Publié le Mercredi 19 novembre 2025 à 08h00.

Notes sur la poussée historique de l’extrême droite en Grande-Bretagne

Sur fond de faillite du bipartisme historique, de brutalisation sociale continue et après des années de racisme d’État et de complicité de génocide, diverses nuances de l’extrême droite britannique s’assurent désormais une audience de masse inédite, qui s’est cristallisée lors d’une manifestation à Londres qui a réuni 150 000 manifestants à Londres à l’appel d’un fasciste islamophobe déclaré. Intérêts fossiles, armement, évasion fiscale et israélisme : premiers repères pour comprendre cette évolution.

Le 13 septembre 2025, une manifestation appelée par une figure notoire de l’extrême droite fasciste anglaise, Tommy Robinson (Stephen Yaxley-Lennon, de son vrai nom) a réuni entre 110 000 et 150 000 personnes à Londres. Par son ampleur, sans précédent en Grande-Bretagne, cet évènement marque un seuil de l’audience de l’extrême droite — ses thèmes et affects mobilisateurs — et de la résurgence fasciste d’échelle internationale.

Parmi les divers facteurs et temporalités à prendre en compte, on pense à la trajectoire historique d’une vingtaine d’années dans laquelle l’épisode s’inscrit et vient faire date : la focalisation raciste sur l’immigration doit peu aux représentants de l’extrême droite elle-même et beaucoup à la violence des discours politiques et médiatiques et à l’inflation législative toujours plus agressivement « hostile »1 qui s’en est autorisée depuis environ quinze années. Autant préciser d’emblée qu’en la matière, les responsabilités travaillistes à partir de la fin des années 2000 sont immenses. On pense ensuite à la conjoncture politique, nationale et internationale, dont la manifestation du 13 septembre est une cristallisation : crise profonde des forces du bipartisme historique (travaillistes et conservateurs), audience de la formation d’extrême droite Reform UK dirigée par Nigel Farage et Richard Tice, et centralité de la question palestinienne et du génocide, sur fond de dégradation sociale ininterrompue. 

Mais pour commencer, un aperçu du personnel réuni et de ses principaux thèmes — aussi prévisibles soient-ils — paraît nécessaire. On voudra ensuite attirer l’attention sur certaines, au moins, des conditions matérielles de l’évènement ; les forces et les ressources qui en déterminent la possibilité, les figures, et qui en définissent le contenu et l’expression. 

Placée sous la bannière de la « liberté d’expression », autrement dit, du bon sens pluraliste et démocratique, l’évènement a réuni nombre de fractions de l’extrême droite britannique, mais également européenne, australienne, et américaine. Les participants ont pu entendre des interventions d’Elon Musk ou d’Éric Zemmour (accompagné de Jean Messiha), mais également Petr Bystron pour l’AfD2, ou encore la figure de l’extrême droite chrétienne néérlandaise Eva Vlaardingerbroek (un million de followers sur X, plus de 390 000 sur instagram et présente sur Foxnews, GBnews, et les supports en ligne du parti d’extrême droite des Démocrates suédois, entre autres). 

Étaient encore invités, le fondamentaliste chrétien pentecôstiste néo-zélandais Brian Tamaki, convaincu que la pandémie de 2020-22 ou que le cyclone Gabrielle étaient autant de punitions divines pour nos égarements loin de Dieu, entre pornographie, droits des homosexuels et avortement ; l’israélo-australien Avi Yemini, ancien membre de l’armée israélienne, provocateur notoire qui lors d’une manifestation contre l’emprisonnement de Robinson en 2018, s’était déclaré « le plus fier juif nazi au monde », Ezra Levant, fondateur du site Rebel News et connu comme le « Steve Bannon canadien », ou la Britannique Katie Hopkins, régulièrement aperçue au côté de Robinson, un temps personnalité médiatique grand public familière pour qui les demandeurs d’asile, sont des « cafards » se répandant dans « nos villes […], plaies purulentes infestées d’un grouillement de migrants et de demandeurs d’asile auxquels on jette des allocations comme des billets de monopoly ». D’autres personnages d’un genre comparable, venus d’Espagne, de Belgique, d’Irlande, ou du Danemark, ont été invités à proposer leur contribution.

