Publié le Mardi 14 mai 2024 à 09h00.

« Un pied dans les institutions, 100 pieds dans la rue »

« Nous avons utilisé notre espace de pouvoir comme un moyen de renforcer notre activité politique sans nous enfermer dans l’institution de l’Union européenne ».

Dans le cadre des élections européennes, marquées par la montée du militarisme et la progression inquiétante de l’extrême droite, nous avons souhaité interviewer Miguel Urbán, député européen et militant de Anticapitalistas dans l’État espagnol.

 

Pourrais-tu te présenter, nous parler de ta trajectoire politique ?

Je suis Miguel Urbán, député européen depuis 2015 et militant de Anticapitalistas. Je suis impliqué dans l’activisme politique depuis 2013. Je me suis engagé dans différents mouvements : étudiant, anticolonial, pour le droit au logement, les mouvements d’occupation ou anti-guerre. J’ai été l’un des fondateurs de Podemos. J’écris en outre régulièrement dans divers médias, des médias espagnols tels que El País et Público, aux médias internationaux comme La Jornada au Mexique. Je fais également partie du comité d’expert·es de la revue Viento Sur.

 

La question des médias semble être très importante dans ton activité militante ?

Oui, elle en fait partie. J’ai toujours essayé de combiner l’activisme avec la réflexion politique, j’ai écrit, co-écrit ou coordonné une douzaine de livres publiés en Espagne et à l’étranger. Je viens de publier Trumpismos neoliberales y autoritarios. Una radiografía de la extrema derecha internacional (Trumpismes néolibéraux et autoritaires. Une radiographie de l’extrême droite internationale) avec Fondo de Cultura Económica, la maison d’édition mexicaine. J’ai donc toujours essayé de combiner mes activités politiques avec la construction du débat public non seulement à travers les tribunes et les articles d’opinion mais aussi par le biais d’interviews dans les médias. Ceux-ci sont des outils fondamentaux dans le travail politique que nous avons réalisé au fil des ans, en utilisant l’institution comme une sorte de porte-voix et aussi comme un moyen d’entrer dans certains espaces où il serait autrement très difficile d’avoir accès.

Il y a un mois, j’ai passé plusieurs jours à la frontière de Rafah : il m’a fallu presque deux mois de négociations avec l’ambassade égyptienne pour pouvoir y accéder. Lorsqu’ils ont encerclé et attaqué pendant 98 jours la ville de Diyarbakir au Kurdistan, j’ai pu entrer, alors que même la presse n’entrait pas, parce que j’étais un élu du Parlement européen.

Lorsque Berta Cáceres, la dirigeante féministe, indigène, écologiste et anticapitaliste, a été assassinée, Gustavo, le principal témoin, un camarade mexicain qui était avec elle et qui a réussi à se sauver parce qu’il était présumé mort par les assassins, ne pouvait pas quitter le Honduras en raison de l’implication du gouvernement hondurien de l’époque dans l’assassinat de Berta Cáceres. Je me suis rendu dans le pays et, avec un comité, tout en étant le seul député, nous avons réussi à mettre Gustavo à l’abri et à le faire sortir du pays. 

Nous avons beaucoup suivi la question de la lutte contre la répression, tant au Nord que dans le Sud global, en utilisant la figure de l’eurodéputé pour assister aux procès, exercer une pression politique sur les questions de criminalisation ou sur les menaces pesant sur les défenseurs et défenseuses des droits humains.

Lorsque les militaires étaient dans les rues du Chili pendant le soulèvement de 2019, j’ai été le seul élu non chilien à me rendre dans le pays. J’ai pu accompagner les barrages militaires la nuit ; nous avons tenu une conférence de presse qui a eu beaucoup d’impact dans le pays, exerçant une forte pression internationale sur le cas de la répression au Chili.

