Le régime russe actuel représente une nouvelle forme de fascisme, écrit l’éditorialiste moscovite Ilya Budraitskis. Ce qui le distingue de celui du siècle dernier : il n’a besoin ni de mouvements de masse ni d’idéologie.
Dans les semaines qui ont suivi le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, la Russie de Vladimir Poutine est entrée dans une nouvelle phase de son histoire. Malgré la répression croissante, la Russie autoritaire mise en place au cours des vingt dernières années autorisait encore récemment une liberté d’expression limitée, une concurrence entre les partis dans le cadre d’une « démocratie dirigée » et, surtout, le droit à la vie privée.
Ce dernier, en particulier, était un élément clé de la dépolitisation permanente de la société russe : on pouvait ne pas être enthousiasmé par les décisions du gouvernement ou la rhétorique du président, mais on avait toujours la possibilité de s’échapper de la « politique » pour se réfugier dans les affaires quotidiennes ou le cercle familial. Aujourd’hui, alors que la lettre Z – sinistre symbole officiel de l’invasion de l’Ukraine – orne les fenêtres des transports publics, des écoles et des hôpitaux, l’espace confortable de la sphère privée a perdu sa raison d’être.
La répression reste le monopole de l’État
Les autorités exigent désormais de tous les citoyens une approbation publique sans équivoque de la guerre. Tout signe d’écart par rapport à ce devoir civique est condamné comme une trahison, toute diffusion d’informations sur la guerre qui diffère des communiqués officiels du ministère de la Défense est considérée comme un crime.
Depuis le début de la guerre, des dizaines de Russes – jeunes et vieux, à Moscou et dans les villes de province – ont été accusés de « discréditer l’armée russe » sur la base des nouveaux articles du Code pénal. Ce n’est pas seulement le fait d’entrer sur une place avec une affiche anti-guerre qui peut donner lieu à une arrestation ou à une amende colossale, mais aussi un insigne pacifiste sur un sac à dos ou une déclaration irréfléchie sur le lieu de travail. La poursuite des dissidents n’est plus seulement l’affaire de la police, mais aussi celle de citoyens « vigilants », prêts à dénoncer leur voisin ou leur collègue.
Tout cela ne signifie toutefois pas que la dépolitisation a été remplacée par un fanatisme nationaliste de masse – au contraire : la propagande et la répression restent le monopole exclusif de l’État. Le soutien à la guerre est strictement dirigé d’en haut et ne permet aucune forme d’auto-organisation. Les autorités ont par exemple interdit à la droite radicale d’organiser de sa propre initiative des marches de solidarité pour l’armée russe – seules les autorités locales peuvent mener de telles actions selon un scénario unique approuvé par l’administration présidentielle.
Le soutien à la guerre ne peut se faire qu’en tant que soutien à Poutine, il doit refléter la parfaite adéquation entre le leader national et son peuple – et rien d’autre. Toute personne qui n’est pas prête à le faire est considérée comme un soutien aux « nazis ». Cette fixation maniaque de la propagande officielle sur la « dénazification » et le prétendu « nazisme » semble justement suggérer les bonnes définitions pour le changement de nature du régime de Poutine.
Deux approches contradictoires
On peut sans doute déjà l’affirmer avec une totale certitude : le régime politique actuel en Russie représente une nouvelle forme de fascisme – un fascisme du 21e siècle. Mais quelles sont ses caractéristiques ? Qu’a-t-il de commun avec le fascisme européen de la première moitié du siècle dernier et qu’est-ce qui l’en distingue ? Une énorme série d’ouvrages historiques et philosophiques consacrés au fascisme du passé a apporté des réponses très différentes à la question de la nature du phénomène. Je voudrais me concentrer sur deux approches largement opposées : la théorie du « mouvement » et celle du « tournant ».
La première approche – que l’on trouve par exemple chez des historiens comme Ernst Nolte – considérait le fascisme en premier lieu comme un mouvement de masse visant à réprimer une menace révolutionnaire extérieure à l’État. Un État trop faible pour protéger la domination de l’élite dirigeante. Par conséquent, le mouvement fasciste a détruit le monopole de la violence que l’État détenait sur ses opposants politiques de l’intérieur, puis – une fois au pouvoir – a modifié cet État de l’intérieur. En ce sens, les régimes fascistes italien et allemand étaient avant tout des mouvements qui transformaient radicalement l’État et lui donnaient une forme propre.
La seconde approche, en revanche, considérait le fascisme avant tout comme un renversement par le haut, exécuté par les classes dirigeantes elles-mêmes. C’est le sociologue austro-hongrois Karl Polanyi qui a défendu le plus clairement cette position, voyant dans le fascisme l’aspiration à la victoire définitive de la logique capitaliste sur toute forme d’auto-organisation et de solidarité dans la société.
Selon Polanyi, l’objectif du fascisme était l’atomisation sociale complète et la dissolution de l’individu dans la machine de production. Le fascisme était donc plus qu’une simple réaction au danger des mouvements révolutionnaires anticapitalistes – il était plutôt indissociable de l’imposition définitive de la domination de l’économie sur la société. Son objectif n’était pas seulement la destruction des partis ouvriers, mais aussi de tout élément de contrôle démocratique par la base.
Le fascisme moderne – ou, comme l’a caractérisé l’historien italien Enzo Traverso, le post-fascisme – n’a pas besoin de mouvements de masse ni d’une idéologie plus ou moins cohérente. Son objectif est d’affirmer l’inégalité et la subordination des classes inférieures aux classes supérieures comme un fait indiscutable et incontestable. Comme seule réalité possible et seule loi fiable de la nature sociale.
Après trente ans d’autoritarisme post-soviétique et de réformes de marché néolibérales, la société russe a été logiquement placée dans un état de victime silencieuse – un matériau malléable à partir duquel on peut construire un régime fasciste à part entière. L’agression extérieure, basée sur la déshumanisation complète de l’adversaire (les « nazis » et les « non-humains », selon la propagande de Poutine), est devenue un moment décisif dans le « tournant » provoqué par le haut.
Contre la logique capitaliste
Bien sûr, le régime russe a ses propres caractéristiques uniques et a été créé par une combinaison complexe de circonstances historiques spécifiques. Il est cependant très important de comprendre que le fascisme poutinien n’est pas une anomalie, une déviation d’une évolution « normale » – même dans les sociétés occidentales.
Le poutinisme est le sinistre signe avant-coureur d’un avenir possible. Les partis d’extrême droite qui aspirent au pouvoir dans divers pays européens peuvent le provoquer. Pour lutter pour un autre avenir, nous devons tous repenser les fondements de la logique capitaliste – qui prépare discrètement, mais avec insistance, le terrain pour un « tournant » par le haut, qui peut se produire en un clin d’œil. Le vieux dilemme, quelque peu oublié, formulé par Rosa Luxemburg, « socialisme ou barbarie », est devenu une réalité actuelle pour la Russie et le monde depuis le matin fatidique du 24 février.
Traduit du russe vers l’allemand par Anna Jikhareva, puis de l’allemand vers le français par Antoine Larrache.