Publié le Mercredi 10 mars 2021 à 15h51.

Le naufrage de la Centrafrique

La République centrafricaine ne sort toujours pas de la plus grave crise qu’elle a connue depuis son indépendance. La politique de la France, depuis la période coloniale jusqu’à maintenant explique en partie la violence endémique qui règne en Centrafrique.

La République centrafricaine (RCA), couramment appelée la Centrafrique, est un État d'Afrique centrale sans accès à la mer, dont la population est estimée à 4 500 000 habitantEs. Il est entouré par le Cameroun à l'ouest, le Tchad au nord-ouest, le Soudan au nord-est, le Soudan du Sud à l'est, la République démocratique du Congo au sud-est et la République du Congo au sud-ouest. L'agriculture représente 50 % du PIB, la RCA dispose par ailleurs de nombreuses ressources naturelles, notamment l'uranium, l'or, les diamants et le pétrole qui attisent les convoitises étrangères.

Ingérence française

Le pays est devenu le terrain de jeux des milices armées et le président Touadera réussit difficilement à assoir son autorité sur la capitale Bangui. Sa réélection contestée à la présidence de la République en janvier dernier le pousse à une politique autoritaire. Dans le même temps il tisse des nouvelles alliances diplomatiques et militaires.

Peut-être plus qu’ailleurs, la présence de la France a été, jusqu’à récemment, une des plus marquées. En effet les autorités militaires et diplomatiques ont parfois géré directement le pays pourtant censé être indépendant depuis 1960. Ainsi dans les années 1980, c’est le colonel Jean-Claude Mantion, de la DGSE qui accueillait les présidents africains sur le tarmac de l’aéroport de Bangui en lieu et place du président centrafricain1.

Le soutien sans faille des gouvernements français aux dictateurs ne s’est jamais démenti. Les autorités françaises ont passé leur temps à les installer et parfois les démettre comme Bokassa. Tant que ce dernier restait dans le cadre circonscrit par la diplomatie française, toutes les frasques lui étaient permises. Le Quai d’Orsay fermait les yeux sur les massacres, les emprisonnements et les tortures des opposants. Mais lorsqu’il a tenté d’amorcer un rapprochement avec Kadhafi en lui proposant la base militaire de Bouar, il a été viré (en 19792).

Instabilité politique

Une instabilité récurrente a marqué la vie politique de la RCA. En 2012, une alliance hétéroclite composée de Centrafricains, de Tchadiens et de Soudanais soutenus officieusement par les autorités tchadiennes allait former la coalition Seleka avec à sa tête Michel Djotodia. Au mois de mars 2013 elle s’emparait du pouvoir après de violentes batailles.

François Bozizé, Président de la république de Centrafrique, qui lui-même avait pris le pouvoir lors d’un coup d’État en 2003, tenta de résister avec l’aide d’un détachement de l’armée sud-africaine. Cette présence peut surprendre mais elle s’explique aisément. La Centrafrique est un producteur de diamants de premier plan et l’Afrique du Sud a une industrie diamantaire importante, notamment avec le conglomérat De Beers. En échange d’un soutien militaire, Bozizé aurait promis au dirigeant sud-africain de l’époque Jacob Zuma des concessions minières. De plus, Zuma était soucieux de faire apparaître l’Afrique du Sud comme une puissance régionale. Occuper un terrain traditionnellement du ressort du pré carré de la France lui permettait d’afficher à bon compte une politique anti-impérialiste.

Mais ce détachement de l’armée sud-africaine fut surpris et rapidement débordé par la violence et l’acharnement des combattants de la Seleka, composée en grande partie de mercenaires avec des années de guerre derrière eux notamment au Soudan.

Le tort de Bozizé avait été de s’opposer au président tchadien Idriss Déby sur la gestion des champs de pétrole dans la région de Vakaga à la frontière entre les deux pays. En donnant à une entreprise chinoise le permis d’exploitation sur les sites de Gordil et Boromata, il a déclenché les représailles du pouvoir tchadien.

Une fois arrivés au pouvoir, les membres de la Seleka mettent à sac la capitale. Un pillage accompagné de violences qui durent des semaines, épargnant relativement le quartier commerçant et musulman du PK5 — la plupart sont des membres de la Seleka musulmans.

