Les défaillances et les secrets d’État, la plaie des mafias, la corruption généralisée et le fossé systémique entre le Nord et le Sud font de l’Italie une sorte de laboratoire politique européen.
La géographie du vote de mars 2018 confirme la persistance de cette anomalie avec un Sud qui plébiscite le Movimento 5 Stelle (M5S) et un Nord où triomphent la Lega de Matteo Salvini et le centre-droit, tandis que le Parti Démocrate perd son électorat même dans les régions traditionnellement rouges1.
Compromis historique, Penta Parti2, coalitions entre la droite et la gauche parlementaire : depuis deux siècles, une trame insaisissable d’alliances continue à se tisser dans l’indifférence des besoins exprimés par les masses populaires du pays. Le risque, en Italie comme ailleurs, est celui d’un effondrement du système sans que les travailleurs et les travailleuses aient pu construire une réelle alternative politique pour remplacer la démocratie bourgeoise.
L’amplification du sentiment de désaffection que les classes populaires ressentent de plus en plus à l’égard des institutions de la démocratie représentative peut en partie être attribuée aux stratégies et pratiques politiques associées au concept de « transformisme ». Pour Antonio Gramsci, le transformisme implique « l’élaboration d’une classe dirigeante toujours plus large […] obtenue par des méthodes variées mais efficaces, des éléments actifs issus des groupes alliés, et même des groupes adverses qu’on aurait crus des ennemis irréconciliables3 ».
Le transformisme a comme objectif principal d’assurer la direction politique à travers l’absorption des élites des groupes ennemis qui se retrouvent anéantis et domestiqués par le biais du jeu des alliances.
Cela explique la façon dont s’est produite la dynamique du Risorgimento4 italien en tant que « révolution sans révolution » n’impliquant donc pas un soulèvement ni une modification réelle des conditions d’existence des masses paysannes, notamment dans le Sud de l’Italie.
L’hégémonie consiste précisément dans la construction et l’exercice d’une direction politique, intellectuelle et morale. En Italie, c’est grâce au transformisme que l’hégémonie des « modérés » a été construite et s’est maintenue dans le temps.
Celui-ci ne se réduit pas aux pratiques politiques d’une gauche pervertie aux idéaux de la droite, il est le signe de l’hégémonie d’une fraction conservatrice de la bourgeoisie qui « dirige », même quand elle ne « domine » pas, même quand c’est la fraction progressiste qui est au pouvoir.
La genèse de La Ligue du Nord
L’hégémonie de la fraction conservatrice s’explique notamment par la nature compacte de la bourgeoisie industrielle du Nord de l’Italie. Cela peut expliquer également le succès obtenu par La Ligue du Nord, le parti le plus ancien de l’actuelle majorité de gouvernement, ayant survécu à la crise du début des années 1990 entraînée par le procès « les mains propres » qui avait balayé la quasi-totalité de la classe dirigeante de l’époque (constituée notamment par la Démocratie Chrétienne et le Parti Socialiste Italien).
L’émergence de la Ligue du Nord peut donc être interprétée comme une réponse à la crise des partis traditionnels et du vide, représentatif, politique et culturel, qu’ils ont laissé. Sa genèse est intimement liée aux visions délirantes de son créateur, Umberto Bossi. En 1979, séduit par le programme autonomiste du Val d’Aoste et inspiré par la nouvelle Ligue vénète, Bossi fonde l’Union nord-occidentale lombarde, puis, en 1982, la Ligue autonomiste lombarde. Son idéologie résulte d’un étrange remix mêlant les fédéralismes italien, suisse et étatsunien, la défense du dialecte et les références à Rousseau, Kant ou encore Proudhon.
À la fin des années 1980, la Ligue du Nord puise dans le répertoire de la tradition, aussi bien réelle qu’imaginée, pour construire une nouvelle entité culturelle : « la Padania ». Unissant les régions riches de la plaine du Pô, cette communauté artificielle est bâtie sur l’idée de la supériorité économique du Nord face au Sud. Son socle théorique repose en effet sur la division stéréotypée entre deux identités culturelles et sociales : d’un côté, l’industriel laborieux du Nord et, de l’autre côté, le terrone (proche de la terre, paysan) paresseux du Sud vivant avec peu de choses et ne disposant pas de la propriété des moyens de production. Le projet d’autonomie fédérale de la Padania, qui se construit en parallèle au développement de l’Union européenne, assume alors les traits racistes d’une négation du partage des richesses avec les populations du Sud.
