À trop se focaliser sur la volonté lepéniste de se normaliser, on en oublie à quel point dans le même temps, et en réalité depuis beaucoup plus longtemps, c’est le « normal » qui s’est lepénisé.
Le 21 octobre 2018, le tout fraichement élu président brésilien Jair Bolsonaro déclarait, à propos de la gauche brésilienne : « Si cette bande veut rester ici, ils vont devoir se soumettre à la loi comme tout le monde. Ou ils s’en vont ou ils vont en prison. Ces marginaux rouges seront interdits [de séjour] dans notre patrie. » Une violence verbale coutumière chez celui qui a été intronisé président du Brésil le 1er janvier 2019, un nostalgique assumé de la dictature dont les outrances autoritaires, militaristes, sexistes, homophobes, racistes et anti-pauvres seraient trop longues à lister. Des outrances que nombre de titres de la presse française ont présentées, au cours de la campagne électorale brésilienne, comme des « propos polémiques », comme si l’apologie de la torture, du viol ou des assassinats politiques méritait d’être qualifiée de la sorte. Un euphémisme qui en dit malheureusement long sur la banalisation et la normalisation d’idées et de courants politiques qui auraient été, il y a une vingtaine d’années encore, considérés comme des résurgences aberrantes d’un passé révolu.
De Jorg Haïder à Matteo Salvini
Retour en 2000. À la fin du mois de janvier, suite aux élections législatives autrichiennes, l’entrée au gouvernement du parti d’extrême droite FPÖ, dirigé à l’époque par Jörg Haider, est confirmée. Des manifestations ont lieu aux quatre coins de l’Europe, et les dirigeants de l’UE s’indignent, sous la pression des « opinions publiques », de cette participation gouvernementale. Des sanctions sont mêmes prises contre l’Autriche par les quatorze autres États membres, dont la suspension des rencontres officielles bilatérales au niveau politique. Sanctions symboliques, qui seront levées quelques mois plus tard, mais qui témoignent néanmoins d’un certain « esprit du temps ». Sanctions qui semblent inimaginables aujourd’hui dans une Union européenne qui non seulement ne réagit guère lorsque des néofascistes accèdent au pouvoir, mais va même jusqu’à applaudir la constitution d’un gouvernement italien d’« union nationale » incluant Salvini.
Cette situation est le fruit d’un long processus, qui a vu progressivement les courants d’extrême droite s’installer dans le paysage politique et médiatique, à des rythmes divers selon les pays, mais avec des traits communs. Un phénomène qui a été largement commenté, mais pas forcément analysé, avec notamment le développement de la thèse de la « normalisation » des organisations d’extrême droite, entendue comme une stratégie consciente de « modération » des discours, voire de rupture avec un héritage trop « marqué » politiquement, afin de se poser en alternative politique crédible et non comme de simples forces « protestataires ».
« L’original et la copie »
La France est à ce titre un cas d’école. « Banalisation », « normalisation », « dédiabolisation » : nombreux sont les termes employés pour décrire la trajectoire du FN, devenu RN, depuis que Marine Le Pen a succédé à son père. Et quel que soit le mot choisi, la thèse est à peu près la même : au cours des dix dernières années, le FN/RN aurait adopté une stratégie de conquête de pouvoir passant par une « normalisation » de son image, en rupture avec l’héritage du « vieux » FN de Jean-Marie Le Pen. Une telle approche, même si elle comporte évidemment une part de vérité, possède toutefois un point aveugle majeur : à trop se focaliser sur la volonté lepéniste de se normaliser, on en oublie à quel point dans le même temps, et en réalité depuis beaucoup plus longtemps, c’est le normal qui s’est lepénisé.
Le phénomène n’est pas nouveau. Dès le 2 mai 2002, un texte collectif1, publié dans le Monde, sonnait l’alarme : « Le plus choquant et le plus effrayant fut d’entendre, le soir même [du 21 avril 2002], le discours sécuritaire répété par presque tous les ténors des grands partis. […] Faire de l’insécurité, qui est un très grave symptôme, le problème quasi unique de la France contemporaine, c’est faire le jeu de l’extrême droite et d’une dérive autoritaire à venir ».
