Publié le Lundi 13 mai 2024 à 12h00.

Européennes : regrouper la gauche de combat, clarifier la gauche de rupture

Dans quelques semaines, les élections européennes constitueront un véritable crash-test. Fragilités du pouvoir macroniste, divisions dans la gauche et tentatives de reconstitution d’un barycentre social-libéral, et avant tout poussée continue des extrêmes droites… Seule la radicalité peut aider à dénouer une situation dont l’issue est pleine de dangers.

Sondage après sondage, le Rassemblement national mené par Jordan Bardella prend la confiance. Il faut dire qu’en juin, l’extrême droite devrait réaliser son meilleur score, toutes élections confondues, depuis l’instauration de la 5e République.

 

La dangereuse dynamique des fruits pourris du système

Largement en tête entre 30 et 33 %, le bloc raciste et autoritaire qu’il compose avec l’appui de Reconquête de Zemmour tutoie les 40 %. « Je voudrais m’adresser, aujourd’hui, à ceux des Français qui ont cru pendant longtemps être préservés du délitement de la France. À cette France qui avait, jusqu’à présent, le sentiment d’aller bien […] On ne changera pas la situation du pays avec des votes d’habitude, on ne redressera pas la France en votant pour les mêmes toujours »1. Le RN lisse son image, attaque « l’immigration de masse » et tape sur « l’écologie punitive », se posant comme alternative en vue de 2027. Pourtant ses député·es ne font pas grand-chose – ni dans leurs activités parlementaires à l’Assemblée nationale, ni même ses 18 eurodéputés – mis à part quelques déclarations en réponse à des faits divers pour entretenir les paniques islamophobes et sécuritaires, l’extrême droite cherche aujourd’hui à élargir sa base en vue d’obtenir une respectabilité qui lui ouvre les portes du pouvoir. Elle veut aujourd’hui directement s’adresser à « ces élites qui découvrent que nous faisons le bon diagnostic et parfois que nous avons les bonnes mesures, mais qui n’osent peut-être pas encore franchir le pas », leur disant : « libérez-vous du conformisme, du prêt-à-penser, rejoignez-nous et osez le réflexe patriote »… Elle entend ainsi profiter des fruits pourris de la politique du gouvernement.

La stratégie macroniste cherche à ramener la séquence politique à celle d’un choix unique, présenté comme fondamental, entre la politique du pouvoir et l’extrême droite… Et celle-ci a pleinement profité à cette dernière. Cependant, la combinaison de l’empilement des contre-réformes anti-sociales depuis l’arrivée au pouvoir de Macron (dont l’épisode de la contre-réforme des retraites en 2023) et le recyclage des idées et discours de l’extrême droite (par exemple la loi Darmanin, promulguée le 26 janvier dernier « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration »), tout cela n’a eu d’autres effets que d’apporter une forme de crédibilité au RN. Avec l’arrivée d’Attal à Matignon, Macron rêvait d’un challenger de Bardella, boxant dans la même catégorie (incarnation des valeurs d’une droite rigoriste « à la papa » allié à la jeunesse « porteuse d’avenir »). Mais ce n’est pas ce qui a changé la donne, bien au contraire. Aussi, logiquement, pour la tête de liste de Renaissance, Valérie Hayer, les signaux sont plus qu’inquiétants. Dans plusieurs catégories électorales, qui étaient des réservoirs de voix macronistes, sa liste serait devancée par celle du RN : chez les retraités (21 % contre 25 %) ou chez les CSP + (19 % contre 24 %)… Quant à LR, ils n’arrivent plus à trouver d’espace politique entre les mesures ultra-agressives du pouvoir et la logorrhée d’extrême droite.

 

Vers le retour de la gauche gestionnaire ? 

