«Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules. Mais je n'ai pas le droit de me laisser ancrer. Je n'ai pas le droit d'admettre la moindre parcelle d'être dans mon existence. Je n'ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l'esclavage qui déshumanisa mes pères.» Frantz Fanon
Peux-tu revenir sur les conditions sociales et historiques qui ont rendu possible en Guadeloupe une grève générale aussi exceptionnelle et aussi exemplaire ?
Pour comprendre cet événement que constitue une grève générale de cinquante-cinq jours, il faut peut-être remonter jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les anciennes colonies (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion) deviennent alors des départements français. Très vite, les militants anticolonialistes, principalement des communistes (proches de Moscou), qui avaient été les premiers à réclamer la départementalisation, se demandent si la question coloniale peut être résolue par des mesures juridiques et institutionnelles. Ils se rendent compte, en effet, sur le terrain, qu’un préfet a remplacé le gouverneur, mais qu’il continue à jouer le même rôle, que les élus sont toujours aussi corrompus, que les masses se trouvent toujours dans la même misère. Et que ce sont toujours les mêmes grands propriétaires qui détiennent l'essentiel des richesses.
Il faut rappeler que, dès l’année suivante, Aimé Césaire disait: «Ils ont fini par nous passer autour du cou le nœud coulant de l’assimilation.» Il y a en effet une sorte de strangulation qui menace d’étouffer les peuples de Guadeloupe, de Martinique, des anciennes colonies. Se développe donc, presque immédiatement, un mouvement anticolonialiste généralement conduit par les communistes. Ce mouvement réclame une forme d’autonomie pour la Guadeloupe et, en tout cas, la modification des liens avec la France coloniale.
Les communistes sont alors puissants (environ 30% des voix). Dans les plantations de canne, sur le port, chez les dockers et les maçons, la répression est brutale. Mais il y a en même temps une résistance farouche et les militants communistes vont jouer un rôle important de popularisation des luttes et d’organisation des travailleurs. Va aussi apparaître dans le pays une couche d’intellectuels formés par le fondateur du Parti communiste guadeloupéen, Rozan Girard, un homme brillant, marxiste convaincu, qui ne cherche aucunement à être député, sénateur, ou maire de quelque commune, mais qui s’efforce de penser la révolution. Nous avons, bien sûr [«nous» au sens historique, puisque biologiquement nous n’étions pas nés…] des désaccords avec lui. Il vise à unir le peuple, bourgeoisie incluse, pour renverser le colonialisme. De ce débat naîtra un courant maoïste d’inspiration indépendantiste.
En même temps, le pouvoir colonial poursuit sa politique de destruction systématique de l’économie locale. On va ainsi transformer une économie de production coloniale (canne à sucre, rhum, banane, vanille, café, cacao) en économie de consommation. On ne produit plus rien, ou du moins, tout ce qui est produit n’est plus consommé dans le pays, et ce qui est consommé dans le pays n’y est plus produit. Tout ceci va désagréger les liens sociaux. A partir du moment où tout le système économique s’effondre, tout ce qui est lui lié – la façon de penser, d’envisager l’avenir, de produire culturellement, la musique, la langue… – tout cela s’effondre aussi. Il y a donc une bataille de résistance à la fois politique et culturelle, indissolublement liées.
Il y aura, aussi, la répression féroce de 1967 2. Le mouvement indépendantiste progresse. Il faut le briser. Je ne sais toujours pas combien de morts il y eut. Lemoine 3, qui a été ministre des colonies de Mitterrand, a parlé de 84 tués, mais aucune enquête sérieuse n’a été menée. On parle aujourd’hui de plus de 100 morts. Parce que la répression était terrible, les familles ont en effet enterré leurs morts dans la discrétion la plus totale.
Il en est résulté une restructuration du mouvement indépendantiste, syndical en particulier. On voit alors apparaître des syndicats beaucoup plus à gauche, plus radicaux, d’inspiration maoïste notamment, mais aussi guévariste. Le Parti communiste lui-même va alors se couper en deux, et cette scission l’affaiblira définitivement. Les militants les plus déterminés – les plus sectaires aussi – le quittent pour fonder un groupe, La Vérité (en référence à la Pravda de Lénine) qui est l’ancêtre du syndicat CTU 4 auquel j’appartiens.
