Ouarzazate, le 17 septembre 2009. Ismail Manouzi est directeur du journal «Almounadil-a», regroupant depuis 2005 des articles et analyses politiques sur l’actualité politique et les luttes sociales au Maroc. Propos recueillis par Julien Terrié (NPA 31). Extraits.
Le roi du Maroc, Mohamed VI, jouit d’une bonne image à l’échelle internationale. Il est même surnommé le «Roi des pauvres». Qu’en est-il en réalité ?
C’est vrai que le régime apparaît comme une exception parmi les pays arabes. Hassan II a laissé l’image d’un régime autocratique et moyenâgeux, mais qui juste avant sa mort a su se donner une nouveau visage en convoquant un gouvernement dit «d’alternance», présidé par le secrétaire général de l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP), le plus grand parti d’opposition reconnu, mais aujourd’hui totalement converti au libéralisme et ... à la monarchie. L’actuel roi a continué à travailler sa «communication» par des mesures n’ayant aucun coût politique ou économique mais une forte charge symbolique : révision mineure du code de la famille, création de la structure dite «Instance Équité et Réconciliation» pour tourner la page de la répression, permission à la presse de fouiller le passé dictatorial et d’évoquer quelques tabous. Ces mesures, dont la portée a été gonflée par les médias constituent la base de cette bonne image. Il est vrai que l’héritage du régime d’Hassan II en matière d’atteinte aux libertés fondamentales, de répression, de paupérisation, mais aussi d’analphabétisme est une raison suffisante pour expliquer les efforts de communication du nouveau roi pour tenter d’absorber le mécontentement populaire grandissant, tout en préservant son essence autocratique et poursuivant la mise en œuvre des politiques libérales.
Quel est aujourd’hui le rôle de la monarchie ?
La monarchie doit aujourd’hui garantir et renforcer les intérêts des sociétés multinationales et des pays créanciers de la dette marocaine grâce aux privatisations et à l’exploitation des ressources agricoles et minières (le Maroc est le premier producteur mondial de phosphate). Tout ceci est en lien avec le renforcement de la présence économique de la France qui représente environ 60% des investissements étrangers au Maroc. L’Espagne est au deuxième rang avec 15%. Les accords de libre échange doivent permettre l’extension des marchés des multinationales et le démantèlement du tissu économique local. Les risques sont donc importants de voir rapidement exploser le chômage et s’accélérer l’exode rural. Socialement, la politique de Mohamed VI est comparable à celle de Sarkozy, avec la casse des systèmes de solidarité, la privatisation du système de santé, du système universitaire...Par ailleurs, le rôle du régime marocain au service de la politique de lutte contre le terrorisme s’est accru, principalement à cause de la place importante des Marocains dans les réseaux d’Al Qaïda. D’où le renforcement de la présence militaire impérialiste dans la région (des exercices militaires de l’OTAN et une base militaire près de Tan-Tan), et l’attribution à la monarchie d’un nouveau rôle de garde-frontières face aux vagues d’immigration des victimes des politiques libérales en Afrique.
Quel impact a la crise ?
Pour l’instant, les effets sont indirects. La première ressource financière du pays étant les Marocains résidant à l’Etranger (MRE), les licenciements en Europe vont certainement avoir un impact sur les chiffres de cette année. En ce qui concerne les sources de revenus internes au pays, dans le textile 50000 emplois ont déjà disparu. L’agriculture ne souffre pas trop grâce aux pluies particulièrement exceptionnelles de ces deux dernières années, mais elle reste fragile et dépendante du pluviomètre. L’exportation de phosphate reste stable. Le chômage des jeunes risque de s’aggraver mais c’est un problème systémique et de longue date, qui est d’ailleurs à l’origine du Mouvement des Jeunes Diplômés au Chômage, véritable bête noire de la monarchie. Depuis la naissance du mouvement en 1991, les jeunes n’ont toujours aucune reconnaissance légale ne serait-ce qu’associative, ce qui ne leur permet toujours pas, par exemple, d’avoir de locaux. Ce mouvement a eu la grande vertu d’éduquer le mouvement social marocain paralysé par la répression et une crise profonde du syndicalisme. Ses militants ont été les premiers à ressortir dans la rue, surtout dans les petites villes. Ils ont ainsi réussi à maintenir la pression sur la monarchie pour obtenir l’embauche de 35 000 à 40 000 jeunes par an dans la fonction publique. L’apogée du mouvement a été la plus grande manifestation de jeunes à Rabbat en 1999. Depuis 2004, le gouvernement et les collectivités locales stoppent les recrutements en divisant les embauches par cinq. Ceci a énormément affecté le mouvement et réduit sa base. On assiste depuis à un changement de stratégie en lien avec leur affaiblissement, avec des mobilisations plus locales et parfois plus radicales.
