Les élections législatives du 1er novembre, jugées décisives au niveau de la consolidation ou de l’affaiblissement du régime d’Erdogan, se sont soldées par une victoire inattendue et impressionnante du Parti de la justice et du développement (AKP).
Il y a tout juste cinq mois, à la suite des élections du 7 juin, nous faisions état du résultat exceptionnel de 13 % obtenu par le HDP, lui permettant de dépasser la barrière des 10 % et d’accéder au Parlement avec 80 députés. Le déclin des voix de l’AKP (de 50 % en 2001 à 40,8 %) était interprété comme une désapprobation des tendances autoritaires d’Erdogan et de son parti, de son discours visant à polariser la société et des affaires de corruption. Nous pensions que ce pouvait être un « commencement de la fin » pour l’AKP. Eh bien, malheureusement, non !
Pour l’AKP, le plein des voix... et d’autoritarisme
Mécontent des résultats de juin, le président de la République Erdogan avait par la suite imposé des élections anticipées et empêché la formation d’un gouvernement de coalition. Au cours de ces cinq mois marqués par la reprise de la guerre contre les Kurdes, des blocus de villes kurdes, des pogroms, par des massacres d’activistes anti-guerre, par une répression inouïe envers la presse oppositionnelle, l’AKP a réussi à regagner les voix qu’il avait perdues, gagnant haut la main ces nouvelles élections, où il a obtenu 49,4 %. Ainsi, avec ses 316 députés (contre 258 précédemment) sur 550 au total, l’AKP est en position de reformer, pour la quatrième fois depuis 2002, un gouvernement tout seul.
Cette hausse des voix de l’AKP provient en grande partie de l’extrême droite. En effet, le MHP essuie une perte de 4,3 %, obtenant 11,9 %. Cela constitue son pire résultat depuis les élections de 2002, où il était resté en dessous de la barrière des 10 %. Une partie de l’électorat nationaliste-conservateur avait préféré voter pour le MHP le 7 juin dernier afin d’exprimer son opposition aux négociations avec le leader du PKK Abdullah Öcalan dirigées par Erdogan (et menées par les services de renseignement turcs qui lui sont inféodés), ce qui avait permis au parti d’obtenir 16,3 %. Le niveau de violence infligée par l’État au peuple kurde a dû probablement être suffisamment convaincant pour qu’une part significative de l’électorat d’extrême droite (1,8 million de voix) rejoigne l’AKP... Le leader du MHP Devlet Bahceli avait misé sur une politique d’opposition absolue à l’AKP, en refusant par exemple de former un gouvernement de coalition avec ce dernier, ce qui lui aurait permis d’accéder au pouvoir et d’avoir sa part du gâteau dans l’appareil d’État qui se trouve totalement sous la domination de l’AKP. C’est ce choix tactique de la direction du MHP qui a aussi dû être sanctionné en provoquant une faillite indiscutable du parti.
Préparer une nouvelle période de résistance
Malgré l’attente d’une hausse de ses voix, le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche), premier parti d’opposition, a quasiment stagné, obtenant 25,4 % contre 24,9 % aux élections de juin. Avec ses 134 députés, le CHP maintient sa position de deuxième parti dans le Parlement.
Les résultats du HDP, parti réformiste de gauche issu du mouvement kurde et soutenu par la majorité de l’extrême gauche, sont pour le moins décevants. En chutant de 13,1 % à 10,8 %, le HDP a ainsi perdu un million de voix, en grande partie au profit de l’AKP, et obtenu 59 députés contre 80 en juin. Le parti s’attendait à subir une petite perte de voix provenant de secteurs républicains de gauche qui avaient voté pour lui en juin afin qu’il dépasse les 10 %, perte qu’il pensait compenser avec une hausse des voix venant des régions kurdes en réaction à la répression de l’État et la reprise de la guerre. Toutefois l’atmosphère de guerre civile, les actions du PKK, les déclarations d’autonomie (« d’autogestion ») dans les villes et quartiers kurdes, ont profité à l’AKP. Les critiques exprimées par le HDP au PKK n’ont pas été jugées suffisantes par cette partie de l’électorat kurde, et le désir de mettre fin aux conflits a ainsi trouvé son expression déformée dans un vote pour l’AKP.
Un gouvernement de l’AKP sans coalition a ainsi été jugé comme étant la solution à un besoin de « stabilité », face à la crise économique, aux conflits armés, aux attentats meurtriers. La gauche et le mouvement kurde doivent en tirer les leçons pour entreprendre une réorganisation des forces démocratiques et se préparer à une nouvelle période de résistance contre un État encore plus fort, encore plus autoritaire et violent.
D’Istanbul, Uraz Aydin