 

Rhétorique libertarienne raciste et complotiste : matrice idéologique de l’extrême droite 

Tommy Robinson, à l’initiative de la manifestation du 13 septembre, est devenu le point de convergence de cette vaste mouvance ultra-conservatrice et fasciste nourrie d’un puissant imaginaire victimaire dont la martyrologie lui réserve désormais une place centrale. Loin d’avoir été disqualifié et marginalisé par son passé de hooligan, de membre d’une organisation néo-nazie notoire (British National Party de 2004 à 2005) puis de fondateur d’une organisation ultra-nationaliste et islamophobe (English Defence League, EDL, de 2009 à 2013), Robinson est parvenu au statut d’incarnation exemplaire de victime du système. Personnage gouailleur d’extraction modeste, abandonné par son père à l’âge de deux ans, il a vu sa riche carrière de délinquant récidiviste (entre exclusions des réseaux sociaux pour incitations à la haine et cinq séjours carcéraux pour fraude au passeport, entrave à la justice, agressions, détention de stupéfiants, fraude hypothécaire) se muer en titre de bravoure et de gloire face à la malfaisance à la fois oppressive et occulte d’un « système » dont il dévoilerait aujourd’hui les crimes. 

Selon cette version des choses, le pouvoir réprimerait la liberté d’expression («free speech») afin d’empêcher que l’on dénonce son rôle dans le « grand remplacement », « l’immigration incontrôlée » et l’extinction de la « civilisation occidentale », « l’islamisation de nos sociétés » et la menace du « jihad » généralisé. Une vision cauchemardesque concentre l’horreur de cette logique exterminatrice secrète dont « nous » serions les victimes méprisées et ignorées : « le viol de nos filles » par des migrants accusés non seulement d’agressions sexuelles sur mineures, mais pire encore, d’organisation de réseaux (grooming gangs) d’exploitation sexuelle des mineures.

Il vaut la peine de s’arrêter, même trop brièvement, sur ce motif du « viol » (« de nos filles »). S’y retrouve, pour commencer, une ancienne panique face au mélange racial propagé par l’étranger non-blanc, sauvage et insatiable — plusieurs femmes, beaucoup d’enfants — incomplètement civilisé et, de fait, demeuré à un état de nature plus ou moins anomique et destructeur de nos normes. Ce personnage fantasmatique de l’imaginaire raciste le plus classique, proto-animal et présumé chroniquement en surnombre, migrerait pour venir jouir sans limite ni scrupule des largesses d’un État national-social auquel il n’aurait jamais contribué. Tandis que le brave et loyal contribuable accepte diverses privations (et doit se contenter de la promesse lointaine de jouissance que lui fait miroiter une immense industrie pornographique, ce dès les premières pages de la presse quotidienne à grand tirage), le migrant profiteur, lui, se rend alors coupable de « l’effondrement civilisationnel » général. 

Il est a noter que ni Robinson ni Musk, ni Zemmour, ni Bystron, ne parviennent à faire référence, ne serait-ce que de manière cosmétique et opportuniste, à ce que pourrait être une quelconque dimension sociale concrète du problème déplacé sur le terrain « civilisationnel ». On a typiquement affaire ici à un cas d’évitement et recodage fantasmatique d’une réalité effectivement terrible ; la négligence et la maltraitance systémiques de millions d’enfants au Royaume-Uni, subissant le plus souvent dans le silence de mots qu’ils n’ont pas, l’appauvrissement de toutes les structures de protection, de soins et de suivi3, et exposés à tout un répertoire d’abus et de violences sexuelles, continent sombre dont les organismes dédiés disent ne percevoir que la faible zone émergée4.

Cet imaginaire du « viol » (et toute sa charge sombre d’appétits réprimés) est ainsi celui d’une jouissance primitive à l’origine de l’effondrement « civilisationnel » auquel œuvre « le multiculturalisme ». Il va de soi qu’il reste — et doit rester — déconnecté de tout enjeu de domination masculine, de critique du patriarcat et des violences de genre pour être recodé contre la pensée féministe critique (les violences domestiques, sexuelles et sexistes — dont le viol —, les féminicides, la relégation socio-économique, ou la violence de la pauvreté infantile qui s’abat sur des millions de « nos filles » ne paraissent jamais devoir accéder ici au même rang de mobilisateur d’affects – et en vérité, ici n’existent pas, ou plus, au terme de ce qui porte les traits d’une reconfiguration érotique voyeuriste sadique qui semble en outre présumer une certaine fatalité du viol en dernière instance).

