La classe ouvrière égyptienne est une des plus anciennes de la région avec une longue histoire de solidarité internationale. En 1947 par exemple, les dockers et les marins ont boycotté les navires néerlandais sur le canal de Suez en solidarité avec la lutte pour l'indépendance des Indonésiens. Le syndicats des travailleurs a publié un communiqué contre le colonialisme en général. Ils n'autorisaient pas les bateaux à se ravitailler ou à traverser le canal malgré les efforts faits par les administrateurs anglais et français.
Le début du XXe siècle a commencé avec une vague de grèves, en partie en réaction contre les politiques discriminatoires adoptées par l'administration coloniale britannique qui favorisait les travailleurs européens face aux travailleurs égyptiens. En 1900, le premier syndicat a été fondé, « la Ligue des fabricants de cigarettes ». En 1919, les travailleurs égyptiens ont joué un rôle important dans les manifestations anti-coloniales et 2 ans plus tard, 90 syndicats ont fondé la Fédération nationale des travailleurs égyptiens.
Cette fédération a été dissoute par le gouvernement en 1924 à cause de l'impact de l'activisme syndical sur l'extension des manifestations anti-coloniales et de l'idéologie socialiste. Mais les travailleurs ont malgré tout continué à manifester contre leurs mauvaises conditions de travail et le colonialisme pendant les 20 années suivantes. À la fin des années 40, il y avait près de 500 syndicats. En 1946, les travailleurs et les étudiants ont fondé ce qui est connu comme le « Haut comité pour les étudiants et les travailleurs contre l'occupation britannique ». Mais, critique importante, durant les années 40 et 50, la gauche a adopté la stratégie de la bourgeoisie nationale [1].
Une des périodes les plus controversées de cette histoire de la gauche et de la classe ouvrière a été la période de Gamal Abdel Nasser (1954-1970). Le régime de Nasser se réclamait de la justice sociale. Connu dans le Moyen-Orient arabophone et dans l'Afrique sub-saharienne comme un meneur du mouvement des pays « non-alignés » dans le contexte de la guerre froide, Nasser était vu également comme un défenseur du mouvement de libération du tiers-monde (anti-colonialiste). Mais pour la classe ouvrière égyptienne, Nasser a une image bien plus compliquée et contradictoire.
D'une part, Nasser a été le dirigeant qui a nationalisé l'économie égyptienne, en transformant l'Égypte en une économie socialiste d'État. En théorie, la classe ouvrière égyptienne était « propriétaire » des moyens de production. Tout en donnant beaucoup de droits aux syndicats, Nasser s'est assuré que ces derniers soient organisés de manière hiérarchique afin de les mettre sous contrôle du parti au pouvoir. Un événement significatif de l'ère de Nasser qui peut révéler l'attitude du régime face aux travailleurs est la peine de mort qui a été appliquée contre 2 travailleurs : Mustafa Khamees et Abdel Rahman al-Baqary. Le régime n'a pas toléré la grève des travailleurs de Kafr al-Dawar, seulement 20 jours après le coup d'État de Nasser [2]. Khamees et al-Baqary ont été jugé par une cour d'exception et ont été exécuté pour avoir été des meneurs de la grève.
La deuxième raison pour laquelle la période de Nasser est controversée est la décision, en 1956, des dirigeants du Parti communiste égyptien de se dissoudre en considérant que le socialisme était déjà en construction sous Nasser. Beaucoup de gens de gauche ont considéré cette décision comme une grave erreur. Les dirigeants ont invité tous les partis à contribuer au socialisme de Nasser. Certains membre du parti ont rejeté cette décision et ont recréé un parti communiste en 1975.
Au début des années 80, les travailleurs s'attendaient à ce que Moubarak (qui a succédé à Anwar Sadat au pouvoir suite à son assassinat par une dissidence militaire influencée par les islamistes — Note de la rédaction) soit plus tolérant avec l'opposition, y compris avec l'activisme ouvrier. Une des raisons de cette croyance était que Moubarak a commencé son règne en libérant des dirigeants de l'opposition qui avaient été arbitrairement détenus dans les derniers jours de l'ère de Sadat. Mais durant les années 80 et 90, l'appareil policier de Moubarak s'est attaqué aux grèves ouvrières. Dans certains cas, la police a même tué des travailleurs comme dans la grève des métalos de 1989. Durant plusieurs semaines, les meneurs de la grève ont été arrêté et brutalement torturés. D'autres exemples sont les attaques contre les travailleurs du textile à Kafr al-Dawar en 1994 et plus récemment à Mahala al-Kobra en 2008.