A partir des années 1980, il devient cependant plus difficile, du fait de la mondialisation, de lier la question de l’indépendance nationale à celle, plus globale, de la transformation radicale du monde. Comment poser le problème de l’indépendance alors que nous savons que les économies deviennent de plus en plus interdépendantes? La question de l’indépendance perd alors de sa vigueur et les mouvements nationalistes ou d’extrême-gauche perdent du terrain. Mais c’est précisément leur affaiblissement qui va paradoxalement favoriser le soulèvement social en masse, parce qu’il n’y a plus d’offre ni de perspective politique. Le terrain est essentiellement occupé par les syndicats. Ce sont eux qui sont à l’avant-garde du mouvement de protestation et de revendication.
Tout le monde a bien compris qu’avec la crise mondiale, les Antilles, en tant qu’élément plus ou moins partie prenante de la République française, représentent un maillon faible de la chaîne capitaliste. Et c’est peut-être par là que le mouvement a commencé réellement. Cinquante-cinq jours de grève, c’est énorme! Mais il fallait en passer par là.
Quel a été le processus de formation du LKP ? Réunir quarante-neuf organisations syndicales, politiques, associatives, qui n’ont pas toujours entretenu des rapports harmonieux, ce n’est pas évident. Comment est née une unité aussi solide ?
Cela n'allait pas de soi. Dans le passé, il y avait des organisations hégémoniques dans le mouvement syndical. Mais au moment où se forme le LKP, aucune organisation n’est plus hégémonique. La question de l’hégémonie passe donc au second plan, et c’est celle de l’unité qui est mise en avant. Il se forme un front de protestation sourde, de protestation et de résistance à la fois. En octobre 2007, j’avais publié un article intitulé «Osons déplacer les montagnes». Nous sentions déjà très bien que ceux qui venaient dans nos locaux syndicaux protester contre une répression, un harcèlement, ne supportaient plus l’arrogance des riches alors que les pauvres subissent des conditions de misère et d’humiliation permanentes.
On le sentait venir. Et chacun a su prendre ses responsabilités pour surmonter les divergences et établir une plateforme de revendications touchant toutes les questions qui se posent aux masses populaires. Evidemment, les questions concernant les salaires, l’emploi, le travail, mais aussi l’eau, le logement… Les premiers habitants de l’île – les indiens caraïbes – l’appelaient Karukera «l’Ile aux belles eaux». L’eau, gérée aujourd'hui par la Lyonnaise des eaux, coûte extrêmement cher, et elle est extrêmement polluée. De même, les télécommunications coûtent extrêmement cher, et l’essence, et le logement. Tout est très cher.
Au-delà des questions matérielles, il y avait aussi les revendications culturelles. Il existe aux Antilles des mouvements culturels très influents, en particulier ceux qui organisent le carnaval populaire. On s’est donc retrouvés – l’UGTG, la CTU, la CGTG… 5 – chacun a apporté sa part au combat et à la réflexion. On a établi un programme d’environ cent cinquante points classés en dix thèmes, et on a décidé d’organiser le combat.
Ce qui nous a nous-mêmes étonnés, c’est que dès le premier jour, il y avait déjà 10000 personnes dans la rue. Le deuxième jour, 20000. Deux jours plus tard, il y en avait 60000, et ça n’arrêtait pas d’augmenter. 60000 manifestants à Pointe-à-Pitre, alors qu’il n’y a pas d’essence, pas de transports, sur une population totale d’un peu plus de 400000 habitants, c’est énorme!
A partir du moment où nous avions engagé la bataille, il n’était plus question de reculer. Même les organisations les plus réformistes, les plus modérées, assimilationnistes, ne le pouvaient pas, sous peine de risquer de disparaître de la scène guadeloupéenne. Il y avait un tel climat que personne ne pouvait plus lâcher. Il n’y avait plus de discussions oiseuses sur le sexe des anges, de coupure de cheveux en quatre, mais des questions concrètes, pratiques. L’adversaire ne recule pas? Le patronat ne veut pas céder? On ne cède pas non plus. Et le combat transforme les consciences, y compris parfois chez de grands bureaucrates.
On imagine que la structure sociale antillaise, ses formes profondes de sociabilité, ont pu contribuer fortement à donner au mouvement son caractère de soulèvement populaire, bien au-delà d’une grève économique de salariés. Et on a aussi remarqué la participation décisive des femmes.