J’étais sur des bateaux de recherche et de sauvetage en Méditerranée lorsque Salvini fermait les ports, empêchant les personnes secourues d’entrer. J’ai passé plus de quinze jours en Méditerranée sans pouvoir entrer dans le port, malgré mon statut de député, mais à la fin nous avons réussi à débarquer et à être accueillis en Espagne.

Nous avons pu visiter toutes les frontières, tant en Europe que dans le Sud : nous sommes alléEs au Soudan, au Niger, au Mali, au Sénégal, en Égypte, en Tunisie, en Libye, tous des pays que nous n’aurions pas pu visiter si nous n’avions pas été membres du Parlement ; j’ai accompagné la première caravane de migrant·es qui a quitté le Honduras jusqu’à Tijuana, au Mexique. J’ai pu participer au comité international de soutien à l’audit de la dette grecque pendant le premier gouvernement Syriza. Nous avons pu suivre la situation dans tous les camps des personnes exilées qui existaient à l’époque, à Idomeni, Lesbos, Moria, et dans d’autres îles grecques. Nous avons obtenu, pour la première fois en vingt-cinq ans, la reconnaissance, de la part du Parlement européen, de l’urgence humanitaire au Maroc, en critiquant et en dénonçant la situation de détention dans le cas d’Omar Rádi, un camarade lié à la Quatrième Internationale. 

 

Vous avez donc utilisé l’institution d’une façon non conventionnelle ? 

Oui, nous avons fait le choix de ne pas nous enfermer dans l’institution en prétendant être le meilleur parlementaire possible, mais nous avons utilisé l’institution parlementaire de la meilleure façon possible pour faire des choses qu’ils ne veulent pas que nous fassions, comme par exemple dénoncer les accords de libre-échange, essayer de construire des réseaux avec les pays du Sud précisément pour rejeter ces accords, tout cela avec de l’argent de l’Union européenne ! Avec plus ou moins de succès, nous avons essayé d’être une sorte de « cheval de Troie » au sein des institutions, en dénonçant également l’institution elle-même, le militarisme qui est maintenant si important. Nous avons essayé d’avoir une activité internationaliste en exploitant cet espace pour soutenir les luttes dans le Sud global. Et nous avons payé pour cela : j’ai été détenu par le Mossad alors que je suis député, on m’a refusé l’entrée dans plusieurs pays comme le Maroc.

Eduardo Bolsonaro, le fils de Bolsonaro et principal dirigeant du bolsonarisme, a publié une vidéo de vingt-et-une minutes me menaçant précisément en raison de tout le travail accompli contre l’extrême droite au Brésil. Ils sont entrés chez moi pour me menacer ainsi que mes enfants et ma compagne ; j’ai subi plusieurs tentatives d’attentats aux portes du Parlement européen et à l’extérieur de celles-ci.

Bien sûr, tout cela ne sert pas à obtenir des améliorations dans les directives de l’Union européenne et d’ailleurs, le Parlement européen n’est même pas un Parlement : dans le meilleur des cas, nous colégiférons, mais nous n’avons pas d’initiative législative propre sans la Commission. Je pense que c’est une faille démocratique très forte dans ce système anti-démocratique qu’est l’Union européenne, mais je pense aussi que la corrélation des forces nous empêche d’avoir des propositions anticapitalistes qui peuvent être présentées au Parlement. Nous avons donc beaucoup utilisé les institutions elles-mêmes et l’espace que nous avons eu et, surtout, nous avons créé notre propre espace.

 

Tu veux dire que tout le travail interne, des commissions, des groupes parlementaires n’est pas si important que ça, qu’on ne peut pas en somme changer l’Europe de l’intérieur ?

Loin de là. Afin de construire un vrai projet européen, socialiste, écoféministe, nous devons nous débarrasser de l’Union européenne, et non pas espérer pouvoir la réformer. Depuis Maastricht, l’Union européenne est devenue l’outil de constitutionnalisation du néolibéralisme qui est présenté comme la seule politique possible. Lorsque le gouvernement Syriza a cédé en signant le mémorandum après le référendum, Weber, le porte-parole du Parti populaire européen au Parlement, a terminé son discours en disant que « l’exemple de la Grèce montre qu’il n’est pas possible d’avoir un gouvernement de gauche dans l’Union européenne, et que cela serve de leçon à Podemos et à l’Espagne ». Je suis d’accord avec lui. 

