Publié le Mardi 2 juillet 2024 à 09h00.

Jeux olympiques et boycott sportif : une histoire de lutte politique

Le sport et notamment le sport olympique n’est pas un sanctuaire isolé des questions politiques qui traversent le monde, bien au contraire ! Vu l’implication nationale et les origines coloniales de la (re)création des Jeux au début du 20e siècle, il est clair que les JO sont souvent au cœur d’une configuration politique coloniale et raciale et ont servi d’arène à l’expression de ces conflits. 

Les Jeux olympiques sont un grand moment de nationalisme et de compétition entre pays capitalistes. Ils sont une forme de reproduction des rivalités nationales mais ont aussi pour objectif de normaliser diplomatiquement la position de chaque État. Il s’agit d’une méthode de soft power utile sur la scène internationale. Depuis les Jeux de Munich en 1936 jusqu’au Jeux de Moscou (1980), Los Angeles (1984), Atlanta (1996), Pékin (2016), Sotchi (2014)… avoir « ses » Jeux permet d’asseoir la stature internationale de l’État. 

En parallèle, les JO sont aussi un coup de projecteur médiatique qui expose les États en termes de politique. Tout le monde se rappelle les vainqueurs noirs à la course, qui brandissent un poing ganté de noir, lors des Jeux de Mexico en 1968 ou plus récemment les actions de visibilisation du Tibet lors du passage de la flamme olympique en France pour les JO de Pékin.

Pour cette édition 2024 des Jeux olympiques, un appel a été lancé par plusieurs dizaines d’associations sportives de Palestine contre l’invitation et la participation des équipes israéliennes1. Cet appel se fait plus pressant cette année en raison du massacre en cours à Gaza et des dizaines de milliers de victimes, mais aussi à la suite des recommandations d’acte plausible de génocide de la CIJ (Cour internationale de Justice) et des mandats d’arrêt de la CPI (Cour pénale internationale) contre les principaux dirigeants israéliens. 

Après différents appels de boycott sportif de la part de la société civile palestinienne dans la ligne droite de la campagne BDS Boycott Désinvestissement Sanctions, cette campagne s’inspire notamment de la lutte importante menée par les sportifs et soutiens en Afrique du Sud et en dehors, contre l’apartheid sud-africain. 

 

Les débuts de l’apartheid en Afrique du Sud

En Afrique du Sud, comme nulle part ailleurs, le boycott sportif a grandement contribué à la lutte de libération. La communauté sportive a été à l’avant-garde de ce front de la lutte anti-apartheid. Déjà, la longue histoire d’amour entre les compétitions sportives et internationales et l’Afrique du Sud commence relativement tôt dans l’histoire de ce pays. En effet, pays d’accueil en 1930 des Jeux de l’empire britannique, ceux-ci ont été déplacés de Johannesburg à Londres en 1934 après que le gouvernement sud-africain (avant l’apartheid) eut refusé d’autoriser les participants non blancs à venir à la compétition sur son territoire. Le régime d’apartheid sud-africain se met en place après la Seconde Guerre mondiale, mais la partie « sport » n’est pas (encore) sous le coup de la loi. Il s’agit plutôt d’une coutume. S’il est possible pour les athlètes non blancs de concourir, l’État sud-africain les empêchera par tous les moyens de représenter l’Afrique du Sud. 

Un comité pour la reconnaissance internationale a été créé par des sportifs non raciaux (comprendre non racistes) en 1955, auquel ont succédé l’Association sportive sud-africaine (SASA) en 1958 et le Comité olympique sud-africain non racial (SAN-ROC) en 1963 afin de lutter contre le racisme dans le sport et de faire pression en faveur de la reconnaissance internationale des organismes sportifs non raciaux en Afrique du Sud.

 

La résistance à la ségrégation commence

La résistance commence par le ping-pong : SATTB (South African Table Tennis Board) a été créée en 1956 et a expulsé l’organisme blanc d’Afrique du Sud. L’équipe de la SATTB a pu participer aux championnats du monde de Stockholm en 1957. Le régime d’apartheid a alors commencé à refuser des passeports à ces équipes, en précisant que personne ne serait autorisé à participer à des compétitions internationales si ce n’est par l’intermédiaire d’un organisme sportif blanc. En effet, à partir de 1956, la « coutume » d’apartheid dans le sport devient une loi : les Blancs et les Noirs ne sont pas autorisés à faire du sport ensemble et le privilège de représenter l’Afrique du Sud est accordé uniquement aux Blancs. 

 

La lutte internationale autour de S. Sewgolum

1963 marque le début de la lutte internationale sportive contre l’apartheid. C’est cette année-là que S. Sewgolum, un caddie indien, a remporté l’Open de golf du Natal (après avoir gagné l’Open des Pays-Bas en 1959 et 1960). Il n’a pas été autorisé à pénétrer dans le clubhouse où les Blancs faisaient la fête. La photo de lui recevant son trophée sous une pluie battante à l’extérieur a été publiée dans de nombreux journaux du monde entier et a grandement contribué au boycott des sports pratiqués sous le régime de l’apartheid. Il a été banni de tous les tournois majeurs en Afrique du Sud après 1963.