En réponse, des groupes d’auto-défense appelés les anti-balaka s’organisent à Bangui puis à travers le pays. Des deux côtés, les milices s’en prennent aux populations identifiant les chrétiens aux milices anti-balaka, et les musulmans à la Seleka. Les efforts méritoires déployés par les responsables religieux pour tenter de désamorcer ce début de guerre civile auront été vains.

L’armée française intervient en décembre 2013 sous mandat de l’ONU avec, au début, une stratégie des plus discutables. Elle consistait à des désarmements unilatéraux des milices, favorisant les violences de l’autre camp. L’Union africaine déploiera des troupes de plusieurs pays qui passeront sous mandat de l’ONU avec la mise en place de la MINUSCA.

Devant les pressions internationales, Michel Djotodia démissionne en janvier 2014 et un gouvernement intérimaire se met en place pour organiser des élections, qui seront remportées par Faustin-Archange Touadéra, un ancien Premier ministre de Bozizé. Si la Seleka se dissout, les factions la composant vont se disperser à travers le pays et contrôler des régions entières.

C’est pendant la première mandature de Touadéra qu’un accord de paix va être signé entre les autorités et 14 groupes armés. Accord de paix qui sera tout théorique et n’empêchera nullement la violence de sévir sur l’ensemble de la Centrafrique.

Un pays aux mains des milices

Si les différentes milices affublent leur nom d’organisation de termes comme « démocratique », « révolutionnaire », « front populaire », etc., il serait bien vain d’y trouver une quelconque idéologie, un programme politique, voire quelques revendications. Le but unique de ces milices est de pouvoir contrôler des portions du territoire de la Centrafrique pour en tirer des revenus. Cette économie de guerre est matérialisée par le racket exercé sur les routes principales et secondaires à l’encontre des voyageurs, ainsi que par le trafic pour ceux qui contrôlent les régions frontalières. Enfin, l’activité la plus profitable reste l’extraction de diamant ou d’or. À cette fin, les milices asservissent les populations civiles en les faisant travailler dans des conditions extrêmes.

Depuis la première mandature de Touadera, les groupes armés se sont fragmentés, tant du côté de la Seleka que du côté des anti-balaka. Dans ce chaos, d’autres groupes se sont créés. Des alliances versatiles se forment entre les groupes pour expulser d’un territoire une milice concurrente. Des alliances nouées avec les ennemis d’hier. Ainsi, combattants de la Seleka et des anti-balaka s’allient pour mettre en coupe réglée des régions entières.

Cette fragmentation s’est aussi accompagnée d’une autonomisation des groupes. La Seleka dissoute, les groupes qui l’ont formée ont des rapports très distants avec les autorités tchadiennes.

Ce phénomène de morcellement s’accompagne d’une tendance préoccupante, l’ethnicisation des milices. Cela peut entrainer un élargissement et une accentuation de la violence, transformant les conflits des groupes armés en conflits entre communautés.

Un exemple parmi d’autres est la région de Vakaga au nord du pays où le think tank International Crisis Group note : « Les rivalités entre groupes armés prennent une dimension communautaire, et les conséquences dépassent les frontières de la Vakaga. Face à la supériorité initiale du FPRC, le MLCJ et ses alliés ont joué la carte ethnique, mobilisant respectivement les communautés kara et goula. Cela a transformé les rivalités entre ces groupes armés en fortes tensions communautaires ; le FPRC lui-même s’est scindé en deux factions, l’une rounga, l’autre goula. Les répercussions se sont fait sentir dans d’autres préfectures comme le Bamingui-Bangoran (Ndele) et la Haute Kotto (Bria), où les affrontements entre le FPRC et ses rivaux ou entre factions rounga et goula du FPRC totalisent une centaine de morts, dont des civils, depuis le début de 20203. »

Les violences qui se produisent poussent les populations civiles à fuir leur village. Selon les chiffres officiels, la Centrafrique comptait, fin 2020, 659 000 personnes déplacées à l’intérieur du pays et 623 909 réfugiéEs dans les pays limitrophes4.