Je pense que nous devons continuer de mener une politique de gauche dans une logique internationaliste de désobéissance aux traités de l’Union européenne et de construction d’un projet européen alternatif, en opposition avec la logique de repli identitaire proposée par l’extrême droite. 

 

Comment rompre avec les institutions européennes ?

Les institutions sont construites contre nous et contre nos intérêts. Ceci dit, je pense que la logique, et nous l’avons toujours dit en tant qu’anticapitalistes, est de mettre un pied dans les institutions et 100 pieds dans la rue. L’enjeu pour nous est d’utiliser notre pied dans les institutions pour favoriser les processus de lutte et d’auto-organisation. Par exemple, il y a un programme au Parlement européen qui prévoit cent dix voyages par an pour amener les citoyens et les citoyennes au Parlement européen afin de les rapprocher de l’institution. Il y a donc cent dix voyages par an, ils paient tous les billets, la nourriture, le séjour, et ensuite ils leur montrent le Parlement européen pendant deux heures, puis un ou une parlementaire fait généralement un petit discours.

Nous avons utilisé tous ces voyages pour y amener des conflits, des grèves, des syndicats, des personnes réprimées, pour pouvoir utiliser le Parlement comme haut-parleur des luttes et leur offrir une couverture médiatique. Le fait d’introduire dans un endroit où on ne les trouve pas habituellement des travailleurs et des travailleuses en grève attire les médias, cela donne une légitimité à ces combats. Nous avons même amené des camarades issu·es des syndicats libertaires, anarchistes, qui ne croient pas aux institutions mais qui ont participé parce qu’ils et elles ont vu que c’était utile, et que nous n’essayions pas d’obtenir un avantage politique. Nous avons fait venir Extinction Rebellion, tou·tes les camarades qui sont criminalisé·es en Europe car ils pratiquent la désobéissance civile climatique.

Quand nous avons amené des collectifs en lutte, nous avons essayé de les coordonner avec d’autres pays, avec d’autres syndicats ou avec d’autres collectifs européens, d’utiliser le Parlement européen comme un moyen de coordonner les luttes. Nous avons par exemple travaillé avec des syndicats turcs par l’intermédiaire d’une société appelée Dielinke ; nous avons ensuite travaillé sur des questions de solidarité avec des entreprises espagnoles qui violaient les droits des travailleurs/ses en Turquie, organisé des rassemblements, et même une grève de soutien en Espagne, en reliant les syndicats espagnols aux syndicats turcs et kurdes. 

Cela ne signifie pas que nous n’avons pas fait de travail parlementaire. Nous avons voulu montrer que nous pouvions faire du travail parlementaire contrairement à ce qu’ils disent, mais que ce n’était pas le seul travail qui pouvait être fait, bien au contraire. En ce sens, nous avons même été dérangeants dans notre façon de nous habiller, en violant le code vestimentaire des institutions. Je me souviens de la première intervention au Parlement européen, lorsque Syriza a gagné, quand j’ai qualifié Mario Draghi, à l’époque président de la Banque centrale européenne, de terroriste financier et je lui ai demandé comment il pouvait dormir la nuit avec ce qu’il faisait. La seule chose que le Financial Times avait reporté c’était que Mario Draghi avait été interpellé par un homme en T-shirt !

Autre exemple : la première activité que j’ai faite quand j’ai pris mes fonctions de député européen a été d’aller avec les camarades de la coordination européenne bloquer la Banque centrale européenne, de participer aux actions Occupy Frankfurt, c’était la première activité formelle que j’ai faite en tant que député européen nouvellement élu à l’époque et, à partir de là, c’est ce qui a marqué l’activité que nous avons eue.