Au-delà de toutes les institutions plaquées sur le pays par le colonialisme, il y a aux Antilles un espace de solidarité de voisinage, familiale, traditionnelle, qui n’a pas disparu. Cette solidarité fait que, dès lors qu’il y a un mouvement, tout le monde se sent concerné. Ceux qui ont été frappés par la répression, molestés par les gendarmes, gardés à vue, ont aussitôt eu le soutien sans faille de la population, sans chercher à savoir s’ils appartenaient ou pas à telle ou telle organisation. Le mouvement a pris une telle ampleur que ces solidarités ont joué à plein. Quand nous étions un peu perdus dans le dédale des quartiers, alors que les hélicoptères tournoyaient au dessus de nos têtes pour informer les gendarmes au sol, toute la population nous indiquait quels chemins prendre pour leur échapper.
Toute cette solidarité, nous avons pu la transformer en unité politique sur des bases de classe pour aller plus loin. Nous l’avons pu aussi (surtout!) grâce à l’engagement massif des femmes, souvent les plus nombreuses dans les assemblées et sur les barrages. Dans la société antillaise, c’est un critère qui ne trompe pas: quand les femmes s’y mettent, on peut être sûr que c’est du solide et que le mouvement ira loin.
D’où a surgi ce terme si évocateur de pwofitasyon et comment permet-il, si tel est le cas, d’articuler la question sociale à la question coloniale ?
Le mot pwofitasyon a une racine évidente, c’est le profit. Mais en créole, profiter sur quelqu’un, c’est aussi écraser le plus faible. Le plus fort use de toutes ses ressources pour marcher littéralement sur le plus faible. Et pour un Guadeloupéen, ce n’est pas acceptable. Sans doute parce que nous avons encore en mémoire la période esclavagiste où le maître était légalement autorisé à faire tout ce qu’il voulait. C’est resté profondément ancré dans la conscience populaire. Il y a quelque chose qu’on ne peut pas écraser chez l’autre qui est un être humain. Lutter contre la pwofitasyon, c’est ça. Et ça ne peut se faire que s’il y a liyannaj, l’unité contre l’exploitation.
Le mouvement avait une base de classe et cette base de classe fait qu'il est forcément politique. Nous nous sommes rapidement aperçus que ses exigences ne pouvaient être satisfaites dans le cadre du système colonial. Il y a une question qui se pose immédiatement. Quels sont les pouvoirs que nous devrions détenir, en Guadeloupe même, pour résoudre les problèmes: le problème de la terre, le problème de l’eau, celui de la formation, de l’école, de la pêche, et tous ces problèmes que nous ne pouvons résoudre avec les moyens actuels parce que toutes ces institutions, département, conseil général, conseil régional, disposent de budgets dont ils ne rendent pas compte ?
Il faut savoir que 80% des jeunes entre 18 et 25 ans sont au chômage, que 35% de la population est au chômage, et que ces 35% sont essentiellement des jeunes. Ces jeunes-là ne pensent pas comme nous. Et je salue ces jeunes qui, à leur manière, sont entrés dans le combat à partir du 16 février, date de la grande répression. Ils ont fait avancer le mouvement à leur manière. Ils ne sont peut-être pas politisés comme nous l’avons été à travers des livres et des lectures, de Lénine, de Trotsky, du général Giap, de Che Guevara…, mais ils se politisent dans le mouvement, dans la lutte au quotidien. Et ils ont très bien compris. Ils nous avaient avertis: «Vous menez votre combat. Nous, les jeunes, n’intervenons pas. Nous allons suivre ce que vous déciderez. Mais si la répression s’abat, alors nous allons répondre à notre manière.»
Parce qu’il faut savoir que si ces jeunes sont touchés dans leur quotidien par les problèmes de l’alcool, de la drogue, du chômage, ils perçoivent bien que quelque chose ne va pas, ou va de travers, dans le pays. Et quand cette jeunesse-là s’est jointe au combat, elle a transformé le rapport de forces entre l’Etat colonial et le patronat d’un côté, les masses populaires en mouvement de l’autre. On a beau dire que les jeunes sont violents, qu’ils n’auraient pas dû faire ceci, ou qu’ils auraient dû faire cela… Il faut leur laisser faire par eux-mêmes leur expérience politique. Et c’est avec ces jeunes-là que nous allons créer une Guadeloupe et une Martinique nouvelles.
