Publié le Jeudi 28 avril 2011 à 17h57.

« Les structures du régime de Moubarak sont quasiment intactes ». Entretien avec Hossam El-Hamalawy

Hossam El-Hamalawy est un des bloggueurs les plus connus d'Egypte et un militant respecté de la gauche révolutionnaire égyptienne. Marxiste déclaré, diplômé en économie et en sciences politiques de l'Université américaine du Caire, il a commencé très tôt à travailler comme journaliste pour des journaux égyptiens, ainsi que pour le Los Angeles Times, car l'Université lui a fermé les portes comme professeur à cause de ses idées et de son engagement militant. En 2000, il a été arrêté pour avoir participé à une protestation contre Israël pendant la 2e Intifadah palestinienne. Depuis lors, son nom figure sur les listes noires du régime. En 2003, il a activement collaboré à l'organisation de manifestations contre l'occupation de l'Irak. Peu après, il a laissé le journalisme pour se consacrer entièrement au militantisme. Il a créé le blog arabawy.org comme plateforme et tribune de la lutte contre Moubarak et pour les droits des travailleurs. Quand les grandes mobilisations sur la Place Tahrir ont commencé le 25 janvier, El-Hamalawy, dans son anglais impeccable, est devenu l'un des visages internationaux les plus connus de la révolution. Il collabore aujourd'hui à la création d'une nouvelle force politique, le Parti des Travailleurs, et ils soutient plus que jamais les ouvriers qui, chaque semaine, organisent des grèves dans les entreprises égyptiennes.

Es-ce que l'Egypte vit réellement une révolution ?

Il s'agit bien d'une révolution. Une révolution qui ne fait que commencer et qui, bien entendu, n'est pas encore terminée. Moubarak est tombé, mais les structures de son régime sont quasiment intactes. Les généraux de Moubarak gouvernent au travers du Conseil militaire: le Maréchal Tantawi, le chef de l'Etat-Major, Sami Anan et d'autres généraux devraient êtres poursuivis en justice pour corruption, au même titre que les responsables d'autres institutions parce que ce sont eux qui ont soutenus la dictature pendant toutes ces années.

Les militaires contrôlent près de 35% de notre économie, beaucoup d'entreprises appartiennent à l'armée. Un tel niveau de contrôle démontre avec certitude leur appartenance à la machine corrompue du système.

Les personnages clés de la police secrète (connue comme la « SS » pour son sigle en anglais: State Security) sont toujours en place et la création d'une Agence de Sécurité Nationale n'est, pour l'instant, qu'un simple ravalement de façade. Le journal « Al-Ahram » a informé que 75% des anciens officiers de la « SS » étaient recasés dans d'autres départements des forces de police. Ces hommes ont pratiqué la torture, ce sont des criminels, des violeurs et des corrompus. Et les 25% restants ont intégré la nouvelle Agence de Sécurité.

De nombreux criminels qui ont été impliqués dans les affaires les plus sales de corruption du régime se retrouvent aujourd'hui au Ministère de l'Intérieur. Le numéro 2 de l'ancien directeur de la « SS », Hissam Abou Gheida, qui a activement participé à la destruction de documents compromettants suite à la chute de Moubarak et qui a été personnellement impliqué dans mon arrestation et torture en octobre 2000 et dans d'autres cas entre 2000 et 2003, vient d'être nommé assistant pour le département de sécurité et de surveillance du Ministère de l'Intérieur.

Je peux continuer ainsi longtemps et donner d'autres nom de tels personnages dans les institutions. Les gouverneurs, par exemple, sont toujours les mêmes. Ce sont les gouverneurs de Moubarak, ceux qui réprimaient la population et ont attaqué les manifestants. Et on a les mairies, l'authentique machine de corruption, parce qu'elles sont chargées d'octroyer les licences pour l'eau, pour le revêtement des rues, pour les constructions. Par exemple, dans ce quartier du Caire où nous sommes en ce moment (Nasr City), ce devait être une zone avec des maisons basses et regarde autour de toi, il n'y a que des tours.

Ainsi, oui, c'est une révolution, mais qui n'est absolument pas terminée, elle n'a fait que commencer. Si nous nous arrêtons ici, si nous écoutons ceux qui disent « arrêtons nous, retournons à notre vie quotidienne normale, ayons confiance en l'armée », alors nous sommes perdus, nous creuserions notre propre tombe.

Le Front National pour la Liberté et la Justice, le Parti des travailleurs, l'Alliance populaire socialiste... de nombreux regroupements et partis de gauche sont en train de se créér. Mais ne sont-ils pas trop faibles et divisés ?