 

Tu as évoqué à plusieurs reprises l’expérience de Podemos et de Syriza, quel est le bilan que tu en tires aujourd’hui ?

J’ai été l’un des fondateurs de Podemos à l’époque. Je pense que, fin 2015, quand Syriza a gagné, un slogan a été créé en Grèce « Syriza, Podemos, nous allons gagner » : c’est ce qui a été dit à l’époque, parce que les Grecs étaient conscient·es de la nécessité de ne pas être le seul gouvernement qui critiquait l’austérité. Dans ce contexte, je pense que la peur que Podemos puisse prendre le pouvoir et faire une alliance avec Syriza dans un cadre anti-austérité, bien que pas anticapitaliste, a joué un rôle très important dans l’entreprise visant à discipliner la Grèce. Je pense que l’on a essayé de discipliner la Grèce pour discipliner le reste, pour donner un exemple de ce qui pourrait arriver à quiconque essaierait de faire une politique différente de celle que la Troïka exigeait à l’époque. Je pense que la défaite de Syriza en 2015 n’a pas été analysée correctement, précisément parce que c’était une défaite pour toute la gauche européenne. Cela a changé le cycle politique dans lequel nous vivions. À cette époque, on enregistrait une montée des processus de lutte non seulement en Grèce et en Espagne, mais aussi au Portugal où le Bloco et le PCP (Parti communiste portugais) avaient obtenu 23 % des voix aux élections. Il y avait eu de très grandes mobilisations dans toute l’Europe comme celle du collectif portugais « Que se Lixe la Troika » (Fuck la Troïka) ; en Italie, il y avait aussi eu un processus très intéressant : les Cinq Étoiles représentaient également un certain agacement du peuple face aux politiques antidémocratiques et austères des gouvernements technocratiques italiens. En France, il y a eu le lancement de La France insoumise et le mouvement Nuit Debout. Tous ces mouvements ont été disciplinés à travers la défaite grecque. La gauche n’a pas su lire correctement ce qui était en jeu dans la bataille grecque. Si celle-ci a été vécue comme une bataille très solitaire de la part des camarades grecs, leur défaite n’était pas solitaire, leur défaite était globale. Cela a changé le cycle politique d’une façon à ce que la colère, la contestation, le vote de protestation changent de bord au bénéfice de l’extrême droite. Avec une issue différente pour la situation de la Grèce, nous n’aurions peut-être pas eu le Brexit au Royaume-Uni. La défaite de Syriza a ainsi préfiguré la défaite de Podemos en provoquant des divisions internes lors de la campagne. Lorsque la majorité de la gauche a rompu avec Syriza, Iglesias est allé faire campagne pour Tsipras tandis que je suis allé faire campagne avec Unidad Popular (Unité Populaire) : deux membres de l’exécutif de Podemos menaient donc, à ce moment-là, deux campagnes différentes. La défaite de l’Unité Populaire a été aussi une défaite pour les thèses les plus à gauche. À ce moment-là, la situation était très difficile et nous avons essayé de relancer le Plan B, qui était une initiative pour essayer de tirer les leçons politiques de la défaite en Grèce et favoriser une plus grande coordination européenne, à travers différentes initiatives : la première à Madrid, qui a assez bien fonctionné ; nous avions aussi mené des actions en France, en Suède, au Danemark, au Portugal, et ainsi de suite, mais nous n’avons pas réussi à stabiliser un cadre de coordination différent du réformisme classique du parti de gauche européen. La lecture de la population espagnole, mais aussi de plusieurs dirigeant·es de Podemos, était que l’hypothèse Syriza de gagner le pouvoir et d’essayer de rompre avec l’austérité n’était pas possible. Cela a encouragé la tentative de parvenir à un accord avec le Parti socialiste pour cogouverner et pour être plus « respectable » aux yeux de l’establishment, et cela afin qu’ils nous frappent moins et soient en mesure de réaliser une réforme ou une quelconque amélioration. Et cela a été le cadre qui a déterminé la rupture de Anticapitalistas avec Podemos, parce que l’hypothèse stratégique sur laquelle Podemos avait été fondé, c’est-à-dire la non-subordination au social-libéralisme et donc au Parti socialiste, a été éliminée.