Ici, le gouvernement et certains médias ont tenté de stigmatiser et de criminaliser le mouvement, du moins à partir d’un certain moment, allant jusqu'à parler, à propos des barrages, d’un climat non seulement de violence, mais de terreur. Quel a été le rôle de la violence légitime dans la mobilisation ?
Il faut dire que la Guadeloupe a été durablement traumatisée par les événements de mai 1967. En Guadeloupe, aux Antilles, on peut, à n’importe quel moment recevoir une balle perdue. Je ne sais pas d’où est partie la balle qui a tué Jacques Bino 6, mais on tue facilement dans les colonies. Pendant que j’étais à l’hôpital [après avoir été tabassé et traité de sale nègre par les gendarmes], j’ai vu des jeunes qui avaient les muscles des jambes déchirés par des balles qui sont généralement utilisées par la police et la gendarmerie.
Il y a bien un traumatisme de 1967. A l’époque, nous étions très jeunes, mais nous connaissons les victimes de cette répression. Instruits par l’expérience, nous ne cherchons jamais directement l’affrontement. Nous posons des barrages et nous jouons au chat et à la souris avec les gendarmes. Ils enlèvent les barrages? Nous les reposons après leur départ.
Mais le 16 février, les gendarmes n’étaient pas venus pour enlever les barrages. Ils étaient venus casser le mouvement, et pour cela, il fallait lui couper la tête. J’ai en mémoire ce policier qui est entré à 5 heures du matin dans un barrage que nous avions constitué à Gosier. Bloqué par un deuxième barrage, il s’en va. On le laisse partir. Tout le monde sait qu’il s’agit du chef adjoint du service de sécurité en Guadeloupe. Mais on le laisse partir. Il revient une heure plus tard avec des troupes décidées à casser les militants. Nous avons une photo de ce Monsieur en grand conciliabule avec le procureur de la République. Ils semblent s’entendre comme larrons en foire. Sur le terrain, il désigne les militants à arrêter. J’ai beau essayer de m’échapper, impossible. Je suis pourchassé sur trois kilomètres.
Mais on ne peut pas abandonner les gens venus en nombre sur les barrages. La responsabilité veut que nous assumions ce que nous avons entrepris. Que nous assumions les barrages. Et que nous protégions les femmes, les jeunes, les enfants, qui nous ont fait confiance en les posant avec nous.
Je crois qu’il aurait fallu vérifier que les gendarmes, ce jour-là, n’avaient bu que de l’eau et qu’ils étaient lucides. Car ils étaient surexcités. Ils bavaient, littéralement. Leurs chefs étaient obligés de les taper pour les faire reculer. Je n’ai jamais vu, en trente cinq ans de militantisme, de répression aussi féroce, aussi terrible. Les coups pleuvaient pour un oui ou un non, surtout pour un non. Le préfet a beau se défendre, prétendre que la gendarmerie n’a fait que son travail, il y a bel et bien eu une répression féroce. Des dizaines des nôtres ont été blessés, bon nombre arrêtés.
Si, à ce moment, les jeunes n’étaient pas intervenus, s’ils n’avaient pas quadrillé la Guadeloupe, en dressant un barrage tous les cent mètres, la répression aurait été plus terrible encore. Voilà pourquoi je réitère mon admiration envers ces jeunes qui se sont joints au combat. Ils l’ont dit clairement: nous pouvons tuer, mais nous n’allons pas tuer; mais s’ils tuent, nous allons tuer aussi.
La bataille était arrivée à un point tel que le préfet, le secrétaire d'Etat Jégo, tous ont compris qu’ils s’engageaient dans une impasse et que la situation allait dégénérer très sérieusement. Ils ont alors dû reculer. La police a disparu des abords des manifestations. Là où les entreprises étaient occupées, nous avons vu les CRS nous déloger pour rendre les clefs aux propriétaires. Mais nous avons résisté pacifiquement parce que, militairement, le rapport de forces n’était pas en notre faveur.
Les accords Bino en Guadeloupe, puis ceux obtenus en Martinique par le mouvement du 5 février, apparaissent en ces temps de crise où il n’est question que de travailler plus pour gagner moins, ou de ne plus travailler du tout, comme une éclatante victoire, à contre-courant, porteuse d’espérance. On a vu à la télévision des scènes de liesse réconfortantes. Comment vous, caractérisez-vous ces accords, et surtout, comment voyez-vous les suites à leur donner ?
