La décision du régime turc de bombarder les zones kurdes de la Syrie du Nord et de l’Irak a été loin d’être une surprise. Des raids aériens au Nord de l’Irak où se situent les bases militaires du PKK avaient déjà été menés ces derniers mois. Et la possibilité d’une offensive aérienne sur la Syrie du Nord avait aussi été annoncée par Erdogan il y a plusieurs semaines.
Mais l’attentat sanglant qui a eu lieu le 13 novembre au centre d’Istanbul, dans le quartier de Taksim, ayant fait 6 morts et 81 blessés a été perçu, comme il se doit, comme l’annonce d’une offensive qui serait présentée comme des représailles à ce massacre.
Un attentat « utile »
Les peuples de Turquie avaient déjà fait l’expérience dans l’été 2015 de l’instrumentalisation des attentats pour les fins politiques du régime. À la suite des élections de juin 2015 où l’AKP, le parti d’Erdogan, avait pris un sérieux revers, des attentats (commis par Daesh) contre des rassemblements de forces kurdes et de gauche, pro-paix, avaient provoqué la reprise de la guerre entre l’État et le PKK. Ce climat de violence avait permis à l’AKP de ré-obtenir une majorité aux élections quelques mois plus tard.
Toutefois l’attentat à Taksim que le ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu s’est précipité d’attribuer au PKK et aux forces kurdes de Syrie (PYD) est loin d’avoir provoqué une mobilisation nationaliste et militariste. Les incohérences concernant le motif de l’attentat, les origines de la femme suspectée d’avoir déposé la bombe, son arrestation, le commanditaire, les dépositions des suspects arrêtés laissent perplexe. Les comportements effrayés de la suspecte (qui semble être d’origine éthiopienne ou somalienne plutôt que syrienne, comme il a été déclaré) lors de la perquisition au domicile où elle serait rentrée en taxi pour cuisiner… juste après l’attentat, contredisent fortement la déclaration de Soylu selon laquelle elle serait formée comme « agent de renseignement » par le PKK. Elle a d’ailleurs affirmé qu’elle pensait transporter de la drogue dans le sac et non une bombe, ce qui ne peut être écarté au vu de ses comportements.
Le ministre Soylu a aussi modifié à trois reprises le nom de la ville d’où elle se serait introduite en Turquie. D’autres part le (présumé) principal planificateur de l’attentat, Ammar Jarkas, et son entourage, semblent être beaucoup plus liés aux groupes djihadistes alliés à l’État turc en Syrie qu’au mouvement kurde (ses trois frères seraient décédés en combattant dans les rangs de Daesh).
Crise dans l’État
Cependant l’attentat de Taksim a aussi révélé une crise qui couvait au sein de l’appareil d’État, celle entre le ministre de l’Intérieur et Erdogan. Ambitieux et arrogant, Süleyman Soylu, provenant non pas de la mouvance islamiste mais de la droite mafieuse, s’est particulièrement distingué par son goût à occuper le devant de la scène. Ce qui dans le parti-État d’Erdogan n’est pas très apprécié. Quasiment toutes les déclarations de Soylu concernant l’attentat ont été contredites publiquement par d’autres sources proches du pouvoir. Erdogan a d’autre part exprimé qu’il était informé des développements concernant l’attentat par le gouverneur d’Istanbul (et non pas, donc, par son ministre de l’Intérieur). Le président Erdogan a aussi remercié et serré la main de Joe Biden au G20, juste après que Soylu a insinué que les États-Unis se trouvaient derrière l’attentat et qu’il refusait leurs condoléances.
S’il est difficile, dans tout cette brume de contradictions et d’incohérences, de désigner les commanditaires, un conflit entre diverses fractions et acteurs de l’appareil d’État semble y avoir sa part, selon plusieurs observateurs.
La diplomatie pèse
Ankara n’aurait pu lancer son offensive sur le Rojava sans avoir le feu vert du Kremlin et de Washington. Son rôle de médiateur entre Kiev et Moscou — concernant notamment l’accord sur les exportations de céréales et les échanges de prisonniers — a probablement pesé. Ankara a aussi accueilli les chefs des services de renseignements étatsunien et russe pour une réunion en privé concernant l’usage d’armes nucléaires en Ukraine. Mais Washington et Moscou vont-ils donner leur approbation dans le cas d’une une offensive terrestre qu’Erdogan menace maintenant de lancer ? Nous aurons la réponse dans les jours prochains.
À sept mois des élections, affaibli dans les sondages, Erdogan est preneur de toutes les opportunités, si contradictoires qu’elles soient, pour sauver son régime. Tournant diplomatique (et économique !) au niveau international avec des rapprochements avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Israël et dernièrement une poignée de main avec le président égyptien Sissi, de même que des signes de réconciliation avec Assad, tout en ravivant les tensions avec la Grèce. Tandis que, dans la politique intérieure, la criminalisation de l’opposition va de pair avec la recherche d’un rapprochement avec les Kurdes (environ 10 % des voix) et — en même temps ! — la droite nationaliste oppositionnelle (le IYI Parti, scission de l’extrême droite pro-Erdogan).
Notons pour finir que seul deux partis au parlement se sont opposés à l’offensive en Syrie du Nord : le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche pro-kurde) et le Parti ouvrier de Turquie (TIP, gauche radicale dont font partie les membres de la IVe Internationale en Turquie) qui ont fondé récemment, avec d’autres courants de gauche, l’alliance Travail et Liberté. Cette alliance, la troisième après celle d’Erdogan et celle de l’opposition bourgeoise, se propose d’exprimer les droits et revendications des exploitéEs et des oppriméEs, dans les rues comme dans les urnes, face aux deux autres blocs qui ne promettent qu’un avenir obscur et angoissant pour les classes laborieuses.