Dans cette perspective, la gauche « multiculturaliste », les féministes et les antiracistes, dès lors qu’ils et elles remettent en cause l’autorité protectrice des pères, des frères et des époux (sur « nos filles »), et dès lors qu’elles et ils défendent les droits des migrants, se voient attribuer une responsabilité directe dans le « désastre social, moral et civilisationnel ». Ou, pour citer Robinson dans sa vidéo intitulée The Rape of Britain : Part One [le viol de la Grande-Bretagne : première partie] : « Plus aucun pays dans le monde n’est pas sans savoir que notre gouvernement, nos services sociaux, et nos forces de police sacrifient une génération de nos filles aux mains [sic] de l’autel du multiculturalisme […] ; il y a encore des jeunes filles, dans chaque ville et chaque grande ville, qui nous sont enlevées, enlevées à leur mère, comme esclaves sexuelles aux mains de gangs islamiques ». Ce même motif se retrouve presque mot pour pour mot dans l’intervention de Petr Bystron, de l’AfD, et sa défense de « notre combat » européen « depuis 2000 ans » : « Nous ne voulons pas que nos filles, nos sœurs, se fassent violer. Nous ne voulons pas que nos frères, nos amis, se fassent poignarder quand ils les défendent ».

Elon Musk, en version écran géant, « clarifie » le problème de fond à sa manière : « Ce que je vois, c’est la destruction de la Grande-Bretagne. D’abord une lente érosion, mais une érosion de la Grande-Bretagne qui s’aggrave rapidement avec une migration massive incontrôlée. Un échec du gouvernement à protéger les gens innocents, dont les enfants qui sont violés en réunion. C’est incroyable ». 

Pour Musk, c’est « la gauche qui veut simplement empêcher le débat et mettre les gens en prison pour avoir pris la parole, comme [Robinson l’a] fait et avoir dit ce qu’ils pensaient. » Et outre le « gouvernement qui ne fait rien et tente de cacher ces crimes affreux », il y la violence de la gauche, désignée comme responsable de l’assassinat de Charlie Kirk trois jours plus tôt aux États-Unis : « La gauche est le parti du meurtre et qui célèbre le meurtre. Pensez-y une minute. Voilà à qui nous avons affaire, ici. » 

On comprend alors, si ça n’était pas assez clair, que c’est contre le « virus de l’esprit woke » [the woke mind virus] et sa logique de terreur « annulatrice » (pour « empêcher le débat et mettre les gens en prison ») qu’a été déployé l’étendard du « free speech », comme une parfaite évidence après plusieurs années de panique morale politico-médiatique anti-wokiste généralisée, et trois jours après l’assassinat de Charlie Kirk, attribué à ce même « parti du meurtre ».

En conclusion de cet échange, Musk confirme l’idée de Robinson selon laquelle la gauche serait la force occulte en capacité de contrôler les gouvernements, et d’organiser les migrations de masse dont elle tirerait ensuite des électorats qu’elle serait par ailleurs incapable de réunir parmi les populations « authentiquement » nationales. « La gauche [parti du meurtre, donc] importe des électeurs […] des gens d’autres nations qui voteront pour eux […] privant ainsi les citoyens de leur pouvoir démocratique. C’est vraiment un problème d’importation d’électeurs ».

On retrouve ici, à peu près terme pour terme, les imputations conspirationnistes classiquement antisémites – mais pour un adepte du salut nazi, la chose ne peut vraiment surprendre — dirigées par l’extrême droite hongroise contre George Soros en 2017 : Soros, le « financier juif » libéral qui œuvrerait à la dissolution des identités nationales en mettant sa fortune au service d’une vaste manipulation des migrants vers l’Europe. Ce même motif, toujours assorti de la référence rapide mais explicite à Georges Soros, est au cœur d’un long entretien proposé sur la chaîne d’extrême droite ardemment pro-israélienne GB News

Rappelons que ce même imaginaire victimaire de « l’invasion » est celui qui avait animé l’auteur néo-nazi de la tuerie de la synagogue de Pittsburgh en octobre 2018 (onze morts). Pour le tueur, Robert Bowers, la Société hébraïque d’aide aux migrants (HIAS) était responsable de l’arrivée de migrants d’Amérique centrale et de « musulmans maléfiques » [evil] ; cette société « aime faire venir des envahisseurs qui tuent les gens de chez nous. Je ne vais pas rester là à regarder les miens [my people] se faire massacrer ». Les justifications délirantes des tueries de masse perpétrées par Anders Brevik en Norvège en 2011 sur de jeunes militants de gauche (71 morts) et par Brenton Tarrant dans une mosquée en Nouvelle-Zélande en 2019 (51 morts), n’étaient pas différentes. 

