rousseau sont la cible d’attaques réactionnaires. De la part de la droite, de l’extrême droite et de leurs relais médiatiques, il y a la volonté de discréditer le combat féministe en pointant la situation difficile de ces femmes et en leur attribuant la responsabilité des actes des hommes de leurs organisations accusés de violences.
Des difficultés à prendre en charge les violences en interne dans toutes les organisations
Du côté de la droite et du gouvernement, les réactions aux situations de VSS oscillent entre mauvaise foi et offensive réactionnaire. Si notre éloignement de ce milieu et l’opacité encore plus prononcée de la gestion des VSS en interne nous rendent difficile une analyse fine de la situation, nous pouvons imaginer que l’impunité y règne encore plus que dans les partis de gauche. En effet, les rares affaires rendues publiques, comme celles impliquant Damien Abad ou Gérald Darmanin, n’ont eu aucune conséquence sur les mis en cause ; pire, le gouvernement étale sa mauvaise foi lorsque, par exemple, Aurore Bergé demande l’exclusion d’Adrien Quatennens alors que des hommes accusés de viol sont encore au gouvernement.
L’appel systématique à la justice rend complètement impossible la moindre discussion et la prise en charge réelle des violences commises par des hommes de pouvoir. En effet, lorsque seulement 1% des viols sont condamnés par la justice, que 94 % des plaintes pour harcèlement sexuel et 70% des plaintes pour viol sont classées sans suite, s’en remettre à la justice revient tout simplement à légitimer l’impunité et à silencier les victimes de violences sexuelles. Cela conduit aussi à un traitement inégal, puisque la justice pénalise davantage les hommes racisés. En accusant les différentes organisations de se substituer à la justice, le gouvernement s’attaque aux cellules VSS, alors que depuis 2019 il existe une jurisprudence de la Cour de cassation statuant que toute personne responsable d’une structure qui est informée de faits pouvant aller du harcèlement jusqu’à des délits et des crimes plus graves doit mettre en œuvre une enquête interne et peut alors prendre des décisions disciplinaires sans passer par la justice. Le cas récent de Benjamin Amar est de ce point de vue édifiant : la cellule VSS de la CGT a mené un travail d’enquête tout à fait sérieux à la suite duquel Benjamin Amar, accusé de violences très graves, a été suspendu nationalement de ses mandats à la CGT et au PCF. Mais après que la plainte a été classée sans suite par la justice, il a été réintégré dans l’ensemble de ses droits sans aucune autre forme de procédure…
Les cas de violences sexistes et sexuelles posent un réel défi aux organisations politiques qui portent un programme féministe. Nous avons le devoir de mettre en place des cadres militants où les femmes et les minorités de genre peuvent faire de la politique en toute sécurité, et de traiter les cas de VSS, quand il y en a malgré la prévention. Cela veut dire que nous devons aller plus loin que la justice, mais aussi traiter ces situations de façon différente, en croyant les personnes qui témoignent, et en prenant en compte toutes les violences, y compris psychologiques. Mais également en appliquant nos propres définitions, comme par exemple la qualification de viol – définition basée pour nous sur la notion de consentement, de manière plus large que ne le fait la définition strictement juridique. Quand cela est nécessaire, les sanctions peuvent aller jusqu’à l’exclusion définitive de la personne accusée. Tout cela ne saurait se faire sans un cadre féministe formé sur ces questions, notamment sur la manière de recueillir la parole des personnes victimes de violences sexistes et sexuelles. La formation des militantEs impliquéEs dans ces structures internes se fait en général auprès d’associations spécialisées sur ces questions, entre autres l’AVFT1. Les cadres auxquels recourir en cas de VSS doivent être clairement identifiés et la manière de faire un signalement doit être connue de toutes et tous. Aussi, un travail de transparence avec des procédures simples est la condition indispensable pour que les décisions prises et les sanctions préconisées soient légitimes au sein des organisations.
La prévention et la formation comme point d’appui à l’émancipation
La prévention des violences sexistes et sexuelles doit être une priorité dans nos organisations politiques, à la fois par la formation de toutes les personnes de l’organisation sur les violences de genre et les oppressions spécifiques, et par la mise en pratique de rapports militants sains à l’image de ce que nous projetons pour le socialisme. Premièrement, la formation permet aux personnes concernées par les violences sexistes et sexuelles d’identifier quand elles sont victimes de comportements inappropriés ou de violences. C’est aussi évidemment un moyen de prévenir ces violences, par des formations au consentement, aux conditions matérielles des femmes et aux oppressions des personnes LGBTI.
De ce point de vue, la tenue de réunions non mixtes est un cadre qui a largement fait ses preuves : les personnes concernées peuvent partager leur vécu, et passer ainsi du ressenti individuel à l’analyse politique. À partir de là, il est possible d’envisager les moyens de combattre les oppressions, d’élaborer des revendications en termes de fonctionnement des organisations. C’est aussi un moyen d’établir un rapport de force en interne pour imposer la mise en œuvre des moyens de protection des militantEs subissant des oppressions spécifiques et de leur permettre de prendre toute leur place dans nos organisations. La mise en place de la parité dans toutes les instances de l’organisation, et ce même si les femmes y sont minoritaires, est également un outil indispensable adopté aujourd’hui par un nombre significatif d’organisations.
Quelles que soient les mesures prises par nos structures, la bataille contre les violences sexistes et sexuelles se joue à tous les niveaux de la société : nous ne pourrons les éradiquer en interne sans qu’un coup d’arrêt y soit donné dans l’ensemble de la société. C’est pour cela que nous sommes partie prenante de la construction d’un mouvement féministe large avec les organisations politiques, syndicales, associatives, les assemblées générales féministes, qui défendent les droits des femmes et des minorités de genre et partagent des revendications essentielles sur le logement d’urgence, le financement des associations, etc. En tant que militantEs révolutionnaires, nous y portons un courant lutte de classes qui analyse la question des violences comme un fondement du système capitaliste et patriarcal. Les exemples sont nombreux, en Amérique latine notamment, qui prouvent qu’un mouvement féministe fort, portant initialement sur des questions spécifiques comme les féminicides ou l’avortement, peut être un élément essentiel de la construction d’un mouvement social beaucoup plus large. Notre féminisme est fondamentalement subversif ! Féministes et anticapitalistes, nous sommes déterminéEs à combattre jusqu’au bout ce système qui nous opprime et nous exploite !
- 1. Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, créée en 1985.