En Guadeloupe, contrairement à la Martinique, le Medef n’a pas signé les accords. Autrement dit, il faut forcer les entreprises Medef à adhérer à l’accord Bino. Or, pratiquement tous les patrons se réclament du Medef. Lorsque l’accord a été conclu et la grève suspendue, nous avons donc décidé au niveau de la CTU que nous ne lâcherions rien. Nous continuons le combat dans les entreprises. Entreprise par entreprise, branche par branche, nous sommes partis en campagne pour faire signer partout le protocole salarial. Cela n’a pas été facile. Hier, quand j’ai quitté la Guadeloupe, nous en étions, pour la seule CTU (je n’ai pas l’information globale) aux environs de 200 signatures. Mais chaque signature a dû être arrachée à la force du poignet. Il a fallu y mettre les moyens, séquestrer s'il le fallait le patron jusqu’à ce qu’il signe.
Les salariés sont mobilisables à toute heure du jour ou de la nuit. Il y a une ambiance étrange en Guadeloupe. A la moindre étincelle, le feu peut prendre à la plaine. Personne n’a intérêt aujourd’hui à ce que le feu dévore l’herbe sèche – nous sommes en période de Carême, c’est la saison sèche. Ils n’y ont pas intérêt. L’accord Bino est un bon accord. Il permet d’augmenter les salaires de 200 euros. C’est très bien. Mais la faiblesse de cet accord, c’est qu’il n’est pas applicable automatiquement. Il faut continuer à se battre dans les entreprises pour le faire signer. Nous sommes donc engagés dans un combat illimité. Nous continuons. Et le salariés sont disposés à continuer.
Quel est le climat au sein du LKP après cette première victoire. L’unité est-elle toujours solide ?
Le climat unitaire est très bon. Nous tenons une réunion hebdomadaire du LKP. Il y a des débats, c’est normal, puisque y participent des organisations politiques qui ne pensent pas la même chose, des organisations syndicales qui n’ont pas toujours marché du même pas, des associations qui ne sont pas forcément politisées. Il faut, chaque fois, formuler une proposition qui rencontre l’aval de tout le monde.
Monsieur Sarkozy a décidé d’organiser des Etats généraux de la Guadeloupe. Des Etats généraux ont une signification historique. Si on convoque des Etats généraux, c’est pour adopter une Constitution, pas pour déblatérer, pour parloter, pour faire du blablabla. Donc, nous ne participerons pas à ces Etats généraux parrainés par les chefs de l’Etat colonial. Nous avons, nous, à tenir notre propre Congrès de fondation pour déterminer l’avenir du peuple guadeloupéen. Il appartient aux organisations progressistes de ce peuple d’en débattre. Nous n’allons pas donner mandat à d’autres pour parler à notre place. Nous le refusons et nous ne participerons pas.
Nous allons faire autrement: tenir, le même jour, un congrès de fondation et on pourra mesurer la différence d’intensité et de contenu entre, d’un côté, un aréopage d’éminences institutionnelles et d’intellectuels aux mains propres (qui se sont gardés de les souiller dans le mouvement populaire) et, de l’autre, les travailleurs, les petits paysans, les petits commerçants, les artisans, les pêcheurs, tout ce qui constitue la Guadeloupe réelle. On verra la différence. C’est notre vœu: qu’il y ait le même jour, à la même heure, face aux Etats généraux de Sarkozy, un Congrès de fondation du peuple guadeloupéen.
Autrement dit, il s’agirait de développer une légitimité populaire alternative à l’initiative institutionnelle du pouvoir colonial. Ce contre-pouvoir aurait clairement une signification sociale dans la mesure où il poserait ses propres exigences face à l’Etat. Mais il aurait inévitablement une logique politique. Comment s’articuleraient la question sociale et la question nationale, y compris la perspective d’indépendance ?