 

Une présidence isolée

Lors de sa première élection en mars 2016, Touadéra n’a pas de parti. Il doit passer des alliances et composer un gouvernement regroupant une grande partie des dirigeants politiques. Au fil du temps ils démissionnent du gouvernement et entrent en opposition. Une des questions politiques centrales tournait autour de l’accord de paix entre le gouvernement et les quatorze groupes rebelles.

Cet accord ouvrait la possibilité à des représentants de groupes armés de rentrer au gouvernement. Il prévoyait également la mise en place d’une armée mixte entre les Forces armées centrafricaines et une partie des rebelles des différents groupes, et aussi un processus de démobilisation avec des offres de reconversion professionnelle.

Pour une partie de l’opposition, cet accord est vu comme une alliance de Touadéra avec les groupes armés. Les démissions successives du gouvernement ont affaibli la présidence. Touadéra a réagi en lançant sa propre organisation politique, le « Mouvement Cœurs unis ».

La politique intérieure en Centrafrique se fait largement à l’extérieur. Deux pays jouent traditionnellement un rôle majeur : le Tchad, dont les autorités considèrent que la République centrafricaine fait partie de son arrière-cour, et le Congo-Brazzaville. Son dirigeant Denis Sassou-Nguesso exerce son influence par l’entremise de nombreux relais. Ainsi, lors de la période transitoire il avait réussi à placer à la tête du pays sa candidate Catherine Samba-Panza, ancienne maire de la capitale Bangui.

Touadéra a progressivement pris ses distances vis-à-vis de ces voisins considérés comme trop envahissants. Il a tissé d’autres alliances en Afrique mais aussi à l’international.

Une nouvelle configuration

Cette prise de distance avec le Tchad et le Congo-Brazzaville lui permet d’avoir les coudées franches dans la gestion des problèmes sécuritaires du pays. Il s’affranchit donc des manœuvres diplomatiques et des initiatives de paix prises unilatéralement par ces pays.

L’éloignement avec la France est aussi notable. Le sujet de discorde est lié à l’embargo sur les armes vers la Centrafrique, opposable à tout le monde, y compris les forces armées centrafricaines (FACA). Ce désaccord perdure. Si la France a défendu et obtenu un assouplissement de l’embargo lors du vote au conseil de sécurité de l’ONU en juillet 2020, les autorités centrafricaines veulent une levée complète. Une position soutenue par les Russes : « Si l’embargo sur les armes a joué un rôle positif au début du conflit, il sape à présent les capacités des forces de sécurité centrafricaines alors que pendant ce temps-là les fauteurs de trouble continuent de s’armer grâce à la contrebande, a argué la Fédération de Russie. Les sanctions ne sont pas un objectif en soi5. »

Lors du premier desserrement de l’embargo en 2017, les Russes en ont profité pour s’implanter dans le pays. En parallèle, Touadera a tissé des alliances avec l’Angola et le Rwanda. Ce dernier pays est opposé au rôle militaire que la France joue en Afrique depuis sa complicité dans le génocide des Tutsis en 1994.

La présence des Russes en République centrafricaine marque un retour remarqué sur le continent. C’est aussi un moyen à moindre coût de disputer l’hégémonie militaire de la France dans son pré carré traditionnel.

Officiellement ce n’est pas l’armée russe qui intervient mais une société privée nommée Wagner, qui a dépêché ses mercenaires contre des concessions minières de diamant et d’or. Cette société très proche du Kremlin encadre les forces de la sécurité présidentielle et s’occupe de la protection rapprochée de Faustin-Archange Touadéra. Ces mercenaires, pour la plupart anciens vétérans de l’armée russe, n’hésitent pas à aller au combat contre les rebelles. Les opérations sont opaques et trois journalistes russes mandatés par l’opposition ont été assassinés lors de leur enquête sur les agissements de cette société.

Un second mandat chaotique

Exilé au Cameroun lors de la prise de pouvoir par la Seleka, le président déchu Bozizé est revenu au pays dans la ferme intention de concourir à l’élection présidentielle de décembre 2020. Le Conseil constitutionnel va invalider sa candidature sur un double motif. Il est l’objet de sanctions de l’ONU et d’un mandat international pour « assassinats, détentions arbitraires et tortures ».

Au début de la campagne présidentielle, les principales factions armées ont observé une neutralité et ont laissé faire. Puis les choses ont subitement changé.

