« Bien creusé, vieille taupe » : Marx citait ce vers de Shakespeare pour souligner que l’histoire sociale agit de manière autant souterraine que visible et que les triomphes de surface de la réaction préparent parfois les effondrements à venir. Rien de mieux adapté aux évènements qui se sont déroulés en Iran au tournant 2017-2018.
Des dizaines de milliers de personnes, avec de nombreux ouvriers, membres des couches populaires et jeunes, ont manifesté dans plus de 70 villes du pays. Elles protestaient d’abord contre la cherté de la vie, le chômage, la corruption mais se sont aussi attaquées à des édifices liés au pouvoir en scandant des slogans dénonçant le régime. Ce sont les premières grandes manifestation depuis des décennies sans référence religieuse ni soutien à l’une des factions du régime.
Le facteur déclenchant a été le budget présenté en fin d’année par le gouvernement du président « réformateur » Rohani. Ce dernier avait fait miroiter à la population les retombées de la levée des sanctions économiques internationales suite à l’accord sur le nucléaire iranien. Mais ces retombées, limitées du fait du sabotage des Etats-Unis, ont de toute façon bénéficié avant tout à l’oligarchie économique liée au pouvoir. Le budget présenté par Rohani s’inscrit dans l’orthodoxie néolibérale, déjà mise en œuvre par son prédécesseur à la présidence (Ahmadinejad), mais camouflée alors par un discours et quelques mesures populistes.
Manipulations ?
Les caractéristiques des manifestations ont surpris la plupart des commentateurs de la vie politique iranienne focalisés sur les luttes internes entre « réformateurs » et « conservateurs » (plus étroitement liés à l’armature du régime : clergé, Gardiens de la révolution et fondations religieuses). Du coup, ont fleuri les thèses sur la manipulation. Comme les premières manifestations ont eu lieu à Mashhad, certains ont dénoncé le complot des « conservateurs ».
Certes Mashhad est un grand sanctuaire du chiisme mais c’est aussi une ville de plus de trois millions d’habitants avec des industries chimiques, textiles, agro-alimentaires, ravagée par le chômage et les inégalités. Et même s’il est vrai que les « conservateurs » ont favorisé des manifestations, ils ont été vite débordés par le mouvement populaire qui a avancé ses propres mots d’ordre. Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire que de tels mécanismes s’enclenchent : en 1905 en Russie, c’est le pope Gapone, agent de la police secrète tsariste, qui a été un des organisateurs du mouvement ayant débouché sur la révolution de février.
La thèse de la manipulation est aussi reprise par les tenants du régime iranien et divers médias étrangers « anti-impérialistes », qui dénoncent des agissements américains et israéliens. Là aussi (même si ces agissements existent) c’est la même logique : les masses iraniennes ne sont bonnes qu’à être manipulées. Le 5 janvier, le syndicat de la sucrerie Haft Tapeh à Shush, dans le sud-ouest de l’Iran, s’est joint à d’autres structures indépendantes pour dénoncer la répression. Manipulés, les ouvriers de Haft Tapeh qui dès le début du mois de décembre dernier ont lancé une grève contre le non-paiement de leurs salaires ? Un porte-parole de la Fédération internationale des travailleurs de l’alimentation a déclaré à juste titre : « Il n’y a pas besoin de spéculer sur les causes des grèves et manifestations comme celles de Haft Tapeh et de chercher des provocateurs étrangers. Les manifestations actuelles sont des expressions authentiques de frustration et de fureur ».
Une longue tradition de luttes
Le peuple iranien a une longue tradition de luttes et de révolutions : la révolution démocratique de 1904, les mouvements sociaux massifs de la fin de la 2e Guerre mondiale, les affrontements autour de la nationalisation du pétrole en 1953, la montée des luttes des années 1970, la révolution de 1979. A chaque fois, les aspirations des travailleurs ont été brisées par l’impérialisme et la réaction interne. La révolution de 1979 a été marquée par une explosion de grèves et le développement de l’auto-organisation dans les entreprises, mais cela n’a pas été suffisant pour empêcher sa confiscation par Khomeiny et la hiérarchie religieuse. Le nouveau régime s’est attaché à la destruction systématique des organisations ouvrières, tout en étant forcé d’octroyer quelques améliorations sociales, remises en cause ces dernières années.
Les manifestants de décembre-janvier se sont trouvés confrontés à une répression massive. Sans exclure des rebondissements, une première phase semble achevée. Avant même le mouvement, les syndicalistes étaient déjà pourchassés et emprisonnés : le syndicalisme indépendant est interdit et les quelques structures existantes sont éparpillées et fragiles. Les courants de la gauche anticapitaliste sont loin d’être en état d’offrir une perspective politique aux luttes sociales. Mais ceux qui ont manifesté sont pour partie les mêmes que le régime aimait à présenter comme sa base populaire. Cette première phase annonce une possibilité d’avenir autre que celui promis par les mollahs ou les impérialistes : la « vieille taupe » continue de creuser, soyons-en sûrs. Dans l’immédiat, notre premier devoir est la solidarité pour exiger la libération des plus de 3700 personnes arrêtées, et la justice pour les assassinats de cinq détenus.
Henri Wilno