 

C’est ce qui s’est passé dans d’autres pays européens, en France avec la France insoumise, qui essaie maintenant de se recentrer, et en Italie avec le processus d’institutionnalisation du Mouvement Cinq Étoiles.

Oui mais, dans le contexte espagnol, le Parti socialiste est le gardien de la monarchie et du régime politique de 1978, né du pacte avec les élites franquistes, qui a une connotation encore plus régressive dans notre pays que dans d’autres social-libéralismes comme en France et ailleurs. Ce n’est pas uniquement une question idéologique : nous subordonner à eux nous élimine également électoralement, pas seulement socialement et politiquement. En d’autres termes, nous pensons que les deux grands risques encourus par Podemos étaient de se modérer et de se normaliser, de ressembler à un parti comme les autres qui gouverne en minorité avec le Parti socialiste.

Finalement, je pense qu’une partie de la défaite de Podemos et de sa capitulation ultérieure doit aussi être lue dans une logique européenne de changement de cycle face à la défaite du moment anti-austérité, illustrée par l’expérience de Syriza en Grèce.

 

Comment voyez-vous les élections européennes ? Il est indéniable qu’il y a une très forte poussée réactionnaire, accompagnée d’une militarisation et de nouveaux conflits comme en Ukraine ou comme la guerre génocidaire en Palestine. Comment voyez-vous les choses ?

La situation est très mauvaise pour l’humanité, elle est très mauvaise surtout pour les classes populaires et elle est très régressive pour tout projet anticapitaliste ou simplement antilibéral. Depuis 2015, nous avons assisté à un glissement brutal vers la droite de tout l’arc politique européen. Nous vivons un moment de désordre global, nous faisons face à une véritable crise du régime capitaliste par la jonction de la crise néolibérale et de sa mutation autoritaire avec la crise écologique et la logique de pénurie que cela entraîne. Le déclin de l’empire nord-américain et l’émergence d’une sorte de nouvelle période de conflits inter-impérialistes au niveau mondial, pour des ressources de plus en plus rares, génère en outre une logique néo-extractiviste et néocoloniale. En effet, 80 % des matières premières dont nous avons besoin pour une prétendue transition écologique vers un « capitalisme vert » en Europe, se trouvent en dehors de notre continent. En ce sens, l’Europe, confrontée à la concurrence et à la nécessité de nouveaux affrontements inter-impérialistes, a entrepris une logique de réarmement. Comme le dit M. Borrell, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, l’Europe doit pouvoir parler le langage du pouvoir, non pas le soft power des droits humains mais le langage des armes, le langage de la guerre. Pour soutenir la fièvre et la pression mercantiliste et commerciale de l’Union européenne, il faut des armées en Afrique, pour pouvoir les déplacer dans les territoires en litige avec d’autres puissances anciennes ou nouvelles. Ce processus de réarmement ne vise donc pas tant à disputer l’échiquier ukrainien à la Russie qu’à disputer l’échiquier mondial, à disputer l’Afrique plus que l’Ukraine, car l’Afrique possède bien plus de matières premières nécessaires à l’Europe que l’Ukraine. Le problème est donc que l’Ukraine sert de prétexte aux élites européennes pour renforcer leurs propres intérêts en tant qu’élites dans ce cadre de conflits inter-impérialistes.

C’est aussi dans ce contexte qu’il faut interpréter ce qui se passe en Palestine. Cette crise du régime capitaliste signifie également une crise du régime du modèle de gouvernance libéral né après la Seconde Guerre mondiale ; tout ce qui concerne le cadre international des droits humains, le cadre juridique international est en train de voler en éclats. Il n’y a plus d’entité, tout est une fiction : ce que nous avons vu à l’ambassade mexicaine en Équateur où le gouvernement équatorien a permis de violer la souveraineté et le traité de Vienne, est justement un exemple de cette rupture du droit international.