« Cette campagne va permettre de trancher les lignes à gauche sur la question de la géopolitique de l’Europe, du rapport aux dictatures, du rapport aux droits humains, du rapport à la violence »2. C’est ainsi qu’il y a quelques semaines, Raphaël Glucksmann, qui conduit la liste de son petit groupe Place publique et surtout du PS, posait clairement les enjeux de l’élection. Plus personne dans la gauche institutionnelle ne cache sa volonté de redisputer les rapports de forces qui avaient été figés dans la NUPES après le premier tour des élections présidentielles de 2022, en préparation de celles de 2027. Voilà des calculs de boutiquiers qui sont dramatiques, au vu de la situation de notre camp social, des menaces guerrières à l’échelle internationale et de la percée impétueuse de l’extrême droite. S’appuyant sur le rabibochage d’un Parti socialiste, pourtant profondément fracturé depuis les dernières législatives, son projet est bien celui de reconstruire une gauche présentée comme « responsable », candidate sérieuse à l’alternance électorale pour gérer le système. « Très vite reconstituer une grande famille politique » sociale-démocrate au lendemain des élections, c’est Hollande3, fervent soutien de Glucksmann qui le dit : si cette liste fait un score conséquent au soir du 9 juin, « ce serait une victoire, toute relative, mais n’empêche – et donc devenir la première formation à gauche, à ce moment-là, une recomposition est possible »

Glucksmann est pour l’instant surtout porté par une petite dynamique de « vote utile » à gauche, en grande partie portée par les principales catégories sociales qui vont voter aux européennes (retraités, cadres) : trouver un bulletin qui permette d’exister contre Macron et l’extrême droite… comme l’avait été la candidature présidentielle de Mélenchon en 2022, mais avec un autre profil et regroupant des catégories sociales plus large (jeunes, employé·es, etc.). Il n’empêche que le risque d’une remise sur pied de cette gauche gestionnaire, d’une prise de leadership qui écarte durablement la radicalité affichée de la LFI, est réel. 

L’entrée en campagne de la liste d’Union populaire conduite par Manon Aubry, n’a pas à cette étape changé la donne. Les premiers meetings sont bien remplis, et visiblement enthousiasmés par un profil relativement offensif et qui laisse la place à la solidarité avec la Palestine via la candidature de Rima Hassan4. S’il ne fait aucun doute que les désaccords que nous avons pu avoir lors des discussions avec LFI il y a quelques semaines sont toujours là – et qui se sont en particulier cristallisés autour de la solidarité avec les forces progressistes en Ukraine – nous pouvons partager la singularité d’une liste dont le programme5 affirme dès ses premières lignes sa volonté d’envoyer des élu·es au parlement européen pour « mener des combats concrets, pas pour faire fonctionner le système des eurocrates ». « L’urgence sociale nous oblige à construire un programme de rupture : garantir l’accès aux besoins essentiels, à un revenu digne, défendre nos droits fondamentaux contre les libéraux et l’extrême droite, rendre le pouvoir au peuple, faire payer les riches, ceux qui polluent et qui se gavent, planifier la bifurcation écologique », et pour cela, « ne pas hésiter à recourir aux rapports de forces et à la désobéissance »

Des mots qui auraient sans nul doute pris un contenu plus clair si LFI avait comme politique de regrouper la gauche de combat, celle qui n’a pas renoncer à changer la société, en tirant tous les enseignements de l’échec de la NUPES, dont une des tristes conséquences est d’avoir temporairement servi de béquille à un PS exsangue pour reprendre des forces sans changer d’un iota le fond de son orientation. On s’interrogera aussi sur la volonté affichée par la direction de LFI de « nationaliser » cette élection, d’en faire un véritable tour de chauffe de l’élection présidentielle visant à préparer l’après Macron, ce qui risque fort de produire en retour une forte démobilisation, voire une démoralisation certaine des secteurs militants, à l’annonce des résultats.

 

Malgré tout, contribuer au rassemblement des forces de rupture

Traditionnellement, les scrutins européens ne passionnent pas les foules, et là encore les sondages donnent des indications allant en ce sens : seuls moins de 45 % des interrogé·es disent par exemple qu’ils iront voter, avec une participation d’à peine un quart pour les plus jeunes, à 70 % pour les plus âgé·es… Mais dans la conjoncture que nous connaissons, avec des urnes qui pourraient traduire des rapports de forces très mauvais pour réarmer politiquement notre classe, les résultats de ces élections peuvent donc laisser durablement des traces sur le terrain des luttes ou de la reconstruction d’un projet d’émancipation. 