Suite à une alliance fragile avec la coalition guidée par Forza Italia de Silvio Berlusconi, La Ligue du Nord accède au gouvernement dès 1994. Elle déprofessionnalise le langage de la politique en employant un ton décontracté aux accents parfois vulgaires (comment oublier les déclarations sur la dureté du phallus du peuple padane !). Cela lui permet de performer une proximité avec le peuple qui est en même temps assurée par l’entrée de catégories socioprofessionnelles qui sont généralement sous-représentées dans les institutions (petits entrepreneurs, commerçants ou artisans), ainsi que des jeunes des professions libérales qui contrebalancent la forte présence des cadres de la fonction publique5. Le tissu des petites unités industrielles et des travailleurs autonomes constitue en effet une particularité du capitalisme « familial » italien. Bossi devient donc le porte-parole de cette aire qui se sent économiquement forte mais politiquement marginale6.
La Ligue du Nord devient alors le lieu de rencontre et de rassemblement entre des catholiques intégristes, des ultra-libéraux et des sécessionnistes en quête de repères identitaires et culturels dans un monde globalisé.
Le transformisme de la Ligue de Salvini
C’est avec le leadership de Matteo Salvini, à partir de 2013, que s’accentue et se stabilise la droitisation du parti. La nouvelle stratégie de la Ligue (le Nord disparait de son appellation) vise à affirmer le caractère identitaire, nationaliste et xénophobe afin d’élargir son implantation à tout le territoire national. Inspirée par la mouvance néofasciste en sauce FN, La Ligue passe alors progressivement d’une idéologie européiste et fédéraliste (les petits patrons du Nord avaient en effet profité de la dévalorisation de la lire et du passage à l’euro) vers une identité nationaliste et eurosceptique. À son accession à la tête du parti, Matteo Salvini avait qualifié la monnaie unique européenne de « crime contre l’humanité7 ».
Mais ce positionnement a vite été mis de côté. Suite au succès électoral des législatives de 2018, La Ligue se transforme, passe un accord avec le parti du comique Beppe Grillo puis se déguise en une composante « euro-responsable » de l’actuel gouvernement technique guidé par l’ex-numéro un de la Banque centrale européenne Mario Draghi.
Avec le pacte de gouvernement signé avec le M5S suite aux élections législatives, la Ligue négocie des lois racistes pour réserver les places en crèche aux Italiens et s’assure le contrôle des frontières.
Le cas de la Lega Nord illustre un processus de construction symbolique complexe d’un « peuple » (régional ou national) et de catégories « d’autres » polysémiques (le Sud, les immigrés, l’Europe) et variables en fonction des reconfigurations et enjeux politiques8. Tout en puisant dans les résidus polluants du fascisme, la Ligue passe de la défense d’une identité régionale et fédérale contre le gouvernement central de « Roma ladrona » (Rome la voleuse) à la célébration de l’identité nationale. L’extrême fluidité de son discours et de son idéologie lui permet donc de se positionner en tant que nouvelle force de la droite italienne et d’étendre son influence à l’ensemble du territoire.
Le MoVimento 5 stelle, alter-égo « progressiste » de la Ligue
Alter-égo « progressiste » de La Ligue pour certains, nouvelle Démocratie chrétienne pour d’autres, le Mouvement 5 étoiles est né quant à lui à partir du fort mouvement de déception à l’égard de la politique du centre-gauche italien et de l’effondrement du système de l’alternance.
Il s’agit d’une autre figure politique caméléon ayant engagé depuis quelques années un processus de normalisation. De la dénonciation de la « caste » et des appels criés au référendum pour la sortie de l’euro, le mouvement se place en tant que nouvel acteur de la stabilité de l’ordre capitaliste et bourgeois du pays. Des déclarations de refus catégorique de toute alliance avec les partis traditionnels, il ne reste plus grande chose. Dans le respect de la tradition du transformisme italien, le M5S est désormais prêt à tout type d’accord politique.
La genèse du M5S remonte aux débuts des années 2000 au moment où le comique Beppe Grillo se lance dans la création de collectifs locaux qui coordonnaient des rencontres citoyennes à travers le réseau social MeetUp. Comme dans le cas de Bossi ou de Salvini, nous avons ici une figure qui est étrangère à la politique traditionnelle bien que connue par le grand public grâce à ses spectacles.
Le passage du petit écran à l’arène politique donne une certaine légitimité à Grillo qui met en place une stratégie numérique efficace lui permettant de simuler une connexion directe entre l’« hyperleader » et sa « superbase » de citoyens-internautes9. En 2005, Grillo lance son blog de contre-information géré par l’entreprise de Gianroberto Casaleggio, futurologue et co-fondateur du mouvement. En 2007, il organise le V-Day (où le V renvoie à la fois au célèbre « V pour Vendetta » mais aussi au « Vaffanculo Day »). Cet événement visait à récolter les signatures pour la loi d’initiative populaire « Parlement propre » afin de chasser les condamnés du Parlement.
