Publié le Samedi 13 février 2010 à 12h25.

« La Régente de Carthage. Main Basse sur la Tunisie », de Nicolas Beau et Catherine Graciet, 2009.

Le 1er octobre 2009 paraît aux Editions La Découverte un livre corrosif qui dérange profondément le régime de Ben Ali et surtout son épouse, Leïla Trabelsi. Cette enquête explosive, très documentée, est réalisée par deux journalistes de Bakchich, Nicolas Beau, directeur de la rédaction, ancienne plume du Canard Enchaîné, et Catherine Graciet. Preuve de l’agacement du pouvoir: dès l’annonce de sa sortie, Leïla Trabelsi a introduit un référé pour diffamation, dont elle a été déboutée, pour en obtenir l’interdiction de publication et de diffusion, et les sbires de Ben Ali ont organisé un « rassemblement spontané » de protestation devant les bureaux parisiens de La Découverte.

Cet ouvrage met en lumière le parcours et le rôle de Leïla, 52 ans, la Régente, qui, depuis son mariage en 1992, s’est donné pour mission d’assurer les intérêts de ses 10 frères et sœurs, d’enrichir et de favoriser les siens. Elle a ainsi permis l’émergence d’un clan mafieux, accusé de faire main basse sur les fruits de la croissance tunisienne, et de contrôler, sur fond de médiocrité intellectuelle, de rapine et de corruption, les secteurs clés de l’économie tunisienne: banques (en 2009, Belhassen, le frère préféré de Leïla, est nommé administrateur de la Banque de Tunisie), transports aériens, immobilier, éducation, concessions automobiles, compagnie de taxis, etc. Une clique arrogante qui décide et dirige la construction de résidences sur des terrains classés au patrimoine historique, afin de les revendre à prix d’or, quitte à révoquer, comme à La Marsa, un maire récalcitrant et toute son équipe municipale.

Le livre relate également les frasques d’Imed Trabelsi, le neveu, voyou grossier, sans scrupule, méprisant et amateur de yachts de luxe (son goût des jolis bateaux va jusqu’au vol quasi impuni du yacht du PDG de la banque française Lazard), qui a lancé l’enseigne Bricorama en Tunisie, après en avoir évincé à la déloyale les initiateurs du projet.

C’est aussi la question successorale qui est posée à travers ce livre. Ben Ali malade, Leïla se verrait bien assurer la continuité de son règne, à l’image de Wassila, femme d’un Bourguiba vieillissant et affaibli. Et ce, malgré l’opposition de la bourgeoisie d’affaires et de l’armée, peu favorables à une dévolution familiale.

Les deux journalistes, interdits de séjour en Tunisie, ont travaillé dans des conditions très difficiles. Ils ont été secondés par de nombreuses sources d’informations, dont des Tunisiens en exil qui ont eu le courage d’oser parler. Ces sources sont à présent menacées, y compris en France, et victimes d’une violente campagne de diffamation orchestrée par le pouvoir dans les médias tunisiens aux ordres, presse et Internet. Le tout dans l’habituel silence complice de la France.

Comme tous les ouvrages critiques sur le régime, que ce soit en matière de droits de l’homme ou d’atteintes aux libertés fondamentales, ce livre est interdit en Tunisie par un pouvoir qui ne songe qu’à étouffer toute velléité de contestation, et qui a pour méthode de s’en prendre directement aux journalistes. Mais malgré la censure, ce pamphlet riche en révélations commence à circuler sous le manteau.

Gisèle Felhendler