Publié le Jeudi 24 février 2011 à 16h56.

Congrès du NPA : intervention d’Omar (membre du Collectif de solidarité avec le peuple égyptien)

Bonsoir. Peut-être que ma voix ne va pas sortir, car j’ai beaucoup hurlé ces derniers jours dans les manifestations, mais aussi parce que je suis très ému.

On n’exagère pas en disant que l’Histoire se fait avec un grand H dans le monde arabe. Quand le 14 janvier Ben Ali a chuté, je me suis précipité sur mon ordinateur pour écrire: «… Aujourd’hui, la Tunisie, demain l’Egypte, vive la révolution permanente». Mais franchement, franchement je n’y croyais pas vraiment. Je n’aurais pas parié du tout que moins d’un mois après Ben Ali, Moubarak allait chuter.

Et si je n’y croyais pas, ce n’était pas parce que j’étais influencé par la propagande du régime égyptien. Vous savez, en Egypte aussi on parlait du miracle égyptien. Et quelque part, c’est vrai, de 2003 à 2009, et malgré la crise des dernières années, et mondiale, le taux de croissance en Egypte était de 6 à 9%, mais ce n’était pas pour cette raison-là que même les militants d’extrême gauche en Egypte ne croyaient pas vraiment qu’une révolution était imminente. Ce n’était pas pour cette raison, pour une raison très simple, que quelque part, ce miracle égyptien, il était très clair qu’il était plein de contradictions. Cela évoquait d’ailleurs ce que l’ex Président Cardozo brésilien a dit une fois, quand il était encore marxiste (même si c’était un marxiste un peu tiers-mondiste, dans les années 60). On l’interrogeait sur le Brésil, l’économie brésilienne, sous la dictature de l’armée, et il a dit quelque chose de très intéressant: «le Brésil va bien mais pas les Brésiliens». Je pense très clairement qu’on pourrait dire qu’en Egypte, l’Egypte allait bien mais pas les Egyptiens. Donc ce n’est pas pour cette raison-là qu’on était plutôt pessimistes. Mais parce que ce pouvoir, cette dictature, qui a duré non seulement trente ans mais beaucoup plus, avait donné toutes les apparences d’avoir réussi à tuer dans le peuple, dans les masses, cette capacité de résister. Seulement, il y a quelques semaines, en Egypte, on était au summum d’une tension intercommunautaire entre chrétiens et musulmans; le pays semblait au bout d’une guerre civile interreligieuse.

Durant des années, le statut de la femme en Egypte s’est vraiment détérioré. Il y a eu une banalisation des harcèlements sexuels. C’était un contexte dans lequel il était très difficile de pouvoir espérer au court terme une transformation de cette ampleur. Or, ce qu’on est en train de vivre en Egypte, je pense que c’est vraiment la confirmation de quelque chose que Marx et Engels avaient vu, avaient compris il y a plus de 150 ans, quand ils ont dit «la révolution est nécessaire, non seulement parce qu’il impossible de renverser autrement la classe dominante, mais encore parce que seule une révolution permet à la classe qui renverse de balayer la vieille saleté et devenir capable de fonder la société sur des bases nouvelles…» Je pense qu’on ne voit pas une meilleure confirmation de cela en Egypte aujourd’hui.

La solidarité entre chrétiens, musulmans, athées et autres, les festivals des opprimés

Pendant près de 3 semaines, il y a des millions d’Egyptiens qui manifestaient dans les rues sous dictature féroce et avec des millions qui sont rassemblés dans les rues, on n’a pas entendu un seul incident de tension, on a vu, au contraire, une fraternité musulmane et chrétienne qui paraissait venir d’un autre âge en Egypte. On a vu, vendredi dernier, les musulmans faire la prière sur la place Tahrir encerclés par des chrétiens qui les protégeaient contre les milices de Moubarak. On a vu aussi la messe, le dimanche d’après, la messe chrétienne, protégée par des musulmans. En même temps, il y avait aussi des non croyants, agnostiques, athées ou autres, dans une ambiance de fête, un véritable festival des opprimés. On n’a pas entendu un seul incident de harcèlement sexuel alors que des centaines de milliers passaient la nuit sur la place Tahrir. Je pense que c’est un processus dans lequel le peuple, avant de renverser ce pouvoir, s’auto-émancipait. Et c’est ça, je pense, la grande joie de ce qui a abouti aujourd’hui, et ce n’est qu’un début.