C’est extrêmement difficile parce que la demande de départementalisation, d’affiliation juridique – pas culturelle! – est venue à l’origine des organisations progressistes. Pour échapper à la domination sans partage et à l’arbitraire des békés, les travailleurs se disaient qu’il valait mieux bénéficier des lois de la République qui – dans une certaine mesure – protègent les salariés. Après l’abolition de l’esclavage, cette revendication a donc été portée par le premier syndicaliste guadeloupéen, Légitimus, et plus tard par le Parti communiste guadeloupéen. Ce sont les progressistes qui ont réclamé ce rattachement juridique. En même temps, on s’est vite aperçu que l’affiliation juridique ne favorisait pas l’égalité entre travailleurs. Et Césaire a eu cette belle formule: «Sommes-nous des Français à part entière, ou des Français entièrement à part?» Il posait la bonne question.
Il y a donc le sentiment qu’il faut encore gagner ce dont bénéficient les travailleurs français, mais qu’en même temps ce n’est pas satisfaisant parce qu’un peuple a le droit de se gouverner lui-même. Nous avons le droit d’exercer un pouvoir nous permettant de résoudre nous-mêmes nos problèmes. Il y a donc des courants indépendantistes radicaux, mais minoritaires. Mais ce qui semble pouvoir être majoritaire aujourd’hui, dans le pays, c’est l’idée d’avoir une assemblée locale dotée du pouvoir exécutif lui permettant de répondre à nos propres problèmes. Les masses ont toujours tendance à poser le problème de savoir quelles sont et où sont les personnalités capables de faire ceci ou cela; où sont les personnes de confiance… Or, elles ont aussi de moins en moins confiance dans les élus. Elles élisent la personne, le maire, le député, le conseiller général, mais en même temps elles s’en méfient.
Il y a là une ambiguïté que nous ne parvenons pas encore à dépasser. Mais il faut commencer par un bout, le bout sur lequel tout le monde s’entend. Et ce bout, c’est que la situation coloniale ne peut pas perdurer. Nous avons à poser et à résoudre par nos propres moyens un certain nombre de problèmes. Autrement dit, il faut probablement continuer, pour un certain temps, à partager le pouvoir avec l’Etat français. Mais l’Etat français ne peut être omnipotent en Guadeloupe. Ça, c’est clair.
Tu parles de partager – transitoirement – le pouvoir. Il s’agirait donc d’une forme durable de double légitimité ou de double pouvoir ?
On doit commencer par un bout. L’expérience nous dira la suite. C’est en marchant qu’on trace le chemin. Un référendum sur l’indépendance, c’est réglé, aujourd’hui nous le perdrions. Mais une mobilisation populaire, sans référendum, pour dire: voilà ce que nous voulons pour le pays, nous voulons un exécutif avec des élus issus de nos rangs, qui nous représenteront, des gens qu’on connaît, à qui l’on fait confiance, et que nous pourrons aussi virer s’ils trahissent leurs engagements, car on exercerait un contrôle permanent sur ces gens-là… Ça, c’est possible. Ça peut marcher.
Quelles sont nos prérogatives sur la question de la terre pour commencer? A qui appartient-elle? A ceux qui la travaillent, selon la formule consacrée. Mais alors il faut décider ce que nous plantons, ce que nous récoltons, comment nous le transformons, comment nous développons le pays, comment nous créons des emplois durables, comment nous formons cette jeunesse, comment nous traitons la question de la pêche. Aujourd’hui, les eaux guadeloupéennes sont presque vides. Il n’y a jamais eu de protection sérieuse de la faune maritime. N’importe qui peut faire n’importe quoi. C’est un pays à reconstruire. Sur la question économique, sur la question du code du travail…
On a, par exemple, un code du travail qui correspond à l’état des rapports de forces entre les travailleurs de France et la bourgeoisie française. Ça ne veut pas dire grand chose en Guadeloupe, même si, quelque part, ce code du travail protège encore – de moins en moins – les travailleurs guadeloupéens. Quand on sait que le tissu économique est constitué pour l’essentiel d’entreprises de moins de trente salariés, que 70% de ces salariés ne sont pas protégés, n’ont pas droit à des négociations annuelles obligatoires, qu’ils n’ont pas de comités d’entreprise, etc. Ce code du travail mérite donc d’être redéfini. Il faut aussi savoir que 80% des syndiqués guadeloupéens n’ont aucun lien avec les centrales françaises. Ne faut-il pas reconnaître le fait syndical guadeloupéen?