Sous l’impulsion de Bozizé, des groupes armés issus de la Seleka et des anti-balaka ont entamé un processus d’unification. Cette nouvelle organisation, la Coalition des Patriotes pour le changement, a marché sur Bangui pour prendre le pouvoir. Les rebelles ont été stoppés in extremis aux abords de Bangui par les troupes présidentielles, les Rwandais, les mercenaires russes et la MINUSCA

Essuyant une défaite, les troupes rebelles ont employé une nouvelle stratégie, l’asphyxie de la capitale avec le blocage de la RN1. Cet axe est stratégique pour la circulation des marchandises entre Bangui et le port de Douala au Cameroun. Le 21 janvier de cette année, l’armée centrafricaine, la MINUSCA, avec les Russes et les Rwandais ont desserré l’étau en s’emparant de la ville de Boda.

Mais ces victoires restent éphémères. Les rebelles esquivent les batailles frontales, se réfugient en brousse et attendent le départ des troupes gouvernementales pour réinvestir les villes perdues. Les groupes armés savent pertinemment que les forces armées centrafricaines, même avec leurs alliés, ne peuvent contrôler un pays aussi grand que la France. Une tactique qui plonge les populations déjà très pauvres dans une crise alimentaire du fait de l’augmentation drastique des prix.

Fort de son aide militaire, Touadera mène une politique de plus en plus autoritaire. Il tente de museler l’opposition politique ainsi que les organisations de la société civile. Les manifestations sont pour la plupart interdites et les opposants sont arrêtés.

En Centrafrique, il y a une continuité de la violence politique initiée lors de la période coloniale. Ces exactions ont abouti à la réduction de moitié de la population lors des vingt premières années de la colonisation6. L’indépendance factice a permis à la France de placer des présidents qui tous, ont mené des politiques de répression et de prédation laissant un pays exsangue. Les populations continuent à en payer le lourd tribut.

 

Quelques repères chronologiques

• 1889 : début de la colonisation qui sera une des plus violentes de l’histoire coloniale française

• 1960 : indépendance et succession de dictateurs tous soutenus par la France occasionnant coups d’États, guerre civile et politiques ethnicistes

• 1979 : intervention de la France avec l’opération Barracuda : Bokassa est destitué

• 1996 : opération française Furet/Almandin 1 puis Almandin 2

• 1997 : opération Almandin 3 en représailles contre des combattants centrafricains suite à la mort de deux soldats français

• 2003 : opération Boali pour soutenir le Président Bozizé

• 2006 : intervention de l’armée française contre les rebelles de l’UFDR dans la ville de Birao

• 2007 : nouvelle intervention contre l’UFDR

• 2013 : la coalition Seleka, soutenue par le Tchad, renverse Bozizé et prend le pouvoir, mettant à sac la capitale ; des milices d’autodéfense se créent, les anti-balaka

• 2013 : en décembre, intervention de la France avec l’opération Sangaris

• 2014 : Michel Djotodia, à la tête de la Seleka, démissionne, le pouvoir temporaire est assuré par Catherine Samba-Panza, ancienne maire de Bangui

• 2016 : élection de Faustin-Archange Touadéra

• 2019 : accords de paix entre le gouvernement et 14 groupes armés

• 2020 : réélection de Faustin-Archange Touadéra contestée par l’opposition

  • 1. Denis Sassou-Nguesso, « On s'en prend à l'Afrique parce qu'elle est faible », interview dans Paris-Match, 17 décembre 2013.
  • 2. Paul Martial, « Centrafrique : la responsabilité occultée de la France », afriquesenlutte.org, 7 octobre 2014.
  • 3. International Crisis Group (ICG), « Réduire les tensions électorales en République centrafricaine », rapport Afrique n°296, 10 décembre 2020.
  • 4. MINUSCA, rapport du Secrétaire général sur la République centrafricaine, S/2020/994, 12 octobre 2020.
  • 5. ONU, « RCA : le Conseil de sécurité renouvelle d’un an l’embargo sur les armes tout en créant une dérogation pour les lance-roquettes », 28 juillet 2020, news.un.org
  • 6. Marc Lavergne, « Résoudre un conflit sans en chercher les causes ? La RCA entre imposture et amnésie », 2014.