Malgré la brutalité de la police, les travailleurs n'ont jamais complètement arrêté d'organiser des grèves mais leur fréquence a diminué. Les travailleurs ne voyaient pas comment arrêter la privatisation et les ajustements structurels, ce qui a sappé leur militance. Mais quand le taux d'exploitation a augmenté et que les travailleurs ont réalisés qu'ils devaient travailler plus pour gagner moins, leur colère a grandi.
Dans les années 90, la machine de propagande a fortement accompagné les mesures du Fond monétaire international. L'État a, par exemple, réussi à convaincre un demi-million de travailleurs de quitter leur emploi selon un programme de pré-retraite. Beaucoup de travailleurs ont regretté cette décision. Ils se sont trouvés sans emploi ou avec un emploi pire qu'avant. Beaucoup ont été obligés de dépenser leur prime de compensation pour vivre.
Le gouvernement a octroyé d'énormes réductions d'impôt aux investisseurs lors de la construction de nouvelles villes industrielles. Mais on attendait des travailleurs qu'ils travaillent 12 heures par jour, parfois même plus, sans aucune protection syndicale. Deux mots peuvent résumer la situation des années 90 du point de vue des travailleurs : le défaitisme et la colère.
La Fédération des syndicats égyptiens (FSE) a émergé à nouveau pendant l'ère de Nasser, mais en devenant un bras hiérarchique de l'État ; une manière de contrôler les syndicats et leurs membres. La structure de la FSE est pyramidale avec les centrales syndicales en bas et la FSE en haut. Entre les deux, il y a 21 syndicats généraux nationaux auxquels sont affiliés les travailleurs. Les travailleurs n'élisent les dirigeants que dans leur centrale et ne peuvent être membre que d'un syndicat général. Il n'y a donc aucune réelle représentation dans la FSE. Depuis Nasser, le président a toujours été un membre du parti au pouvoir.
Beaucoup d'activistes du mouvement ouvrier m'ont dit qu'aussi bien les syndicats généraux que la FSE travaillent souvent, si pas toujours, contre les travailleurs. Bien que le régime de Moubarak prétende que le pays a un système multi-partite (sur papier), les structures des syndicats n'ont jamais changé. En réalité, des lois ont approfondi la structure bureaucratique des syndicats et augmenté la durée des mandats des dirigeants à 6 ans. Selon le site Internet [3] officiel de la FSE, il y a 2.200 centrales syndicales organisant 7 millions de travailleurs. Ce qui veut dire que seulement 25% des travailleurs égyptiens sont syndiqués.
Malgré la structure bureaucratique et répressive des syndicats égyptiens, il y a eu de nombreuses grève qui ont attaqué l'État répressif et diminué l'acceptation de la défaite par les travailleurs. Un des événements les plus importants dans l'histoire ouvrière égyptienne est l'insurrection nationale initiée par les travailleurs égyptiens en janvier 1977 sous le régime de Sadat, au début des négociations avec le FMI. Connue comme l'« Insurrection du pain », ce fut un mouvement de protestation national contre l'intention du gouvernement d'augmenter le prix de cet aliment de base.
L'insurrection a commencé par des manifestations de travailleurs du textile de Supurp au Caire (dans le district de Helwan) et de marins de l'arsenal d'Alexandrie. Malgré la défaite du gouvernement, la grève a été suivie d'une vague d'arrestations d'activistes du mouvement ouvrier et de dirigeants de différents groupes socialistes. Cette insurrection et ces grèves ont aussi montré la nature réactionnaire de la FSE qui a oeuvré contre les travailleurs lors de l'insurrection.