 

En 1964, des sélections olympiques séparées

En 1964 ont lieu les Jeux de Tokyo et pour la première fois, l’Afrique du Sud envoie des athlètes noirs aux JO. Pour cela, le pays organise des sélections olympiques séparées pour les athlètes blancs et noirs afin de constituer une équipe pouvant se rendre à Tokyo. Sept sportifs noirs obtiennent leur ticket pour les JO. Si le gouvernement sud-africain accepte qu’ils représentent la nation aux Jeux, il refuse d’aller plus loin. Les délégations non-blanche et blanche ne doivent pas vivre ensemble. Les équipes blanches et non-blanches devront donc prendre des avions différents et ne pourront résider dans les mêmes quartiers du village olympique. Une campagne d’exclusion de l’Afrique du Sud se met en place sous la direction du SAN-ROC (South Africa non-racial Olympic Committee) qui a des soutiens anti-apartheid internationaux. À l’issue de cette campagne, le 12 août 1964, le CIO (Comité international olympique) prend donc la décision d’exclure l’Afrique du Sud et l’invitation à participer aux Jeux olympiques leur est retirée. L’Afrique du Sud est officiellement exclue du CIO en 1970.

 

Une répression féroce

Les militants anti-apartheid dans le sport furent sévèrement réprimés : Dennis Brutus, secrétaire de la SASA (South African Social Security Agency) et plus tard président du SAN-ROC, réussit à s’enfuir au Mozambique en 1963 et tente de se rendre à la réunion du CIO, mais les autorités portugaises le remettent à l’Afrique du Sud. Il est incarcéré à Robben Island et part pour la Grande-Bretagne à sa libération. John Harris, président du SAN-ROC, se voit lui aussi refuser un passeport, est soumis à des restrictions et est ensuite détenu. Totalement frustré, il entre en résistance armée. Accusé d’être l’auteur d’un attentat à la bombe, il est exécuté en 1965.

En outre, le régime d’apartheid commence également à codifier l’apartheid dans le sport : il publie une proclamation en février 1965 interdisant tout sport mixte ou même tout public mixte, sauf sur autorisation. Dans les rares cas où des autorisations ont été accordées, les organisateurs ont été tenus de séparer les spectateurs par race, avec des clôtures et de prévoir des entrées, des toilettes, des cantines séparées.

 

Les Nations unies suspendent les échanges

En raison de cette escalade dans l’apartheid, l’Assemblée générale des Nations unies a décidé en 1968 d’appeler tous les États et toutes les organisations à suspendre les échanges sportifs avec les organismes sud-africains pratiquant l’apartheid. Le Comité spécial des Nations unies contre l’apartheid – créé en 1962 – a commencé à promouvoir activement le boycott sportif dans le monde entier. L’action des groupes anti-apartheid, des pays afro-asiatiques et des Nations unies a infligé de sévères défaites au sport de l’apartheid. L’apartheid est devenu un problème public majeur dans les pays avec lesquels l’Afrique du Sud cherche à établir des échanges sportifs. Interdit d’apparition internationale, le régime raciste va essayer de normaliser sa position via des accords bilatéraux. 

 

Les Jeux du Commonwealth boycottés

En 1969, une tournée de rugby en Grande-Bretagne est un désastre en raison des manifestations publiques ; le gouvernement britannique a été obligé d’empêcher une tournée de cricket en 1970 lorsque les pays afro-asiatiques ont menacé de boycotter les Jeux du Commonwealth. Des manifestations massives ont accueilli la tournée de rugby sud-africaine en Australie en 1971. L’équipe sud-africaine a dû être transportée dans des avions de l’armée de l’air australienne en raison de l’action des syndicats. Plus de 700 manifestant·es ont été arrêtés et de nombreux/es blessés dus à la répression policière au point que l’État du Queensland a déclaré l’état d’urgence pendant la tournée, provoquant une grève générale des syndicats. La droite australienne pensant surfer sur la vague raciste perd les élections quelques mois après, et le gouvernement travailliste nouvellement élu annonce un boycott des sports pratiqués sous l’apartheid. Un projet de tournée de rugby en Nouvelle-Zélande a également été annulé en raison de l’opposition du public et de la menace de l’Inde et des pays africains de boycotter les Jeux du Commonwealth à Christchurch en 1974. 

Ces campagnes ont renforcé les mouvements anti-apartheid et ont donné une formidable publicité à la lutte pour la liberté en Afrique du Sud, mais l’Afrique du Sud est restée membre de nombreuses fédérations sportives internationales avec l’aide des pays occidentaux qui bénéficiaient d’un vote de poids dans plusieurs disciplines sportives comme le tennis. La lutte a été menée au sein de chacune de ces instances.

