Publié le Jeudi 17 septembre 2020 à 12h23.

Turquie : coût de la pomme de terre vs coût d’une balle

Il y a eu un mouvement ouvrier fort en Turquie au cours de la dernière décennie. Surtout alors que l’économie se développait rapidement, les revendications des travailleurs pour de meilleurs salaires et conditions de travail étaient également présentes

 

Cela peut être observé à travers certains soulèvements majeurs et spontanés de travailleurs tels que celui de l’industrie automobile en mai 2015 ou de la construction d’aéroports à partir de 2018. Il s’agit d’une tendance générale au cours des dix dernières années, avec de nombreuses actions des travailleurs visant à obtenir de nouveaux droits et à faire progresser leurs droits, parfois beaucoup moins visibles.

Une façon d’observer cette tendance est de regarder l’évolution des salaires par rapport au taux de change du dollar américain et au taux d’inflation annuel. Si nous prenons le salaire minimum brut, les gains quotidiens moyens, le taux d’inflation annuel et le taux de change annuel moyen du dollar américain en 2009 comme base 100, on observe comment chacun a augmenté. Jusqu’en 2018, le salaire minimum brut et la moyenne annuelle des gains quotidiens ont augmenté beaucoup plus rapidement que le taux d’inflation annuel ou le taux de change annuel moyen du dollar. La classe ouvrière en Turquie était donc à l’offensive pour obtenir de nouveaux droits et faire progresser ses conditions de travail et ses salaires jusqu’en 2018. Cette offensive n’a été organisée par aucune organisation et malheureusement également largement négligée par la gauche radicale. Cela ne s’est donc pas transformé en un mouvement politique de gauche et c’était une occasion manquée pour la gauche radicale.

Un retournement de conjoncture

En 2018, cette situation a changé. À la mi-2018, la Turquie a connu une augmentation soudaine des devises et une forte inflation, ainsi que des pertes d’emplois. Ainsi, la crise économique réelle pour la Turquie a commencé bien avant la pandémie Covid-19. Et le mouvement de la classe ouvrière s’est replié afin de protéger son droit existant, ses emplois / salaires, ou lutter contre les licenciements, afin d’obtenir leurs salaires impayés ou leurs indemnités de départ, etc. La pandémie n’a fait qu’amplifier cette tendance.

Pendant la pandémie, la Turquie n’a pas connu de lock-out similaire aux pays européens, les usines fonctionnaient toujours en mettant en péril la vie des travailleurs mais, en raison du manque de demande et du manque d’approvisionnement pour certains produits, il y a eu des arrêts massifs dans la production. En réponse à cela, le gouvernement a introduit un régime de prestations de travail de courte durée. Selon ce régime, le gouvernement versait 60% du revenu brut moyen net avec un plafond de 4381 TL ( 498 euros ) par mois. Selon les propres déclarations du gouvernement, 3,7 millions de travailleurs ont bénéficié de ce programme de travail de courte durée. Mais cette prestation avait des conditions strictes qui excluent certains travailleurs. C’est la raison pour laquelle, pour ceux qui ne peuvent pas bénéficier de cette prestation de travail de courte durée, le gouvernement a introduit un autre régime dans lequel l’employeur peut envoyer un travailleur en congé sans solde tandis que le gouvernement paie 1171 TL (133,23 euros) par mois. Environ 1,2 million de travailleurs en ont bénéficié. Mais l’argent donné par ces prestations est loin de couvrir même les besoins de base. Les effets réels de la crise sur l’emploi seront probablement visibles d’ici septembre, une fois ces appuis gouvernementaux terminés. Avec la vague attendue de licenciements massifs, on peut également s’attendre à une vague de luttes défensives.

C’est pourquoi le gouvernement essaie également de manipuler la réaction des travailleurs en essayant de les gagner dans les rangs de la mobilisation nationaliste et militaire. À la mi-août, lors d’une interview télévisée avec le ministère de l’Économie, lorsqu’il a été interrogé sur l’augmentation rapide des devises étrangères, il a répondu en parlant des coûts des opérations militaires en ajoutant bien sûr que ceux-ci auraient des effets sur l’économie et que les citoyens devraient supporter ce coût. En 2019, Erdoğan a également dit quelque chose de similaire : « Je demande à ceux qui parlent du prix de l’aubergine, de la pomme de terre, du poivre, connaissez-vous le coût d’une balle ? »

C’est pourquoi la gauche en Turquie a maintenant un devoir beaucoup plus important, de relier les griefs et les luttes des travailleurs pour leurs besoins quotidiens à la lutte contre les politiques nationalistes et militaristes agressives du gouvernement.