"Rahal! Il a dégagé!" Le verbe a pu, enfin, se conjuguer au passé. Au-centre du Caire, transformé quinze jours durant en une forteresse de la Révolution, un tonnerre de bonheur accueille la démission de Hosni Moubarak, annoncée en même temps par toutes les télévisions de la planète. Des rues adjacentes, affluents vitaux par lesquels le sit-in chaque jour se renouvelait, les flots humains déferlent sur Maydan Al Tahrir, noir de monde depuis la matinée de ce «vendredi du départ», qui aura tardé d’une semaine entière, lourde d’incertitudes.
«Horia! Horia, Liberté! Liberté», crie la foule, où l’on compte des milliers d’Egyptiens qui ont passé seize nuits sous le soleil, dans le froid nocturne et parfois sous la pluie, et des centaines de milliers d’autres qui, au fil des jours, se sont ralliés à leur cause, que les pessimistes, «grands experts» ou «éminentes personnalités politiques», croyaient d’avance perdue. Plus rien ne semble guider ces corps agglutinés sinon les pulsions d’une joie totale, qui en dit long sur les souffrances de décennies d’oppression.
Il n’y a plus de comité de vigilance aux entrées du grand «maydan», ni de fouille au corps ou de contrôle d’identité. Plus que jamais «nous sommes tous des Egyptiens». Le pitoyable départ du «Tyran» ne peut se fêter qu’ici, en ce lieu emblématique, avec ses postes de surveillance de fortune et ses miradors improvisés sur les camions de police calcinés, défendu comme dans une guerre de positions contre la police du régime et ses hommes de main. Le drapeau est le signe de cette communion populaire, «sans pareil dans l’histoire de l’Egypte moderne, pas même lors des funérailles de Gamal Abdelnasser», selon un sexagénaire qui a assisté aux deux événements. L’emblème national, avec son aigle aux ailes déployées, n’est plus une pièce banale du décor des cérémonies officielles, ni un instrument de mobilisation lors de matchs internationaux de football. Il est redevenu le symbole d’une unité populaire retrouvée dans la victoire, d’un pays qui, dans le sang, a frayé sa voie vers la lumière.
Du haut de cet appartement au dixième étage, généreusement ouvert par son propriétaire aux manifestants et autres journalistes, Al Tahrir a l’aspect d’une mer houleuse, mais en son centre et à ses abords, les tentes abritant des milliers d’Egyptiens qui ont tenu le sit-in, ont miraculeusement résisté, protégées derrière des haies de portraits de martyrs et de banderoles prémonitoires: «C’est maintenant fait! Le peuple a abattu le régime!» «Masr, masr!»: des centaines de milliers de gorges scandent le nom d’un pays sur lequel les regards de milliards d’être humains sont braqués depuis près de vingt jours. Les hymnes patriotiques, habituellement si assommants, ont l’air si beaux et si neufs, comme s’ils venaient d’être composés. On a rarement été aussi fier d’appartenir à cette terre. «Le peuple égyptien n’a pas de pareil!» Mais le chant n’a aucune tonalité agressive ou chauvine.
Dans cette agitation monumentale, il en est qui fêtent le «rahil» dans le recueillement de la prière du soir, protégés par un cordon humain de la foule qui ne cesse d’enfler, avec ses laïcs et ses frères musulmans, ses musulmans et ses chrétiens, ses hommes et ses femmes, ses jeunes et ses moins jeunes. Un cordon aussi efficace protège le passage d’une ambulance mais il ne peut empêcher les cascadeurs de monter sur son toit avec leurs fanions et leurs drapeaux. «L’armée et le peuple ont fait tomber le système», crie-t-on à des soldats qui regretteront de devoir retourner dans leurs casernements, loin de ces rues où ils auront vu se faire l’histoire. Les instruments de la fête vont des feux d’artifice aux tambours d’authentiques supporters reconvertis en sincères patriotes. Ils comprennent également des plaques de tôle ondulée, jusque-là érigées en barricades pour repousser les assauts des baltaguis, suite au massacre du 2 février.
En cette veille du Mawlid, fête de la naissance du Prophète, une nouvelle nation est née, qui espère ne plus vivre dans l’injustice, et regarde vers l’avenir. Qui aurait crû que les slogans hostiles à la dictature puissent envahir impunément les murs de la ville, être badigeonnés jusque sur les chars de l’armée? «Regarde autour de toi. Il n’y a de couvre feu que pour Moubarak!», énonce un écriteau collé sur une vitrine de la rue Talâat Harb. Un puissant avertissement à d’autres despotes de la région et d’ailleurs.
Yassin Temlali, article paru sur Maghreb émergent, 12 février 2011