Aujourd’hui, ces questions ne sont pas posées. Nous avons une espèce de direction institutionnelle bicéphale monstrueuse avec le préfet, le conseil général, le conseil régional monodépartemental. Ces différents pouvoirs s’entrecroisent et se neutralisent. Rien ne se passe. Rien ne se fait. Chacun se renvoie la balle. Et les Guadeloupéens en ont marre. Ils en ont assez. Parce qu’ils ne voient aucune perspective, surtout pour la jeunesse.
Il s’agirait donc de se réapproprier des attributs de légitimité, en matière d’orientation économique, d’éducation et de formation, de moyens d’information et de communication, de fiscalité, de contrôle et de choix budgétaires…
Absolument. Il ne faut pas laisser penser que la France déverse sur la Guadeloupe des tonnes d’euros. Nous participons par nos impôts au budget de l’Etat français. Pire, nous sommes une société de consommation. La Guadeloupe est dix-huit fois moins peuplée que le Sénégal. Mais nous consommons dix-huit fois plus que le Sénégal. Autrement dit, ce que nous importons, c’est davantage que ce que consomme l’ensemble de la population sénégalaise. Et à travers les marchés captifs de cette consommation, il y a la taxation qui rend les produits extrêmement chers, alors que les taxes retournent vers les caisses de l’Etat colonial.
Petit à petit, avec la non-production, nous sommes pour ainsi dire transformés en tubes digestifs. Dès lors qu’on ne produit pas soi-même les moyens de sa subsistance, on devient passif. Le cerveau se vide. Les mains ne travaillent plus. On panse, mais on panse avec un a. Il n’y a rien de plus terrible pour un peuple que de se retrouver dans une situation d’assistanat, d’être en attente de la position de l’autre, subordonné. Je crois que les peuples sont comme les êtres humains. Ils sentent la mort. Notre mouvement, c’est aussi ça: une résistance contre la mort lente, contre l’agonie de notre peuple. Une volonté de vivre, malgré tout.
Le pouvoir a aussi tenté de stigmatiser le mouvement et le LKP en l’accusant de racisme contre les Blancs…
Bien sûr! Mais ça nous fait rire. Un seul exemple. Lors d’une manifestation à Sainte Anne, qui est une petite ville balnéaire, j’ai assisté à un spectacle extraordinaire: deux cars de touristes; les touristes demandent aux chauffeurs de s’arrêter; ils descendent des cars et s’intègrent à la manifestation avec des drapeaux rouges ; et ils nous disent: nous sommes des touristes, mais vous ne pouvez pas savoir depuis combien d’années nous mettons de l’argent de côté pour avoir droit, nous aussi, à un petit voyage; nous sommes des travailleurs comme vous, et ce que nous voyons ici, en Guadeloupe, nous aurions bien aimé qu’il se passe la même chose à Paris. Et ça n’est pas arrivé une seule fois, mais des dizaines.
Jamais, dans aucune manifestation, il n’y a eu le moindre acte de racisme. Il y a des fonctionnaires de France en Guadeloupe. Ils participent aux manifestations, comme tout le monde. Ils participent aux débats, comme tout le monde. Personne n’a dit, jamais, «tu es blanc, tu te tais», jamais. La question n’a jamais été raciale, et encore moins raciste. Pour nous, ça a toujours été une question de classe. Et quand nous disons «La Gwadloup se tan nou ! La Gwadloup a pa ta yo !» 7, le «nous» en question c’est nous les travailleurs, quel que soit le travailleur s’il a le sentiment d’appartenir au peuple. Il peut être haïtien, dominicain, venir de France ou d’ailleurs, s’il participe au combat populaire, la Guadeloupe lui appartient aussi. La Gwadloup a pa ta yo !, ça veut dire qu’elle n’appartient pas aux profiteurs, à ceux qui viennent s’enrichir pendant cinq ans parce qu’il y a des lois de défiscalisation, et qui se cassent en laissant nos jeunes sur le carreau. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Nous occupons les entreprises parce que nous ne voulons pas que le produit de la sueur de nos salariés tombe dans les mains de ces profiteurs.
Le racisme, en l’occurrence, il était de l’autre côté. Nous avons été insultés. Il suffit de regarder les photos de la table de négociations. D’un côté les représentants du LKP, de l’autre ceux du gouvernement français. On dirait une photo de l’Afrique du Sud avant l’arrivée au pouvoir de Mandela.