Le spectre de l’islamisme, prétexte au statu quo

Dans les medias français et occidentaux, on parlait évidemment beaucoup de l’Egypte ces derniers temps, on parlait beaucoup de cette révolution comme de la révolution des jeunes, des internautes, ce qui est en partie vrai bien sûr. On parlait aussi beaucoup des frères musulmans, essentiellement pour faire peur. C’était, en réalité, le même discours que pendant

30 ans, en Egypte, comme en Tunisie et Algérie, celui du pouvoir. Comme quoi la seule alternative à cette dictature féroce aurait été l’obscurantisme islamiste. Et donc le spectre de l’islamisme, est devenu aujourd’hui pour les grandes puissances qui voulaient à tout prix défendre le statu quo en Egypte un peu le prétexte. Donc on a beaucoup parlé des frères musulmans.

Un acteur décisif, la classe ouvrière

Mais un troisième acteur dont on n’a pas du tout parlé, je pense, mérite d’avoir un peu l’accent, non seulement parce que son activité a été décisive les derniers jours mais aussi parce que elle va l’être davantage durant le processus de transition révolutionnaire qui va avoir lieu en Egypte les prochaines semaines et mois et peut-être années: je parle là des travailleurs en Egypte.

Jusqu’aux peut-être 4 ou 5 premiers jours de cette révolution, il y a eu des centaines de milliers de gens mobilisés. Il y avait des combats dans lesquels la police a été battue, battue par des manifestants courageux, des civils qui ont quand même libéré des villes entières, comme Alexandrie et Suez de la main d’une police qui était particulièrement féroce, Mais le tournant dont je veux parler, a eu lieu vers le 28 et le 29 janvier. Une différence importante avec la Tunisie, c’est que en Egypte, les syndicats étaient historiquement – et cela date de beaucoup plus loin que Moubarak -- complètement incorporés par l’Etat.

Le 28 janvier la bureaucratie syndicale condamne la révolution

D’une manière qui était fidèle un peu à son histoire, la centrale syndicale en Egypte, à plusieurs reprises, mais surtout d’une manière particulièrement claire le vendredi 28 janvier, alors que Moubarak donnait des signes clairs de chuter, a soutenu complètement le régime. La bureaucratie syndicale a condamné la révolution en disant qu’il s’agissait d’un complot étranger et tout ce bla-bla qui était aussi le discours du régime.

Le 1er février, la classe ouvrière se mobilise par millions

Cela a suscité une réaction des travailleurs égyptiens qui ont pendant plusieurs jours transformé les manifs qui se comptaient par centaines de milliers en des millions. Donc le mardi 1er février il y avait dans l’ensemble du pays entre 5 et 8 millions selon les estimations de manifestants. Et là, on peut dire que la classe ouvrière s’est mobilisée, mais elle s’est mobilisée encore en tant qu’individus qui étaient des manifestants faisant partie du peuple qui résistait à un pouvoir féroce. Les jours qui ont suivi (surtout le 2 et le 3) ont vu une tentative de génocide qui a été organisée par le pouvoir, par les hommes d’affaires proches du pouvoir, à travers pas seulement la police secrète féroce en Egypte, mais aussi des hommes de mains, des prisonniers de droits communs qu’on a fait sortir de prison. Et à travers une résistance héroïque, la révolution a pu se maintenir.

Le second tournant, intervention des travailleurs en tant que classe

Là, le second tournant, le mardi d’après, c’était que la classe ouvrière qui était déjà au cœur de cette révolution depuis le 1er février, là elle est entrée dans la révolution en tant que classe, c’est-à-dire à travers des mouvements sociaux, un mouvement de grève qui très vite a pu combiner des demandes économiques et sociales avec la revendication politique de révolution de la chute du régime. Et je pense que c’est là que les choses ont vraiment basculé. C’est là que l’armée a compris qu’on était dans une logique de radicalisation qui était littéralement inarrêtable. C’était quelque chose qu’on ne pourrait pas arrêter. C’est là que l’armée a pris la position qu’elle a pu prendre hier et aujourd’hui.

