Avec l’aggravation de la crise dans la vallée de Swat, de plus en plus de familles déplacées affluent à Mardan, Swabi, Peshawar et d’autres zones de la Province de la Frontière du Nord-Ouest, encore appelée Pakhtunkhwa [1].
Les médias indépendants et l’Etat reconnaissent que plus de 1,5 million de personnes ont fui le Swat, théâtre de la troisième opération militaire contre les talibans en moins de deux ans, mais le chiffre serait plutôt de 2 millions de déplacés, puisque des centaines de familles attendent encore d’être enregistrées.
J’ai récemment visité trois de ces camps installés dans le district de Mardan pour les populations déplacées de Swat : les camps de Shaikh Yasin, Shaikh Shahzad et le camp Sarhadi de l’Eglise luthérienne, situés aux alentours de la ville de Mardan. Le camp de Shaikh Yasin accueille 12 638 personnes (1 354 familles), celui de Shaikh Shahzad 8 065 personnes (1 914 familles) et celui de Sarhadi de l’Eglise luthérienne 200 personnes (42 familles). Au total il y a 32 725 personnes déplacées dans quatre camps du district.
La plupart des personnes déplacées appartiennent aux classes populaires, tandis que les riches de Swat ont pu fuir plus tôt et se réfugier soit chez des amis ou proches soit dans les bâtiments des écoles publiques, préférables aux tentes des camps. Selon le nazim (maire) du district de Mardan, 1,23 million de personnes déplacées vivent dans des familles à Mardan, et 361 bâtiments scolaires servent d’abri à des personnes déplacées.
Alors que le nombre de déplacés augmente, la Province de la Frontière du Nord-Ouest a demandé aux autres provinces d’accueillir des déplacés, mais la province du Pendjab (dirigée par le parti de Nawaz Sharif, la Ligue Musulmane du Pakistan (PML-N) et celle du Sind (dirigée par le Parti du Peuple Pakistanais, le PPP de Bhutto, et le Mouvement national Uni (MQM) se montrent réticentes.
Des milliers de déplacés qui se dirigeaient vers la province du Sind ont été arrêtés il y a quelques jours à la frontière séparant le Sind du Pendjab, et n’ont pas été autorisés à entrer dans la province du Sind. Cela donnera inévitablement lieu à un nationalisme pachtoune dirigé contre les autres nationalités.
Personne ne sait réellement combien de temps ces déplacés resteront. Selon le Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), les déplacés venant des districts du Bas Dir, de Buner et de Swat resteront dans ces camps un à deux ans, avant d’être réintégrés dans leur région d’origine. Entre-temps, l’aide étrangère pour les déplacés a commencé à arriver. L’assistance comprend 110 millions de dollars des Etats-Unis, 43,5 millions du Japon, 18,54 de la Grande-Bretagne, 16,32 millions de la France, 17,67 millions de l’Allemagne, 9,52 millions de l’UE, 4,32 millions du Canada, 2,75 millions de la Norvège et 1 million de la part du Danemark et de la Chine.
Les talibans, l’armée et les Etats-Unis font partie du problème
En dépit de l’importante aide étrangère, la situation difficile des personnes déplacées dans ces camps en dit long sur le caractère creux de la rhétorique politique et morale des gouvernements provinciaux et fédéral. Un certain nombre de personnes déplacées, des hommes, des femmes et des enfants, ont partagé leur point de vue sur les talibans, l’armée et les Etats-Unis.
Une majorité d’entre eux étaient d’avis que les talibans et les Etats-Unis sont tous deux mauvais, qu’ils ont fait de la vie des gens un enfer en les chassant de leurs maisons. Ils ont confié que, si la majorité des habitants de la vallée de Swat avait fui, un certain nombre de personnes y étaient toujours bloquées. L’armée a demandé à ces gens de quitter la zone dès que possible sous peine d’être traités comme des talibans. Les proches de ces personnes vivant dans les camps n’ont aucune information, l’armée ayant coupé tous les moyens de communication.
Ils se sont montrés tout aussi critiques à propos de l’opération militaire dans la vallée de Swat et considèrent qu’elle a été lancée sous la pression des Etats-Unis. “L’armée est également de connivence avec certains groupes de talibans et n’a pas sincèrement l’intention de les écraser. Beaucoup de talibans se sont cachés dans des endroits sûrs pendant que des civils se font tuer, ce qu’on appelle « dommages collatéraux », ont déclaré certains hommes des camps. Ils souhaitent rentrer chez eux le plus vite possible et exigent du gouvernement qu’il donne une date de fin de l’opération.