Beaucoup d'analyste estiment que l'insurrection de 1977 a été un cauchemar pour le régime, quand les travailleurs et les groupes d'opposition, essentiellement de gauche, ont été capables d'occuper les rues du Caire et d'autres grandes villes et de gagner la sympathie du reste des Égyptiens. La raison en est que les revendications des manifestants correspondaient aux demandes d'un minimum de vie décent de la majorité des Égyptiens. Cette insurrection a été décrite par de nombreux analystes et activistes comme la « révolution ratée » de l'Égypte [4].
Le journal indépendant « al-dostor » a récemment publié que le budget national pour la sécurité intérieure en 2006 était d'1,5 millions de dollars — plus que le budget national de la santé. Ce chiffre a augmenté après les vagues de manifestation de 2005 et 2006. Les forces de police comptent 1,4 millions de membres — près de 4 fois plus que l'armée égyptienne. Beaucoup d'analystes et d'activistes sont d'accord pour dire que l'Égypte est devenue un cas d'État policier par excellence — une affirmation qui est très courante actuellement chez les intellectuels et les activistes des Droits de l'Homme.
Dans son livre récent « al-a'yam al-akheriya » (« Les derniers jours »), l'écrivain nassériste Abdel Halim Qandeel avance que si on additionnait le nombre de policiers au nombre d'espions officiellement recrutés (« moukhbreen »), le nombre total de policiers en Égypte serait de 1,7 millions. Selon lui, il y aurait un policier pour 37 habitants (soit deux fois plus que sous le dictateur Reza Pahlavi avant la révolution islamique iranienne) [5].
Selon un rapport publié par Reuters le 13 juillet 2009, 77 millions des 80 millions d'Égyptiens vivent avec moins d'un dollar par jour. À peu près 30% de la population active est sans-emploi ; 7% des enfants ne peuvent pas aller à l'école à cause de la pauvreté. Bien que la dette extérieure officielle de l'Égypte soit de 12 milliards de dollars, plusieurs membres de l'élite dirigeante du régime de Moubarak ont volé près de la moitié de cette somme aux banques égyptiennes sans garanties en quittant le pays.
Certains penseurs progressistes en Égypte et ailleurs réduisent souvent les problèmes de l'Égypte actuelle à la corruption et au manque de démocratie. Cette description manque de précision. Je suis d'accord avec beaucoup d'activistes en Égypte pour dire que le pays est dirigé par une coalition composée d'une bourgeoisie corrompue, de dirigeants technocrates corrompus et d'un dictateur. Le despotisme travaille côte à côte avec le néolibéralisme. Alors que les grèves récentes répondaient à la brutalité du néolibéralisme, l'activisme pro-démocratique répondait au despotisme de Moubarak. Cependant, ces 2 types de mouvement de protestation (travailleurs contre les politiques néolibérales et groupes d'opposition à la dictature) sont amenés à converger dans un futur proche si Moubarak reste au pouvoir.
Atef Saïd
Publié dans Against the Current (ATC) n°142, septembre-octobre 2009 : http://www.solidarity-us.org/node/2385 . Traduction française par Martin Laurent pour www.lcr-lagauche.be
Notes:
[1] Il y a eu un débat dans la gauche égyptienne pour cette raison sur l'erreur présumée de mettre la priorité à la question nationale par rapport aux questions de justice sociale. Beaucoup de communistes égyptiens, en particulier ceux du Parti communiste égyptien, ont fait l'erreur de dévier les luttes de travailleurs vers la question nationale. Malgré que cette critique soit valide, il me semble qu'elle est exagérée parce qu'elle suppose que les groupes de gauche ont une influence substantielle sur la classe ouvrière.
[2] Voir http://www.etufegypt.com
[3] Pour plus de détails sur l'histoire des luttes de la classe ouvrière égyptienne, voir le livret de Said et Bassiouni Banners of Strikes in the Egyptian Sky, publié par le Socialist Studies Center en 2007. Le livret peut être trouvé sur http://www.isj.org.uk et est disponible sur ESSF : Egypt – A new workers’ movement: the strike wave of 2007
[4] Vous pouvez trouver une étude approfondie de l'insurrection par le journaliste et blogger de gauche Hossam Al-Hamalawy ici http://www.scribd.com
[5] Bahlavi, tout comme Moubarak, a été soutenu par le gouvernement états-unien