L’armée contre les travailleurs

Il ne faut pas oublier que cette armée-là était quand même, pendant plus de dix jours, très largement complice du pouvoir. Aujourd’hui c’est la grande fête en Egypte et dans l’ensemble du monde arabe, la démocratisation en Egypte, parce qu’il y a cette défaite écrasante, particulièrement historique qu’a subi l’impérialisme, qui va ouvrir la voie à la liberté dans l’ensemble du monde arabe…

Mars 1954

Mais il faut comprendre que même si c’est la joie magnifique aujourd’hui, ce n’est qu’un début. Et là, je dirais pour terminer que cette révolution vient de loin. La situation actuelle me rappelle une période charnière de l’Egypte, le mois de mars 1954. Deux ans avant, en 1952, c’était l’armée qui avait renversé la monarchie. Le Conseil de commandement de la révolution était en place, il avait non seulement renversé la monarchie mais aussi entamé une réforme agraire et commencé des mesures anti-impérialistes. Mais en 1954, il y avait une crise politique dans le pays, un conflit sur la question de la démocratie. Ce conflit-là, finalement, il a été gagné par l’armée au nom de la continuité de la révolution. L’armée qui certes à l’époque avait entamé le processus de transformation, a utilisé une partie de la classe ouvrière (notamment les travailleurs des transports du Caire et d’Alexandrie); des grèves de ces travailleurs-là ont été utilisées par le pouvoir au nom de la continuité de la révolution pour établir une dictature militaire en Egypte. Ceux qui ont souffert de cette dictature, c’était essentiellement l’ensemble des classes populaires, qui espéraient qu’avec cette transformation anti-impérialiste c’était la voie ouvertes à une véritable émancipation, et parmi ces couches populaires qui ont subi cette défaite en mars 1954, c’était surtout l’ensemble de la classe ouvrière, qui non seulement a été privée du droit de grève pendant des décennies mais aussi qui a été privée de ses syndicats indépendants. Elle a été en réalité privée de sa capacité de lutter. Et pendant longtemps, toute revendication sociale passait par une demande qui s’adresse au pouvoir. Et si le pouvoir était plus ou moins généreux durant les années 1950 et 60 sous Nasser, il l’était beaucoup moins par la suite, mais essentiellement la nature de la relation était la même.

On n’a pas fait la révolution pour que l’armée domine le pays

Or aujourd’hui on pourrait très bien voir ce mars 1954 se répéter. Mais là, dans un contexte qui est un peu l’inverse des années 1950. C’est-à-dire que là c’est le peuple, c’est aussi les travailleurs égyptiens au sein de ce peuple qui ont fait le tournant décisif qui a fait basculer les choses et chuter le régime. Mais en même temps il y a ce Conseil supérieur des forces armées égyptiennes qui aujourd’hui prend le relai, et il va y avoir un processus de transition qui est particulièrement ouvert. Rien n’est fait encore en Egypte.

Aujourd’hui, une véritable émancipation par ces travailleurs et l’ensemble du peuple qui a renversé cette dictature, ça passe aussi par l’insistance qu’on n’a pas seulement fait chuter un dictateur, mais qu’il faut qu’on fasse chuter la dictature. On ne va pas subir un gouvernement militaire, encore, on n’a pas fait cette révolution pour que l’armée domine le pays, et je pense que dans cette logique d’émancipation qui a déjà commencé il y a trois semaines, tout est ouvert, dans le sens que ce peuple qui se réveille ne va pas s’arrêter seulement avec la démocratisation de la société. Mais avec tous les espoirs, la convergence de toutes les revendications sociales, avec cette nouvelle fierté politique et humaine qui aujourd’hui est née en Egypte, cela peut donner l’espoir d’une transformation qui dépasse tous les cauchemars du régime qui vient de chuter. Et je pense que si au bord du Nil, la première société de classe centralisée est née, tout est permis aujourd’hui et on peut rêver que peut-être la première société sans classe va être née aussi.