Une « banalisation » du FN en somme, du fait de l’adoption de ses thèmes favoris par de plus en plus de responsables politiques, d’intellectuels et d’éditorialistes, et non en raison d’une quelconque stratégie volontariste de « dédiabolisation » venue du parti d’extrême droite. Un phénomène qui permettait à Jean-Marie Le Pen de répéter à l’envi que tôt ou tard les électeurs et électrices préféreraient « l’original à la copie ».
Des paroles et des actes
Depuis 2002, la focalisation sur l’immigration et sur les questions de « sécurité » n’a non seulement pas cessé, mais elle s’est considérablement aggravée : en témoignent par exemple les récentes séquences autour de la loi « sécurité globale » et de la loi « séparatisme ». Et l’on a continué à assister à ce déplacement du discours dominant vers les thèmes favoris de l’extrême droite, avec un basculement progressif que l’on pourrait schématiser ainsi : on a commencé par dire que le FN posait de bonnes questions mais apportait de mauvaises réponses, puis on a dit que le FN posait de bonnes questions mais que toutes ses réponses n’étaient pas bonnes, et enfin on a dit que le FN posait de bonnes questions et apportait beaucoup de bonnes réponses mais qu’il n’avait pas la capacité à les mettre en œuvre, contrairement aux organisations politiques « responsables ».
Et c’est ainsi que, de la loi anti-voile de 2004 aux expulsions de camps de Rroms, de la création d’un ministère de l’Identité nationale à la fermeture des frontières aux migrantEs, de la mise en place de l’état d’urgence, devenu état d’exception permanent, au renforcement des conditions de légitime défense pour la police, des arrêtés anti-burkini au développement exponentiel de la vidéosurveillance, de l’armement de la police municipale à la déchéance de nationalité… les paroles sont devenues de plus en plus souvent des actes et des pans entiers de la politique du FN ont progressivement été appliqués.
Le « normal » s’est progressivement lepénisé
Dans le même temps, fort logiquement, la normalisation s’effectuait sur le plan intellectuel et médiatique, avec un Zemmour de plus en plus omniprésent sur les antennes, un Rioufol consacré éditorialiste par ses pairs, un Valeurs actuelles considéré comme un hebdomadaire radical mais respectable, un Finkielkraut récompensé par l’Académie française pour ses obsessions identitaires, la médiatisation toujours plus forte des « experts antiterroristes » ayant fait leurs armes à l’extrême droite… Et peu de voix pour dire que tout cela n’était pas « normal ». C’est ainsi que le « mainstream » s’est modifié, que la frontière entre l’« acceptable » et l’« inacceptable » s’est déplacée, et que nous avons été petit à petit accoutumés à une nouvelle normalité. C’est ainsi que le « normal » s’est progressivement lepénisé.
Bien d’autres thèmes et propositions du FN ont été légitimées, en paroles et en actes : la restriction des libertés au nom de la sacro-sainte « sécurité » ; l’interdiction de réunions, de rassemblements, de manifestations… au nom de la sécurité de l’État ; la défense inconditionnelle de tous les agissements des « forces de l’ordre », et les campagnes calomnieuses contre celles et ceux qui dénoncent les violences policières ; la stigmatisation et le contournement des corps intermédiaires, notamment les syndicats ; les anathèmes contre les juges et la dépossession de la justice d’un nombre significatif de ses prérogatives, au profit de la police…
Ainsi, loin d’être les témoins d’une simple stratégie de « normalisation » du FN, nous avons en réalité assisté (et l’on assiste encore) à un processus plus ancien, par lequel la lepénisation des esprits s’est accompagnée d’une lepénisation du réel, les deux se renforçant mutuellement.
- 1. Jean-Claude Boual, Michèle Descolonges, Françoise Héritier, Michel Juffé, Maxime Sassier, Arnaud Spire, Yan Thomas, Jean-Pierre Vernant, « Lepénisation des esprits et crise de la démocratie », le Monde, 2 mai 2002.