Comme à Sidi Ifni en 2005?
Par exemple. L’énorme mobilisation des jeunes et des habitants d’Ifni a montré une forte détermination de la population. Ifni a cette particularité d’être une petite ville (20 000 habitant-e-s) sans activité économique principale. A la suite d’un forum social local, les habitant-e-s ont élaboré une plate-forme de revendications et élu un «secrétariat de suivi de la situation» avec des représentant-e-s des associations, partis politiques et syndicats. En 2005, la population a bravé l’interdiction de manifester et l’aile modérée a quitté le secrétariat ce qui a laissé la place à une autogestion salutaire qui a permis le développement de la mobilisation. Les autorités n’ont pas laissé faire, la répression s’est abattue pendant 3h sur la ville, mais les manifestants ont tenu bon, la police s’est retirée et la manifestation a continué pour finir devant le commissariat. La population a fait preuve d’un immense courage et de dignité. Politiquement, ce fût une nouvelle preuve de l’utilité d’une force politique qui a pris beaucoup d’importance et dans laquelle beaucoup de camarades se sont organisés : Attac Maroc.
Il y a eu une nouvelle mobilisation en 2008, l’«intifada d’Ifni»...
Oui, cette fois le mouvement est parti des jeunes non diplômés. La municipalité devait embaucher 8 balayeurs, mais ce sont 800 jeunes qui se sont présentés ! Les 792 non embauchés sont allés bloquer la route entre le port et le village, 12 sont restés par un sit-in improvisé. Ils ont tout de suite reçu le soutien de la population et des milliers de gens sont venus aider à bloquer la sortie des camions du port. Ce qui est surprenant c’est que, d’une part, les autorités n’ont pas réprimé d’emblée et, d’autre part, que les jeunes ont voulu parler directement avec les autorités nationalesen refusant la légitimité des négociateurs prévus. Le pouvoir a fini par réagir de façon militaire en encerclant par la mer et par la terre les manifestants. Le 8 juin 2008 les habitants d’Ifni ont été victimes de viols et de vols, de pillage d’ordinateurs, de téléphones portables, de bijoux et d’argent. Les forces publiques ont usé de bombes lacrymogènes, de balles de caoutchouc, de pierres et de bâtons. Quatre manifestants sont morts, la police a procédé à 300 arrestations. Les détenus ont été torturés. Tous ces faits ont été listés et dénoncés par l’Amhd (Association Marocaine des Droits Humains) et une campagne nationale et internationale a bien fonctionné notamment sous la forme d’une caravane de solidarité. Mais malheureusement le mouvement ne s’est pas étendu. Une campagne du CADTM a été menée pour la libération de Bara Brahim, un de nos camarades, et de tou-te-s les détenus d’Ifni. Brahim est sorti de prison en mai dernier après un an alors qu’il avait été condamné à 10 ans ! Trois autres militants ont été libérés avec lui, grâce à la campagne de solidarité. Attac Maroc se restructure et recommence à accumuler des forces. Un «comité du Sit-in» a vu le jour. Une frange du «secrétariat de suivi de la situation», la plus proche du pouvoir, a proposé une issue politique à la situation et a constitué une liste pour les dernières municipales sous l’étiquette du Parti Socialiste. Ils viennent de gagner la majorité des sièges. La majorité des élus ne sont malheureusement pas mus par de bonnes intentions. Il y a parmi eux beaucoup d’arrivistes, mais la population reste sur la position de «donner du temps à nos élus». Les camarades plus radicaux poussent d’ailleurs la population à créer des comités de contrôle des élus. Ce type de mobilisation populaire paraît de plus en plus fréquente.
On a beaucoup parlé de la montée des fondamentalistes religieux sur l’échiquier politique. Où en est-on après le scrutin municipal de 2009 ?
