Gilbert Achcar est professeur à la faculté d’études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres. Il a publié, entre autres, deux livres sur les révolutions dans le monde arabe : en 2013, « Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe » et en 2017, « Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe ».
Comment comprendre la décision de Trump de « sortir » de l’accord sur le nucléaire iranien ?
Comme pour tout ce qui concerne cet égocentrique maladif qu’est Donald Trump, il y a plus d’un facteur derrière une telle décision. Sur le plan politique, Trump a toujours qualifié l’accord de juillet 2015 comme le « pire de toute l’histoire », et cela d’autant plus que cet accord était le principal titre de gloire en politique étrangère de son prédécesseur Barack Obama, auquel Trump voue une haine qui relève autant du racisme que de la politique, sinon plus. En politique étrangère, les amis prioritaires de Trump sont Benjamin Netanyahou et la monarchie saoudienne, et l’hostilité des deux à l’accord piloté par l’administration Obama avec l’Iran est à la base de l’attitude du président américain. Ils souhaitent une attitude beaucoup plus dure envers Téhéran, une attitude qui combine des conditions plus draconiennes au sujet de son programme nucléaire ainsi que son programme balistique avec des conditions relatives à sa politique régionale, et notamment la cessation de son ingérence en Irak, Syrie et Yémen. Ce qu’ils souhaitent, c’est en d’autres termes une forte pression sur l’Iran pour obliger ce pays à capituler sur toute la ligne, ou alors envenimer sa situation intérieure au point de le fragiliser. Netanyahou souhaiterait même préparer les conditions d’un bombardement de l’Iran mené par Washington.
Trump espérait, après son élection, un rapprochement avec la Russie, notamment dans la gestion du dossier syrien. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Il l’espère toujours – comme on l’a vu récemment avec l’invitation qu’il a lancée à Poutine pour une rencontre à la Maison Blanche, et cela en pleine crise entre Moscou et Londres due à la tentative d’assassinat de l’ex-agent soviétique sur le sol britannique, ou encore avec la déclaration qu’il a faite en préambule de sa participation à la réunion du G7 quand il a expliqué qu’il faudrait réinviter la Russie dans ce qui devrait redevenir, selon lui, un G8. Notons la convergence entre Trump et le nouveau gouvernement italien sur cette question : aujourd’hui, avec un régime ultraréactionnaire en Russie, c’est la bienveillance envers Moscou qui caractérise l’extrême droite en lieu et place de l’animosité anticommuniste de naguère envers l’URSS.
Sur le fond, Trump est cohérent : il se fiche pas mal du sort de la Syrie et trouve qu’Assad est un moindre mal avec lequel il faut composer. Il souhaite d’ailleurs retirer les troupes américaines de ce pays et abandonner les Kurdes à leur sort face à son allié turc. Mais pour tout cela, la condition indispensable aux yeux de Netanyahou et des dirigeants saoudiens est le retrait de Syrie des troupes de l’Iran et de ses auxiliaires régionaux. Pour cela, le rôle de la Russie est décisif.
Si Trump continue sur sa lancée actuelle consistant à donner libre cours à son inspiration du moment après s’être séparé de ceux des membres de son administration qui représentaient jusqu’à un certain point une contrainte par l’establishment, il fera un « deal » avec Moscou : reconnaissance de l’annexion de la Crimée et liquidation du contentieux en Europe, fin des sanctions, contre un accord sur l’évacuation de la Syrie par toutes les forces étrangères entrées dans le pays après 2011, ce qui inclut l’Iran et ses auxiliaires tout en excluant les forces russes présentes en Syrie depuis des décennies.
De l’Iran à l’Arabie saoudite en passant par le conflit entre Israël et les Palestiniens, y a-t-il une cohérence globale de la politique étrangère US au Moyen-Orient ?
Il est difficile d’appliquer la notion de « cohérence » à Donald Trump, le président le plus erratique et impulsif de l’histoire des États-Unis. Mais en l’occurrence, sur ce plan comme sur d’autres, c’est au dollar que carbure ce promoteur immobilier, champion des magouilles en tout genre et des escroqueries à toute échelle. Or, le centre de gravité quant aux dollars au Moyen-Orient, c’est le royaume saoudien. À cela il faut ajouter que le souci politique principal de Trump, narcissique et démagogique comme il l’est, c’est de caresser dans le sens du poil sa base électorale d’adulateurs. Or une bonne partie de cette base, que représente le vice-président Mike Pence, ce sont des évangélistes qui soutiennent d’autant plus fortement Netanyahou qu’ils sont judéophobes dans l’âme. C’est ce qui explique le transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, et le spectacle offert par la participation de deux pasteurs américains auteurs de déclarations insupportables sur les Juifs et la Shoah, délégués par Washington aux côtés de Pence et de ces poupées Barbie et Ken que sont la fille de Trump et son époux.
Trump promet le « deal du siècle » sur le dossier israélo-palestinien dont il a chargé son gendre. Il faut s’attendre à une déclaration solennelle de sa part annonçant une « solution » qui sera inacceptable pour les Palestiniens, même pour l’émule de Pétain qu’est Mahmoud Abbas, le président actuel de la dite Autorité palestinienne. Ce sera alors le prétexte dont Netanyahou se prévaudra afin d’annexer officiellement les territoires aujourd’hui sous contrôle israélien direct en Cisjordanie. Comme l’a fait son prédécesseur et inspirateur Sharon pour l’évacuation de Gaza, Netanyahu ne croit pas en un quelconque accord avec les Palestiniens, car il sait que ce qu’il souhaite n’est pas acceptable même pour les plus corrompus de ces derniers. Il vise plutôt ce que la droite sioniste appelle la « séparation unilatérale », cette politique des faits accomplis par la force qui est congénitale à l’État d’Israël et dont ses frontières avalisées en 1949 sont elles-mêmes issues – il ne faut pas l’oublier.
Propos recueillis par Julien Salingue