Le mouvement se sert des dispositifs numériques pour construire son discours et s’imposer en tant que sujet politique antisystème. Encore une fois, il s’agit d’une rhétorique anti-corruption qui se veut déconnectée des clivages politiques traditionnels. La stratégie du mouvement s’articule autour de la tension entre la création d’un contre-discours médiatique et politique et la libération de la parole du citoyen. L’offre de participation numérique du blog s’est ensuite progressivement déplacée vers une plateforme dédiée (Rousseau) toujours pilotée par la famille Casaleggio, le fils de l’entrepreneur, Davide Casaleggio, ayant repris la direction du projet suite au décès de son père en 2016. L’institutionnalisation du mouvement est allée de pair avec le processus de domestication de la participation des militants. Encadrés et soumis aux décisions et aux présélections du sommet, les formats de la « démocratie numérique » se réduisent à un « participationnisme » de principe. Les jeux sont normalement déjà faits quand on soumet les questions aux militants qui n’ont jamais contredit le ligne du chef. L’actuel conflit entre Grillo et l’ancien Premier ministre Giuseppe Conte a été une nouvelle fois l’occasion pour démontrer le caractère illusoire de la participation en ligne. Une commission de sept sages (choisis parmi les éluEs) sont appeléEs à évaluer le nouveau statut, pour l’instant gardé secret, proposé par Conte. Suite à cette première phase de négociation au sommet, il sera organisé un vote sur Rousseau. La plateforme revêt au final un rôle périphérique vis-à-vis du cadre législatif officiel.
Une contre-révolution ?
Comme dans le cas de La Ligue, le peuple de Grillo est un sujet large composé par des « citoyens honnêtes », par des « intelligences collectives » capables de trouver des solutions aux maux de la société italienne ! Les structures socio-économiques et les conflits de classe s’aplatissent au profit d’un discours techno-déterministe où Internet est considéré comme une source directe de changement et d’émancipation. Le M5S prône l’entrée dans une ère post-idéologique où les partis et les corps intermédiaires sont remplacés par des groupes de citoyens actifs connectés au réseau. Cela rappellera à certains lecteurs et lectrices la propagande de la première heure du macronisme.
En intégrant un pôle conservateur et autoritaire avec une rhétorique « progressiste » qui prône une organisation horizontale et participative10, la franchise 5 étoiles fonctionne comme un accélérateur du processus de dépolitisation et de marchandisation des sociétés. La rhétorique fluide du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue donne donc l’illusion que les intérêts des patrons peuvent être conciliés avec ceux du monde du travail. Les deux sujets politiques sont nés et se propagent dans le contexte de l’économie de marché qui en détermine les valeurs et les logiques d’action et de collision avec les élites. Tout en se présentant comme de nouvelles formes partisanes voulant rompre avec les idéologies des partis de masse, ils terminent en redonnant une légitimité au système agonisant de L’État néolibéral. Loin de constituer des forces oppositionnelles, ils participent d’une transformation qui est seulement apparente et finissent par accentuer l’éloignement et la désillusion des masses populaires de la politique.
Effacées par une rhétorique mensongère et confrontées à des faux ennemis, celles-ci ne resteront pas longtemps silencieuses.
- 1. CAVALLARO, Matteo, Giovanni DIAMANTI et Lorenzo PREGLIASCO (2018), Una nuova Italia, Dalla Comunicazione ai risultati, un’analisi delle elezioni del 4 marzo, Rome, Castelvecchi.
- 2. Force politique composé par les partis PSI, DC, PPI, Parti Républicain (PRI) et PSDI (Parti Socialiste Démocratique Italien) dans les années 90, NDLR.
- 3. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, cahier 19, § 24, Gallimard, 1991, traduction de Claude Perrus et Pierre Laroche.
- 4. Processus d’unification de l’Italie dans la seconde moitié du 19e siècle, NDLR.
- 5. Barberis Corrado. 1992, La Classe politica municipale, Milan : Franco Angeli.
- 6. Diamanti Ilvo. 2003, Bianco, rosso, verde… Mappe e colori dell’Italia politica, Bologne : Il Mulino.
- 7. https://www.ansa.it/web/…
- 8. Gilles Ivaldi et Maria Elisabetta Lanzone, « De l’usage politique du peuple Padano », Cahiers d’études romanes, 35 | 2017, 505-520.
- 9. Gerbaudo, P. (2019), The Digital Party. Political Organisation and Online Democracy, London, Pluto Press.
- 10. CARUSO, Loris (2017), « Digital capitalism, populism, and the end of politics. The case of the Italian Five-Star Movement », Politics & Society, 45(4) : 585-609.