Aux origines du racisme anglais

On peut rester bref sur l’origine de ces figures et motifs rhétoriques. Ils ont une longue tradition dans l’histoire des paranoïas ethno-nationalistes. Mais ils ont surtout une histoire d’activation récente et incessante par les forces politiques du bipartisme britannique au cours des vingt dernières années. Sur ce registre, et comme on l’a déjà indiqué, la social-démocratie travailliste a laissé derrière elle un héritage uniformément toxique à partir des années 2000, entre validation des « justes préoccupations » du British National Party néonazi en matière d’attribution de logements sociaux et lexique de l’« envahissement » et de la « submersion » des écoles par les enfants de migrants et de demandeurs d’asile. Ce langage a été promu par des ministres (de l’intérieur, du travail) en exercice. En 2010, le programme électoral du labour consacrait une rubrique à « crime et immigration : renforcer nos territoires, protéger nos frontières » pour préparer « la prochaine étape du renouveau national ». En 2015, le merchandizing du congrès du parti proposait des tasses portant l’inscription : « Control on immigration : I’m voting labour ». 

Ce catalogue interminable de surenchères nationalistes et racistes a atteint un nouveau seuil critique lorsque le Premier ministre travailliste depuis juin 2024, Sir Keir Starmer, sioniste inconditionnel et soutien assumé du génocide palestinien, s’empresse d’exprimer le premier hommage à l’idéologue raciste américain, Charlie Kirk. On note, en outre, que les condoléances de Starmer et de Kemi Badenoch (dirigeante de l’opposition conservatrice) se sont elles aussi focalisées sur la question de la « liberté d’expression » au nom de laquelle les propos ouvertement racistes, sexistes et les obscurantismes qui les inspirent, doivent avoir toute leur place dans le débat public (ce qui ne saurait valoir pour les dénonciations du génocide et la solidarité palestinienne, comme on a eu amplement l’occasion de le comprendre). 

Au lendemain de la mort de Kirk, et à la veille de la manifestation pour la « liberté d’expression » appelée par Tommy Robinson, Badenoch déclarait : « Le meurtre de Charlie Kirk est un coup porté contre tout ce que représente la civilisation occidentale : débat ouvert, vigoureux et contestation pacifique ». Pour Boris Johnson, Kirk n’était rien moins qu’« un martyr lumineux de la liberté d’expression ». 

Trois semaines plus tard, Badenoch annonçait le plan de fermeture des frontières « le plus dur que la Grande-Bretagne ait jamais vu », plan prévoyant la sortie de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et l’abrogation de la loi sur les droits humains (Human Rights Act de 1998).

De cette manière, outre-Manche, les diverses nuances d’extrême droite peuvent continuer de se contenter de poursuivre et de faire prospérer l’œuvre de formations politiques longtemps hégémoniques et à présent en proie l’une et l’autre à une crise de légitimité d’une gravité inédite. La dette est donc grande à l’égard du tandem Labour-Tory, son multirécidivisme législatif anti-étrangers, ses attaques contre les libertés publiques, sa panique morale « anti-woke », sa complicité et sa normalisation génocidaires. 

Ce qui se retrouve parfaitement, entre autres, dans la médiocrité de ces propagandistes d’extrême droite. L’échange entre Robinson et Musk, les interventions de Zemmour ou Bystron ne présentent aucun charme réthorique pas même le moindre danger ne serait-ce que d’un quelconque charme rhétorique. En cela, le 13 septembre comporte la possibilité d’une jouissance dans une nullité dont l’imaginaire du « viol de nos filles et de nos sœurs » pourrait être une tentative de correction aussi sordide que désespérée. À ce stade, faut-il peut-être admettre, la brutalité rhétorique dépourvue de la moindre sophistication, de la moindre adresse, suffit en tant que manifestation du pur désir de recours à la force, tandis que les milices ICE trumpistes, l’exaltation fasciste de la puissance génocidaire israélienne, ou les émeutes et ratonnades géantes en Grande-Bretagne et maintenant en Irlande, montrent l’avenir.