Certaines des personnes déplacées pensent que les Etats-Unis ont finalement obtenu ce qu’ils voulaient grâce à la lâcheté des autorités civiles et militaires pakistanaises, en échange de quelques dollars d’aide temporaire. Certains hommes âgés nous entouraient et voulaient que nous enregistrions leur témoignage. Selon eux, « si l’artillerie lourde, les bombardements aériens et les hélicoptères de combat pouvaient gagner le combat pour l’Etat, les Etats-Unis auraient été victorieux au Vietnam, en Irak et en Afghanistan, et l’Etat pakistanais aurait été vainqueur dans ce qui était à l’époque le Pakistan oriental et au Baloutchistan en 1973 et 2006. Mais l’Histoire nous dit tout autre chose, et malheureusement, les leçons du passé n’ont pas été apprises ».
Positions de la gauche et de la droite
Les principaux partis politiques et groupes de droite, y compris le PLM-N de l’ancien Premier ministre Nawaz Sharif qui s’était opposé aux attaques de drones dirigées contre les talibans, sont revenus sur leurs anciennes positions et soutiennent désormais ouvertement l’opération militaire dans le Swat. On dit que ce revirement est le résultat de la pression exercée par les Etats-Unis sur le PML-N via l’Arabie saoudite.
Seuls les partis d’extrême droite comme Jammat-e-Islami et d’extrême gauche comme le Parti travailliste pakistanais (LPP, Labour Party of Pakistan) s’opposent clairement à l’opération militaire et aux attaques par les drones américains. Les forces de gauche pensent que l’action militaire n’est pas une solution au problème. Ils sont contre l’opération militaire et les attaques de drones. Ils suggèrent que la seule issue est d’autonomiser et d’équiper les populations locales à travers des comités de défense pour qu’elles puissent assurer elles-mêmes leur défense contre les talibans.
Le gouvernement provincial de l’Awami National Party, tout comme le gouvernement fédéral du PPP auparavant, a conclu un accord avec les talibans dans la vallée de Swat et a cédé à leur exigence d’imposer la loi islamique. Mais lorsque les talibans n’ont pas rendu les armes conformément à l’accord, l’opinion publique s’est retournée contre les talibans… ce qui a fourni au gouvernement un prétexte pour lancer l’opération militaire au Swat ?
La vie dans les camps de déplacés
Bien que des tentes aient été fournies à chaque famille et que personne ne soit sans abri, les conditions de vie sont lamentables pour ces familles dans la chaleur brûlante des camps, où le thermomètre dépasse les 40°C. Il est difficile de s’imaginer la vie dans ces camps sans électricité, avec de la nourriture de mauvaise qualité, un climat difficile et des installations médiocres. Ils ont été déplacés dans une zone au climat difficile et ils ne sont pas habitués à ces températures.
Il y a peu de pharmacies, sans médicaments de qualité et traitements adaptés. Faute de services médicaux satisfaisants et à cause de la consommation d’une eau non potable, d’installations sanitaires et de nourriture insuffisantes etc., un grand nombre de personnes, et tout particulièrement les personnes âgées et les enfants, souffrent de maladies comme la diarrhée, la dysenterie, de maladies de peau, d’irritations aux yeux, d’infections de la gorge.
L’eau n’est pas suffisamment disponible. Les familles doivent utiliser un même bidon pour la toilette et pour l’eau de boisson. Des tablettes de purification de l’eau sont fournies, mais par manque d’explication, peu de femmes les utilisent. L’état des latrines construites par l’Unicef est très mauvais, elles ne disposent pas de raccord à l’eau, et sentent mauvais. De plus, l’absence de douches et toilettes séparées pour les femmes ajoute aux misères des femmes. La présence de ces toilettes près des lieux de vie est source d’odeurs désagréables en permanence.
En ce qui concerne la nourriture, la municipalité de Mardan a sous-traité la fourniture des repas à des prestataires locaux. Ces prestataires préparent la nourriture dans des grandes casseroles et la distribuent aux personnes faisant la queue. Dans ces queues, on ne voit que des hommes et des enfants qui reçoivent de la nourriture. Les femmes ne sortent pas de leur tente pour avoir leur part. Le petit-déjeuner se compose généralement de thé et de chapatti (avec parfois des restes), le déjeuner de lentilles ou de bœuf avec des chapatti, tandis que le dîner est normalement composé de lentilles et de riz avec du thé. La plupart se plaignent de la qualité de la nourriture, et disent que des repas différents devraient être préparés pour les personnes âgées, les enfants et les femmes enceintes.