Il y a 300 à 400 000 Antillais en métropole, dont un bon nombre travaille à la poste, dans les hôpitaux, dans les services. On a pu voir devant certains hôtels des piquets de grève, majoritairement composés d’Antillais, avec des panneaux revendiquant «200 euros, comme en Guadeloupe !». Quel écho penses-tu que votre mouvement peut avoir auprès d’eux ?
Cela aura des effets positifs, forcément, dans la mesure où pendant des semaines chaque Antillais a été pendu à son téléphone, à son téléviseur, pour savoir ce qui se passait. C’est extraordinaire. Les colonies sœurs, Guadeloupe et Martinique, sont entrées en lutte presque en même temps. Même si le sentiment national n’est pas très développé chez les Antillais de métropole, cela ne peut pas ne pas avoir d’effets et de conséquence sur leur réflexion quant à l’avenir du pays, quant au mouvement ouvrier, et quant à la partie du mouvement ouvrier antillais vivant en France.
Notre mouvement a immédiatement eu un caractère internationaliste. Les revendications que nous avançons peuvent rencontrer un écho en Colombie, au Mexique, ou ailleurs. En fait, ce sont des revendications qui concernent tous les travailleurs. Cinquante-cinq jours de grève générale, c’est énorme. Mais nous avons à tirer en retour des leçons des luttes en Amérique latine, des résistances sociales qui renaissent en Amérique du Nord, des mobilisations en Europe, en Grèce. Nous ne sommes pas à part. Nous faisons partie d’un mouvement international des travailleurs.
Au début de cet entretien tu as signalé le paradoxe selon lequel la faiblesse relative des organisations politiques a, dans une certaine mesure, favorisé la naissance du mouvement en portant les organisations sociales au premier plan. Mais quelles peuvent être, à présent, les effets moléculaires de cet événement majeur sur le paysage politique antillais ?
Maintenant, il faut bien que les organisations politiques se posent les vraies questions. On ne peut pas ronronner, répéter, ressasser. Il faut porter l’imagination au pouvoir, comprendre en profondeur le pays réel. On sait que, parfois, la théorie, même si elle est nécessaire, peut être grise. Les travailleurs attendent quelque chose.
J’ai observé attentivement le passage d’Olivier Besancenot en Guadeloupe. C’est extraordinaire. Les jeunes se sont reconnus en lui immédiatement, sans chercher à savoir s’il est français, polonais, ou quoi que ce soit. Il tient un discours radical et de classe, c’est l’essentiel. Les rencontres qu’il a eues, l’accueil qui lui a été réservé, personne n’a eu un accueil pareil. Olivier arrivant en Guadeloupe, l’aéroport était en émoi, le préfet sur les dents. A RFO, les travailleurs en grève lui ont fait un triomphe. Sur le port autonome, il ne pouvait pas faire un demi pas. C’est un signe. Ça veut dire quelque chose. Ce signe doit nous orienter. Ces travailleurs avec lesquels nous avons lutté des dizaines de jours – nous avons mangé ensemble, dormi ensemble, fait des grèves marchantes de vingt-cinq kilomètres, partant à 200 pour faire débrayer sur notre passage et finir à 3000 –, ces travailleurs attendent autre chose que les partis en place. Ils veulent une proposition radicale, qui ne sera pas majoritaire, mais qui aura le mérite d’indiquer une autre voie pour ce pays et pour la classe travailleuse de ce pays.
Le 2 avril 2009.
Entretien réalisé par Daniel Bensaïd et Grégoire Chamayou.
Notes
1 LKP : Liyannaj kont pwofitasyon (littéralement, en créole: Union contre l’exploitation outrancière).
2 Les 26, 27 et 28 mai 1967, les gardes mobiles ont tiré sur les travailleurs et la population dans les rues de Pointe-à-Pitre, faisant plusieurs dizaines de morts et de blessés.
3 Georges Lemoine, secrétaire d'Etat aux DOM-TOM de 1983 à 1986.
4 CTU : Centrale des travailleurs unis. Alex Lollia est membre de son secrétariat général.
5 UGTG : Union générale des travailleurs de Guadeloupe ; CGTG : Confédération générale du travail de Guadeloupe
6 Jacques Bino, militant syndicaliste, a été tué par balles en pleine mobilisation. En hommage, son nom a été donné aux accords sanctionnant la victoire du LKP.
7 «La Guadeloupe, c'est à nous, la Guadeloupe, c'est pas à eux !»