 

Tech, fossilisme, armement, israélisme et les riches heures du néofascisme

La poussée de l’extrême droite britannique se manifeste de deux manières évidentes. La manifestation du 13 septembre en est une ; l’avance considérable acquise dans les sondages d’opinion par Reform UK, le parti anti-immigration de Nigel Farage, en est une autre. Entre Robinson et Farage se joue la fausse contradiction et la vraie complémentarité qui peuvent exister entre un délinquant-martyr longtemps sans parti autre que sa propre marque en ligne, et un notable déterminé à s’inscrire dans un cadre institutionnel au sein duquel il peut prétendre incarner une relève majoritaire.

Le premier, Robinson, a obtenu le soutien de Musk, lui-même en rupture avec Trump, au détriment du second, le milliardaire ayant jugé Farage trop « faible » sur la question de l’immigration. 

L’extrême droite officielle se distribue donc à présent entre Reform UK (Farage) et Advance UK, scission de Reform UK conduite par Ben Habib, rejoint par Robinson depuis août 2025. Mais à ce stade, leurs nuances peuvent être considérées comme mineures au regard de l’ampleur et de la continuité des forces désormais engagées dans le soutien à cette nouvelle configuration politique.

Robinson, dont l’audience et la fortune sont liées aux réseaux sociaux et à ses ventes de livres « manifestes », doit à Musk d’avoir retrouvé sa « liberté d’expression » sur un nouveau compte X, propriété de Musk qu’il a en outre remercié pour la prise en charge de frais de justice (non confirmée par Musk lui-même). 

Mais c’est à l’israélisme parmi des plus fanatiques que l’ancien néonazi britannique, reconverti en « free speech martyr », islamophobe frénétique et admirateur inconditionnel d’Israël (pour lequel il s’est déclaré prêt à se battre en cas de guerre), doit une grande part de sa prospérité. 

Sa condamnation à treize mois de prison pour avoir filmé illégalement et posté sur facebook le procès de personnes musulmanes accusées d’agression sexuelle (d’où la bannière du « free speech » contre une justice woke acquise à « l’invasion migratoire »), a valu Robinson une campagne d’extrême droite internationale « Free Tommy » (relayée par de nombreux comptes russes ainsi que par Trump lui-même), avec l’appui de la droite pro-
israélienne américaine. L’ultra-sioniste Middle East Forum (MEF) de Daniel Pipes a pris en charge les frais de justice et l’organisation de trois manifestations de soutien à Robinson pour un coût de 60 000 dollars. 

L’Institut Gate-stone, un think-tank pro-Israël, et le David Horowitz Freedom Center, organisme d’extrême droite qui se décrit comme une « école de guerre politique » contre « la cinquième colonne », ont publié des articles en défense de Robinson. En outre, le Gatestone Institute et le MEF bénéficient l’un et l’autre des largesses de Nina Rosenwald, co-présidente d’une firme de placements financiers (American Securities Management), se revendiquant « sioniste ardente » et connu comme la « maman-gâteau de la haine anti-musulmane ».

Un peu plus tôt, le milliardaire de la tech (entreprise Cognex), Robert Shillman, donateur régulier d’institutions pro-israéliennes, avait fait embaucher Robinson par l’organisation d’extrême droite canadienne Rebel Media en 2017-2018, lui attribuant une bourse au montant annuel estimé aux environs de 85 000 dollars. Cette position était en outre assortie de trois postes d’assistant·es, chacun·es rémunéré·es à hauteur de 2 500 dollars par mois. Le patrimoine personnel de Robinson est estimé quelque part entre un et trois millions de livres sterling.

En octobre 2025, le verdict d’un nouveau procès a été repoussé suite à l’invitation officielle adressée à Robinson par le ministre israélien chargé de la diaspora et président de la Knesset, Amichai Chikli. Les précédents de ce genre sont nombreux et l’on peut remonter ainsi jusqu’à 2003 et à l’accueil réservé par Ariel Sharon, alors Premier ministre, au néo-fasciste Gianfranco Fini, admirateur de Mussolini et du mur de l’apartheid alors en construction autour de la Cisjordanie. Toutefois, la venue d’un influenceur sans autre titre que celui d’ex-hooligan islamophobe déroge manifestement au decorum diplomatique autrefois de rigueur. L’initiative a toutefois suscité la colère et l’incompréhension en Israël même, et jusque dans les organisations communautaires juives britanniques, d’habitude si loyalistes à l’égard d’Israël. 