L’existence du Parti de la Justice et du Développement (PJD), représentant la mouvance salafiste, a été longtemps une aubaine pour la monarchie. Ce parti acceptant sans problème les politiques libérales de la Banque Mondiale et du FMI, il a permis à la monarchie de lutter contre la gauche sur leur terrain. Par exemple sur les luttes féministes, les courants salafistes mobilisèrent autour de 500.000 personnes contre la lutte du collectif associatif féministe et ses propositions de réforme pour inscrire le droit au divorce, la garde d’enfant en cas de séparation, et la juste répartition de l’héritage entre hommes et femmes (contraire au Coran) dans la loi. Le PJD possède une très forte capacité de mobilisation qui en fait la première force politique du pays. Elle est due notamment à une forte implantation parmi les communautés pratiquantes, grâce aux confréries religieuses. Cela s’est vu clairement dans les mobilisations contre la guerre en Irak et dans le soutien à la Palestine pendant l’attaque sur Gaza (les salafistes représentaient 2/3 du cortège avec beaucoup de femmes et de jeunes contre 1/3 pour la gauche). Pourtant, après les législatives de 2007 et leur défaite, en ayant pourtant obtenu le plus grand nombre de voix avec 10,7%, les salafistes ont du mal à rebondir. Ils ne représentent plus une force alternative après les expériences désastreuses de leurs élus (cas de corruption avéré à Meknes), et la population les considère de plus en plus comme un parti dans la lignée des autres, menteur et corrompu. C’est ce qu’a confirmé le dernier scrutin municipal où le nouveau parti proche du pouvoir PAM (Parti authenticité et modernité) est passé en tête (avec néanmoins une participation est tout juste montée à 50% des inscrits, soit environ 80% d’abstention entre les inscrits abstentionnistes et les non-inscrits !) […]
Subissez-vous la censure dans votre journal ?
Jusqu’à présent nous écrivons ce que nous voulons, la censure ne nous est pas tombée dessus à proprement parler, même si nous donnons l’actualité très précise et fine du mouvement syndical et social marocain. Nous ne nommons pas expressément le roi pour ne pas tomber sous le coup de la loi, mais nous parlons du «gouvernement» ou de la «monarchie». On s’adapte. Nous tirons à 3000 exemplaires et nous faisons essentiellement une vente militante, évidemment sans subvention. Notre site est aussi un des sites politiques marocains les plus visités et nous mettons en ligne des œuvres classiques en arabe, nous fournissons notamment le site marxisme.org en traductions. La diffusion de certains de nos articles traduits se fait en France dans le magazine Inprecor ou sur le site Europe Solidaire Sans Frontière, on l’espère rapidement dans la nouvelle revue Contretemps. Nous nous organisons autour du journal. Pour nous déclarer en tant que force politique il faudrait accepter officiellement les trois piliers du régime : la monarchie, l’islam et l’unité nationale... Trois choses qui nous posent problème ! Quand nous serons plus costauds, nous aurons un rapport de force favorable pour que ces formalités ne nous coûtent rien politiquement.
Tentez-vous des alliances avec d’autres groupes de gauche radicale pour peser sur la situation?
Oui, nous avons entamé un débat avec une organisation nommée Voix Démocratique qui se classe elle même dans le camp de la gauche radicale. Ce parti est issu d’une scission du parti de Serfaty «Ila Al Amame» («en avant» en arabe), mais en a gardé les pratiques internes peu enclines à la contradiction. Nous avons toujours eu un rapport très tendu avec eux politiquement et dans les luttes. Nous souhaitons discuter avec eux car, malgré tout, beaucoup de choses nous rassemblent. Nous devons clarifier avec eux des thèmes importants notamment notre stratégie dans les organisations syndicales. Alors que nous tentons d’organiser les syndicalistes «luttes de classe» dans les syndicats, les cadres de VD prennent les postes à responsabilité en faisant d’énormes concessions aux bureaucrates. Ceci pose problème très souvent, et nous pensons qu’il faut que l’on ait une discussion franche avec eux. VD a souvent eu une stratégie d’alliance de toute la gauche, mais commence à se positionner pour l’union de la gauche radicale, alors nous disons : «chiche» ! Nous voulons sincèrement avoir le débat avec eux pour, qui sait, avancer sur une alliance sérieuse et solide dans les luttes et sur des événements politiques concrets. Nous avons été déçus par l’inefficacité d’une alliance qui a eu lieu entre VD et le Parti d’Avant-garde Démocratique et Socialiste PADS qui n’avait rien donné de concret... Les luttes courageuses du peuple marocain méritent mieux que ça !