Une chose positive à noter est que des activités éducatives sont prévues pour les enfants. L’Unicef fournit des services d’éducation primaire à ces enfants, et leur donne des cartables et des livres. Les écoles publiques étant fermées à Mardan et les professeurs disponibles, ces derniers se sont proposés pour enseigner aux enfants dans des tentes.
Les femmes sont les premières victimes
Les problèmes des femmes sont criants à l’intérieur des camps de déplacés. Une équipe du gouvernement de 25 personnels de santé pour les femmes est présente dans ces camps. Ils nous ont confié que le manque de médicaments, et particulièrement pour les femmes enceintes, est un problème vital. Il y a une centaine de femmes enceintes dans le camp de Sheikh Yasin mais il n’y a pas assez de médicaments pour ces femmes, qui sont par ailleurs très sensibles aux conditions climatiques difficiles et à la chaleur. Elles ne disposent pas non plus d’installations de santé adaptées en cas d’urgence. Ces femmes ont plus que besoin d’un logement de meilleure qualité, de vitamines, de nourriture adaptée avec du lait et des fruits etc. Ces femmes enceintes et leurs familles devraient immédiatement être transférées à des endroits où les conditions climatiques sont meilleures, et qui disposent de meilleures installations de santé et de nourriture.
Dans les camps, on peut voir déambuler des filles jusqu’à 7-8 ans, mais aucune jeune fille ou femme au-delà de cet âge. Elles sont bien sûr là, mais invisibles, cachées dans leurs tentes. Il est encore plus difficile d’être une femme déplacée, puisque les femmes sont confinées dans les tentes fermées. Ils disent que c’est notre culture, que les femmes ne peuvent pas sortir. L’affreuse conjugaison de normes religieuses strictes et de la culture tribale oppressive ajoute encore aux malheurs de ces femmes. Cette souffrance terrible est en soi un ennemi pour ces femmes.
Les orphelines et les veuves subissent des conditions encore plus dures. Pour obtenir de la nourriture et du matériel de secours, il faut faire la queue mais les femmes et les jeunes orphelines ne sortent pas de leurs « fours ». Dans la plupart des cas, on les ignore et elles sont privées de leurs droits. Les femmes ont beaucoup à dire. Tout le monde a quelque chose à dire, mais les histoires que les femmes racontent sont déchirantes.
Jan Sultana, grand-mère d’un enfant de deux ans, nous explique qu’elle s’occupe de l’enfant car sa mère, dont elle est sans nouvelle, n’a pas pu fuir le Swat. Elle a peut-être été tuée. L’enfant en mal de mère souffre de fièvre et d’une infection de la poitrine depuis 15 jours.
Hadia, une veuve du village de Qabaal au Swat, est mère de six enfants. Mais seuls trois sont avec elle, les trois autres étant restés bloqués à Qabaal. Elle nous confie qu’il y a six moi de cela, elle et son mari ont été touchés par un bombardement de l’armée pakistanaise. Son mari est mort sur le coup, et elle a été gravement blessée à la jambe droite. Sa tente est chaude et sent mauvais. Elle crie que les talibans et l’armée pakistanaise sont tous deux des assassins.
Naheed, du village de Tahiraabd, Mingora nous explique qu’elle est maman d’un nouveau-né de 3 jours. Elle est dans le camp depuis 12 jours. Pour rejoindre le camp depuis Mingora, elle a dû parcourir à pied une longue distance. Cela lui a pris 13 heures. “Après trois jours de couvre-feu, l’armée nous a obligés à quitter la zone, je pleurais de douleur, parcourant à pied les 15km depuis Mingora. Mes pieds étaient enflés et mes jambes me faisaient mal”, nous raconte-t-elle.
Une autre femme, Rajmeena, mère de neuf enfants, originaire de la ville de Mingora explique qu’il lui a fallu 10 heures pour arriver à ce camp avec ses 9 enfants. Elle critique la taille de la tente, la nourriture et les installations de santé. “C’est la troisième guerre en l’espace de deux ans et nous sommes inquiets par rapport à la sécurité de nos foyers. Les talibans sont des pilleurs et des assassins. Ils ont tué beaucoup de femmes qui étaient sorties au marché sans la compagnie d’un homme. Ils pillent tout », dit-elle les larmes aux yeux. “Nous voulons rentrer chez nous, nous voulons que les talibans, l’armée et les Etats-Unis s’en aillent de notre belle vallée de Swat ».
KHALIQ Bushra
Notes
[1] Nom donné par les Pachtounes à la Province de la Frontière du Nord-Ouest, qui signifie « terre des Pachtounes » en pashto.
* Paru sur le site du CADTM :
http://www.cadtm.org/spip.php?artic...
* Traduit de l’anglais par Stéphanie Jacquemont.