 

Quelle place pour REform UK ?

Qu’en est-il de Reform UK et de ses figures de proue ? Farage, président honoraire, et Richard Tice, dirigeant de Reform UK (qui, contrairement aux autres partis, a un statut d’entreprise privée), ont marqué leur distance vis à vis du « voyou » Robinson. Mais comme Robinson, Farage et Tice sont les relais dévoués et tout à fait serviles de forces plus que jamais déterminées à se passer de normes et contraintes bien trop encombrantes (fiscales, juridiques, environnementales,..), aussi faibles ou cosmétiques puissent-elles être. 

Farage (patrimoine estimé entre 3 et 5 millions de livres) et Tice (40 millions et patriote adepte de l’évitement fiscal), donc deux authentiques hommes du peuple, ont la particularité de disposer l’un et l’autre de leur propre émission sur la Chaîne conservatrice et islamophobe, GB News, lancée en 2021. Dans ce cadre, l’un et l’autre ont eu tout loisir de contester la réalité du changement climatique, « un ramassis d’absurdités », selon Tice.

Forts de cette conviction profonde, et pour le bien de tous, les dirigeants de Reform UK défendent l’exploitation du potentiel gazier de la Grande-Bretagne, sachant que « nous avons potentiellement des centaines de milliards de trésors énergétiques sous la forme de gaz de schiste », selon Tice. Il serait alors « manifestement négligent financièrement, et dans une certaine mesure, criminel, de laisser toute cette richesse sous terre sans l’extraire »

Alliant les actes aux paroles, les élu·es Reform UK, dans des assemblées où ils et elles ont acquis nombre de positions majoritaires depuis les dernières élections locales, ont décidé d’abroger les objectifs de neutralité carbone et d’éliminer les références à « l’urgence climatique » intégrées aux orientations des assemblées régionales ces dernières années. Les budgets ont alors été réaffectés à d’autres priorités, tout en continuant de percevoir les subventions fléchées sur les politiques de transition énergétique. Ont ainsi été annulées des orientations et des politiques récemment mises en route dans les comtés de Durham, du Staffordshire, du Kent, du Derbyshire, ou du Northamptonshire Ouest.

Mais cette détermination dans le déni du dérèglement climatique et le déraillement des quelques efforts existants en matière de transition énergétique, correspond strictement à ce que l’on pouvait attendre d’un « parti » quasi intégralement aux mains de l’industrie fossile. Une enquête parue dans le New York Times en mars 2025 a montré que sur les 4,75 millions de livres obtenus en 2024 par Reform UK, 40 % provenaient d’individus connus pour avoir « ouvertement contesté la réalité du dérèglement climatique, ou de détenteurs d’investissements dans les énergies fossiles et autres industries polluantes ». 

D’autres chercheurs ont montré, pour le site DeSmog, qu’entre décembre 2019 et juin 2024, Reform UK a récolté pour plus de 2,3 millions de livres provenant d’intérêts pétroliers et gaziers et de personnalités climatosceptiques, dont, par exemple, Terence Mordaunt, directeur du Global Warming Policy Foundation, organisme à la pointe de la contestation des travaux sur la science climatique. Ce montant correspondait à 92 % du total des dons au parti-entreprise Reform UK. La plupart de ces contributions sont issues, en outre, de comptes enregistrés dans des paradis fiscaux.

Mais le conflit d’intérêt peut être plus caricatural encore ; Tice et Farage sont les employés d’une chaîne, GB News, dont le propriétaire, Paul Marshall, détient pour 1,8 milliard de livres sterling en actions dans le secteur des énergies fossiles, dont les entreprises Shell, Chevron, Equinor (Norvège) et plus d’une centaine d’autres encore. L’enquête de DeSmog montrait encore qu’en 2022, un tiers des présentateurs de GB News avaient ouvertement remis en cause les travaux sur le climat et la moitié avaient dénoncé les initiatives pour le climat.