Selon moi, il n'y en a pas assez. Nous en avons besoin de plus. L'Egypte est un pays de 85 millions d'habitants. Les partis que nous avions avant sont ceux que nous appellons les « partis de papier »: ils existent, mais n'ont aucune racine, aucune base sociale, ils n'étaient pas dans les rues. Nous avons également besoin de nouvelles formes d'organisation, non seulement des partis, mais aussi des syndicats, des associations étudiantes, culturelles, de voisins ou musicales, qu'importe!

J'oeuvre à la construction du Parti des Travailleurs et pour que ce dernier ait un projet révolutionnaire, mais je ne peux pas monopoliser l'échiquier et dire « pas d'autres partis! ». Nous devons laisser libre cours à toutes les initiatives spontannées de gens qui veulent créer des partis afin d'avancer. S'il en y a cinq qui se rassemblent et s'associent, cela aidera la révolution; si au lieu de cinq ils sont cinquante, c'est encore mieux. Il est bon que les gens créent des instruments contre l'oppression.

Mais avec autant de partis de gauche, il sera difficile d'obtenir des élus dans les élections de septembre...

Honnêtement, je ne me préoccupe pas trop des élections car je sais que quoi qu'il se passe, elles ne vont pas nous favoriser. Nous sommes dans un processus de transition. Si nous nous asseyons et attendons, tout restera dans les mains des généraux de Moubarak. Si nous perdons du temps à nous occuper des élections, nous perdrons la bataille sur le terrain, qui est la plus importante aujourd'hui.

Il faut concentrer tous nos efforts dans les initiatives dans la rue pour tenter de chasser les généraux. Quand nous nous seront débarassés d'eux, nous pourrons seulement commencer à parler d'élections, d'un nouveau parlement, de nouvelles institutions...

Comment y parvenir ?

Je ne dis pas que nous devons nous affronter frontalement à l'armée, ce serait complètement absurde, idiot, improductif, nous leur donnerions l'excuse parfaite pour qu'ils luttent contre nous. Mais il y a d'autres méthodes qui sont actuellement appliquées et qui donnent des résultats; les protestations permanentes dans la rue, les grèves, la création de syndicats indépendants et l'union des travailleurs, qui dans certains cas sont en train de chasser leurs dirigeants corrompus et d'en désigner de nouveaux.

Si ces initiatives d'unions face aux corrompus se développent dans tout le pays, c'est tout le système actuel qui s'effondre. En outre, il faut prendre en compte le fait qu'il y a des centaines d'officiers de l'armée qui ne sont pas satisfaits avec la situation actuelle. Nous avons en face de nous en réalité deux armées et il est nécessaire que cette division se matérialiste, il faut que ces officiers et ces soldats qui croient en une Egypte meilleure et propre fassent le ménage dans leur propre institution.

De même, nous avons besoin que les étudiants nettoient la corruption dans les université et que les travailleurs le fassent dans les usines. Et c'est à cela que je me consacre avant tout.

Pourquoi es-tu aussi certain que les partis de la gauche réelle vont perdre les élections ?

Ils vont les perdre non pas parce que les gens n'acceptent pas leurs idées, comme celles de nationaliser les entreprises privées, de modifier les relations avec Israël, d'expulser l'ambassadeur d'Israël, d'avoir des lois qui favorisent une redistribution juste des richesses, etc. Il est clair que les gens soutiennent de telles demandes.

Mais ce qui se passe, c'est que les forces révolutionnaires ne sont pas encore organisées, parce qu'on ne nous laissait pas agir librement pendant la dictature. Nous commençons à zéro et les élections auront lieu bientôt, en septembre. Et nos ennemis, eux, sont sans cesse plus organisés: les membres de l'ancien parti de Moubarak, certains membres de l'armée, les salafistes... Oui, il est probable que je sois pessimiste sur le résultat, mais ce n'est pas le plus important, il faut nous concentrer maintenant sur les efforts pour faire tomber le système de corruption actuel.

Ces ennemis de la révolution agissent-ils ensemble, comme l'indiquent certains analystes égyptiens ?

Je crois que, au début, ils agissaient de manière spontannée. Ils perdaient leurs privilèges et luttaient pour les maintenir. Mais, jour après jour, certains secteurs sont de plus en plus coordonnés. Il y a quelques signes de cela: premièrement l'ancienne police secrète est en train d'être réformée par le gouvernement en maintenant une bonne partie de ses anciens membres et officiers. Deuxièmement, il y a une fraction du parti de Moubarak qui tente de revenir à la politique au travers des autres « partis de papier », qui existent toujours.

Et la répression n'a pas cessé. Récemment, des militaires ont dispersés des manifestants en tirant à balles réelles, avec brutalité et y compris en tuant des gens désarmés. Les arrestations et les jugements de personnes innocentes auprès de tribunaux militaires continuent.