La signature du pacte migratoire européen met fin au droit d’asile et s’inscrit dans cette même crise de régime où ce qui est remis en question est précisément le modèle de démocratie libérale, de séparation des pouvoirs. Nous assistons en parallèle à l’émergence d’un autoritarisme de plus en plus fort à l’échelle mondiale, avec une remise en question du droit de manifester et le recours à des outils de plus en plus répressifs.

La seule chose qui reste de la démocratie libérale est de voter tous les quatre ans ; pour le reste, ce qui existe est une véritable dictature du marché, c’est l’élément vers lequel nous nous dirigeons de manière de plus en plus claire parce que c’est l’élément le plus facile pour concurrencer, dans ce modèle impérialiste intermédiaire marqué par la pénurie et l’urgence écologique. Dans ce contexte, l’extrême droite deviendra très probablement la première force dans neuf pays de l’Union européenne, plusieurs d’entre eux étant des pays centraux comme la France, qui est déjà la première force aux européennes depuis 2014, et l’Italie encore, où la première force, aux élections de 2019, c’était Salvini avec 34 % et maintenant ce sera Meloni. L’escalade que Netanyahou provoque en Palestine et dans la région, l’Iran, l’Ukraine, ce qui se passe en Amérique latine, tout cela fait partie d’un ensemble, de cette crise de régime et d’augmentation des conflits impérialistes intermédiaires. En plus, en cette année 2024, il y a des élections dans la moitié du monde. Les élections nord-américaines vont notamment être très importantes car la victoire de Trump pourrait entraîner une accélération de tous ces processus.

Nous ne pouvons pas écarter que la chaîne de conflits impérialistes à niveau régional puisse finalement dériver en un conflit ouvert mondial, et cela serait une troisième guerre mondiale avec des armes nucléaires, ce qui déboucherait sur un scénario dévastateur.

 

Quelle serait alors notre tâche principale ?

Je pense qu’actuellement la tâche principale n’est pas tant de penser aux élections, mais plutôt de réfléchir à la façon dont nous pouvons reconstruire un internationalisme antimilitariste qui rompe avec tous les impérialismes, qui soit indépendant des intérêts impériaux et éloigné de nos empires ou de nos concurrents, qui puisse avoir une indépendance de classe et qui propose que l’un des éléments les plus importants à l’heure actuelle soit une politique antimilitariste écosocialiste ; de réfléchir aussi à l’articulation entre la crise climatique et l’augmentation de la guerre et des conflits armés. Il n’y a rien qui accélère plus un monde en flammes que la remilitarisation et la guerre ; il n’y a rien qui accélère plus le scénario de l’effondrement climatique que d’investir les ressources rares en matières premières essentielles pour une soi-disant transition, dans les armes. Par conséquent, je pense qu’il est nécessaire d’avoir une lecture adéquate du contexte historique si important auquel nous sommes confronté·es pour comprendre qu’aujourd’hui la principale contradiction qui se pose est celle du capital ou de la vie, et c’est ce que nous sommes en train de jouer ; ce n’est même plus capital contre travail : l’opposition est maintenant entre le capital et la vie. La crise du coronavirus a été un essai de ce à quoi nous pourrions faire face, un essai que nous avons perdu : nous avons été soumis·es à une véritable doctrine du choc, nous n’avons même pas pu remettre en question la propriété privée de certaines multinationales pharmaceutiques face à un bien commun pour la vie des gens. Cela devrait nous faire réfléchir : soit nous nous confrontons au temple de la propriété privée et commençons à parler de l’accès aux ressources communes, des contrôles stratégiques des secteurs de l’économie et d’un monde en paix, soit ce que nous ferons sera de jeter plus d’essence sur le feu, et d’accélérer ce train lancé sans freins vers le suicide climatique et écologique de la vie même que le capitalisme est devenu.