Reform UK est également destinataire des dons d’une entreprise d’armement, QinetiQ, très largement bénéficiaire de l’accroissement des dépenses d’État dans le secteur de la défense. «  80 % des revenus de QinetiQ liés à l’armement viennent des seuls contribuables britanniques », selon le Byline Times, manne d’argent public dont l’actionnaire principal de l’entreprise, Christopher Harborne, redirige une partie au profit de Reform UK dont il est le principal financier. Harborne a fait don à Reform UK de près de 14 millions de livres entre 2019 et 2024, et a pris en charge les deux récentes visites de Farage à Trump, en 2024 et 2025 pour un coût total de près de 60 000 livres. 

Entre Robinson et Farage-Tice, on comprend tout l’enjeu et toute la signification de la « liberté d’expression » : entretenir des paniques morales anti-migrants, en perturbant les procédures de justice si nécessaire, et pour répandre le mythe de l’islamisation et du « viol » de l’Occident ; pouvoir contester la recherche climatique au profit du lobby fossile dans le cadre de conflits d’intérêts manifestes, et défendre toutes les logiques d’oppression, jusqu’à l’horreur génocidaire, en continuant de se présenter en victime de la censure féministe, anti-raciste, ou pro-palestinienne, le tout au service de la « liberté » d’extraction, d’évasion, d’exploitation, de pollution et de manipulation, conditions de l’« expression » d’un capital absolu.

Diverses composantes de l’extrême droite britannique pourraient donc être en capacité d’assumer une relève des partis discrédités, ceux qui ont fait leur lit mais qui comptent encore assurer leur survie à coups de nouvelles surenchères anti-réfugiés, islamophobes, et de sadisme réformateur en guise de preuve de crédibilité gestionnaire : l’enfer de cruauté et d’indifférence infligé aux enfants de Gaza vient de loin. 

Ce sont sans doute les symptômes de la transition d’une néolibéralisme parlementaire décrépit vers l’ordre oligarchique qu’il n’a cessé de sécréter et qui est maintenant en passe d’atteindre son plein accomplissement politique. Auquel cas, il faut bien l’admettre, défendre cet indéfendable exige une très grande « liberté d’expression », de pure fabrication, non encombrée par une justice encore capable d’indépendance, des médias et une presse encore libres, une recherche scientifique assumant encore sa vocation critique, et par une quelconque revendication politique d’égalité. 

Une bonne nouvelle pourrait cependant sortir du naufrage en cours des partis qui ont dominé la vie politique britannique jusqu’ici : le travaillisme profondément droitisé et sectaire, inspirant un dégoût quasi- universel, pourrait enfin laisser une chance réelle à l’émergence d’une force de gauche, socialiste, cette fois non plus condamnée au genre d’agitation périphérique et éphémère dans laquelle tant d’enthousiasmes et d’élans ont immanquablement fini par s’essouffler et dépérir jusqu’ici. Reste donc à savoir, et à suivre, le renouveau social démocrate porté par les Verts britanniques et, plus encore, ce qu’il pourrait advenir de Your Party, lancé par les députés Jeremy Corbyn et Zarah Sultana, dont la seule annonce pendant l’été a reçu près d’un million de messages de soutien et de demandes d’adhésion. De quoi faire. Enfin, peut-être. o

  • 1. En référence aux politiques officiellement dites d’environnement hostile à partir de 2012.
  • 2.  Bystron a perdu son immunité parlementaire de député européen suite à des affaires de corruption (au service de Poutine), de fraude et de blanchiment.
  • 3. Lire le rapport du National Audit Office, « Pressures on Children Social Care », 2019.
  • 4. Lire le rapport du Center of Expertise on Child Sexual Abuse, S. Kewley et K. Karsna, « Child Sexual Abuse in 2023/24 : Trends in Official Data », juin 2025. Selon les deux autrices, « Le nombre des enfants victimes d’abus sexuels est bien supérieur à ce qui est porté à l’attention des organismes publics. À partir des données d’enquêtes disponibles, nous estimons qu’au moins un enfant sur 10 en Angleterre et au Pays de Galles est victime d’abus sexuels avant l’âge de 16 ans (Karsna et Kelly, 2021). Selon une estimation basse, le nombre d’enfants victimes d’abus sexuels sur une année est de l’ordre de 500 000. » p.12.