Quel type d'aide extérieure serait utile pour vous ?

Nous rejettons toute sorte d'intervention de la part des gouvernements étrangers. Nous ne voulons rien d'Obama, mais nous attendons beaucoup des syndicats étatsuniens et européens ou des défenseurs des droits humains, avec lesquels j'ai des contacts depuis de nombreuses années.

Que est le rôle actuel des Etats-Unis dans la région ?

L'Egypte est le principal client arabe des Etats-Unis, après Israël, Moubarak était celui qui recevait le plus d'aide de Washington. Si son système s'effondre, si la révolution triomphe, tout le Moyen Orient tombera, parce que l'Egypte est la pierre angulaire dans la région. Israël s'en trouverait directement menacée, tout comme le flux continu de pétrole vers les Etats-Unis, le passage des navires de guerre US par le Canal de Suez, etc.

Les Etats-Unis ne peuvent pas intervenir militairement, ils ne peuvent pas envahir le Caire pour stopper la révolution. Mais ils peuvent s'impliquer dans la contre-révolution. En fin de compte, ce sont eux qui financent l'armée égyptienne. Et ils investissent beaucoup d'argent dans le secteur civil de la société, au travers d'organisations civiles démocratiques, pour capter et récupérer les gens de certains milieux.

Les dictatures qui nous entourent ne sont pas non plus intéressées à ce que la révolution triomphe. Elles sont mortes de peur en voyant ce qui s'est passé ici. Et je ne crois pas non plus que les gouvernements européens sont très heureux, ni les multinationales qui ont des intérêts en Egypte, elles ne sont pas à l'aise avec ce qui se passe.

La Libye partage une frontière avec l'Egypte. De quelle manière peut-on relier le cours de la révolution égyptienne avec l'intervention militaire en Libye ?

D'après moi, l'intervention occidentale en Libye est une catastrophe, parce que les révolutions arabes se produisent justement en partie contre la présence militaire occidentale dans la région. Nous ne pouvons pas inviter les mêmes forces qui bombardent l'Afghanistan, qui collaborent à l'occupation de l'Irak, qui sont étroitement liées à Israël et aux régimes du Golfe, à intervenir.

N'importe quel gouvernement qui émergera en Libye à la suite d'une intervention militaire occidentale sera un régime pro-occidental et cela aura un impact négatif sur la révolution égyptienne.

On peut imaginer ce que la présence de troupes occidentales supposera à nos frontières: il existe déjà des rapports sur la présence de conseillers militaires occidentaux entraînant les rebelles dans l'est de la Libye, d'agents de la CIA recueillant des informations... D'autre part, s'ils sont si préoccupés que cela par le sort des civils, pourquoi n'établissent-ils pas une zone d'exclusion aérienne sur Gaza, où Israël tue des femmes et des enfants, comme ailleurs également?

Quel est le rôle des femmes et de la gauche égyptiennes ?

Il y a de nombreuses femmes engagées dans la politique et dans le militantisme. Mais l'Egypte, tout comme d'autres pays dans la région, et pas seulement les pays musulmans, est un pays sexiste, machiste, où les femmes sont traitées comme des citoyennes de second ou de troisième rang.

Il existe des mouvements féministes importants, mais ils sont issus de la classe moyenne et pour la classe moyenne, ils ne s'occupent pas de la lutte des travailleuses dans les usines, ils ne pas vont pas les visiter quand il y a des grèves. Et je crois que c'est dommage. On ne peut pas ignorer le lien entre la lutte pour l'égalité de genre et la lutte des classes.

Dans toutes les protestations, les femmes de la classe ouvrière jouent un rôle très important, y compris en tant que dirigeantes. Il y a le cas des grèves de Mahalla en 2006, initiées par les femmes au cri « Les femmes sont ici, mais où sont les hommes? ». Ce fut le début de la révolution actuelle. Et les femmes ont été depuis lors sans cesse au front, jusqu'à Tahrir, où elles ont participé à l'égal des hommes et beaucoup sont mortes dans les batailles.

Ce qu'il faut obtenir, c'est que ce protagonisme dans la lutte se communique et perdure dans la vie quotidienne, dans les relations de travail. Il y a du conservatisme, du sexisme et de nombreux cas de harcèlement ou de violence sexuelles et il faut encore accomplir une révolution sexuelle. Mais pour que cette situation change, nous avons besoin d'une révolution qui englobe tout le reste.

Entretien réalisé par Olga Rodriguez pour le site « Periodismo Humano »

http://minotauro.periodismohumano.com/2011/04/25/la-estructuras-del-regimen-de-mubarak-permanecen-casi-intactas/

Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be