À gauche, il est donc important de consolider une orientation de rupture, même partielle au niveau des mesures affichées, même portée par une stratégie réformiste fusse-t-elle conséquente. Nous en avons besoin d’abord pour combattre l’extrême droite, car le développement de celle-ci peut se traduire par une polarisation du champ politique permettant à une perspective progressive de se reconstruire et dans laquelle une gauche révolutionnaire, qui conjugue radicalité et unité, peut jouer un rôle. C’est aussi nécessaire dans le débat actuel à gauche, car la politique ayant horreur du vide, le recul d’une opposition radicale au gouvernement telle que peut l’incarner actuellement dans les institutions La France insoumise, risque de se traduire par une recomposition accélérée ayant pour centre de gravité l’orientation d’adaptation portée par le PS et Glucksmann dans cette campagne.

Avec la liste conduite par Manon Aubry, les limites et les désaccords existent, comme le fait de mener campagne contre l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, une question internationale qui fort heureusement s’est effacée ces dernières semaines derrière la place prise par la solidarité avec la Palestine. Mais les positions de la liste d’Union populaire restent des points d’appui, des référents même pour de larges secteurs militants dans les mouvements sociaux, dans les mobilisations de solidarité avec les Palestinien·nes, dans les luttes récentes, comme les mobilisations agricoles (refus clair et net des accords de libre-échange, prix planchers…). La critique portée contre l’Union européenne, ses institutions (dont la BCE), les mesures antilibérales du programme de la Nupes réexplorées pour cette élection, vont dans le bon sens, ainsi que la volonté de « faire baisser le son de tous les va-t’en-guerre »

Enfin, pour porter la nécessité de construire un nouvel outil, une force pour les exploité·es et les opprimé·es, nous avons besoin dans cette campagne électorale de nous adresser à celles et ceux qui partage cette préoccupation, qui défendent le rassemblement large de toute la gauche de combat, antilibérale et anticapitaliste, ce que ne sera pas la liste de l’Union populaire malheureusement verrouillée par la direction de LFI. 

Malgré cette absence de liste de rassemblement, dans un contexte difficile, on peut penser qu’au regard des enjeux à venir, notre camp social a intérêt à ce que la liste de l’Union populaire – qui de fait est la mieux placée pour réunir à une large échelle des suffrages exprimant la volonté de ne pas se résigner et d’en découdre avec le système et ses défenseurs – fasse le plus de voix possible.

Ce sont ces préoccupations que le NPA va chercher à faire entendre ces prochaines semaines, dans le sens de nos propres positions en faveur d’une Europe des travailleurs/ses et des peuples, contre l’impérialisme européen et l’OTAN, pour la liberté de circulation et d’installation, la réquisition des banques et des grandes entreprises de l’énergie, pour une transition écologique rompant avec le capitalisme et le productivisme, et une harmonisation vers le haut des droits sociaux européens. 

C’est aussi pour mener ces discussions nécessaires que nous sommes cosignataires d’une tribune6 pour que ces élections soient « l’occasion d’affirmer et renforcer, en France et en Europe, une gauche radicale ancrée dans les luttes sociales, féministes, antiracistes et écologiques, les quartiers populaires, capable de stopper l’ascension de l’extrême droite et de promouvoir auprès du plus grand nombre la perspective d’une alternative globale au système capitaliste, écocide, patriarcal, raciste, impérialiste et validiste ».

  • 1. Discours de J. Bardella au palais des congrès de Royan, le 13 avril 2024.
  • 2. Interview de R. Glucksmann sur BFMTV, le 17 avril 2024.
  • 3. Interview de F. Hollande sur France 3, le 13 avril 2024.
  • 4. Rima Hassan, juriste franco-palestinienne est 7e sur la liste conduite par Manon Aubry aux élections européenne.
  • 5. Les citation sont tirées du programme de l’union populaire pour les élections européennes du 9 juin 2024.
  • 6. Tribune : « Européennes : une gauche radicale, unitaire et démocratique pour une véritable alternative », publiée sur Mediapart le 9 avril 2024.