De plus, il était plus facile de perturber des tournées sud-africaines que d’empêcher les tournées sportives de pays comme la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande, ou d’organiser des tournées en Afrique du Sud. En outre, pour surmonter les boycotts, l’Afrique du Sud a commencé à envoyer des équipes à l’étranger sans publicité préalable et à dépenser des millions pour inciter les sportifs et les équipes de l’étranger à jouer en Afrique du Sud.

 

Du massacre de Soweto à l’accord de Gleneagles en 1977

Pourtant en 1976, la Fédération néozélandaise de rugby organise une tournée en Afrique du Sud, peu après le massacre de Soweto. Le Comité olympique néozélandais a même refusé d’exprimer ses regrets. La quasi-totalité des pays africains annoncent leur boycott et leur retrait des Jeux olympiques de cette année 1976, organisés à Montréal. C’est un énorme boycott et une catastrophe politique pour l’image des Jeux olympiques. 

Inquiets d’une éventuelle perturbation des Jeux du Commonwealth, les pays blancs du Commonwealth ont ratifié l’accord de Gleneagles en 1977 pour décourager la compétition avec les équipes sud-africaines. Une déclaration similaire a été adoptée par les ministres des sports du Conseil de l’Europe l’année suivante. C’est ainsi qu’ont commencé les actions au niveau gouvernemental dans les pays occidentaux et le « boycott par des tiers » (des équipes et des pays collaborant avec le sport de l’apartheid).

 

Une convention de boycott sans les pays européens

Un comité des Nations unies a commencé en 1978 à rédiger une convention internationale contre le sport de l’apartheid qui prévoirait des mesures à l’encontre de ceux qui continueraient à jouer avec l’Afrique du Sud. De nombreux gouvernements qui soutenaient le boycott du sport de l’apartheid craignaient que le « boycott par une tierce partie » ne perturbe le sport international. L’Union soviétique, par exemple, s’inquiétait de l’effet sur les Jeux olympiques de Moscou. Pourtant la Convention a finalement été approuvée en 1985 (après les Jeux à Moscou et Los Angeles) et signée par de nombreux pays – dont la Russie mais quasiment aucun pays européen, dont la France qui n’est PAS signataire2

Le boycott international du sport de l’apartheid a été presque total dans les années 1980 – l’Afrique du Sud a été exclue de la plupart des organismes sportifs internationaux. Le Comité international olympique a adopté une déclaration contre « l’apartheid dans le sport » le 21 juin 1988, afin d’isoler totalement le sport de l’apartheid. Le moment était cependant venu de se préparer aux possibilités qui s’ouvraient pour un règlement négocié en Afrique du Sud.

Cet isolement sportif en conjonction avec l’isolement politique et la lutte contre l’apartheid ont contribué à sa chute au début des années 1990. 

 

Le boycott d’Israël plus discret

Concernant Israël et la Palestine, le mouvement de boycott sportif a été pour l’instant plus discret sur la scène internationale. En 1956, l’Égypte, l’Irak et le Liban boycottent les Jeux en signe de protestation contre l’occupation franco-anglaise et israélienne du canal de Suez. De 1954 à 1974, l’association de football d’Israël (IFA) est associée à la fédération asiatique de football. Boycottée par tous les pays arabes, l’équipe israélienne avait presque réussi à se qualifier pour la Coupe du monde de 1958 sans disputer un seul match. En 1974, Israël est exclu de la fédération asiatique l’empêchant de participer aux compétitions internationales. Israël est admis à l’UEFA (Union of European Football Associations) en 1994. 

En 1962, l’Indonésie refuse l’entrée aux équipes de Taïwan et d’Israël pour les Jeux d’Asie. En représailles, le Comité olympique interdit aux Indonésiens de participer aux Jeux olympiques de 1964. Il n’y a pas eu d’autres boycott d’Israël pour les Jeux olympiques. Les seules actions d’oppositions sont organisées individuellement par refus de concourir notamment sur les compétitions de judo. Plusieurs judokas algériens ont refusé d’affronter leurs adversaires israéliens. L’Iran a été condamné par le CIO pour avoir refusé d’aligner des athlètes face à ceux d’Israël3.

 

Les campagnes BDS contre Israël

Les appels à interdire Israël des Jeux olympiques sont lancés depuis la création de BDS. En pratique, pour le moment, le rapport de force n’est pas en faveur des Palestinien·nes. À la suite à l’appel des 300 associations sportives palestiennes qui dans le contexte de génocide appellent à interdire Israël ou, comme pour la Russie, au moins faire concourir les Isralien·nes sous bannière neutre, le CIO a opposé une fin de non-recevoir.

Plus récemment pourtant, à la suite d’une campagne de BDS, Puma a cessé d’équiper et de sponsoriser l’IFA qui est toujours dans l’UEFA alors que plusieurs équipes israéliennes sont illégales, comme en Cisjordanie. Notamment Ariel, la plus ancienne colonie, arbore un imposant stade de foot. 

 

Très faible accès des Palestinien·nes aux infrastructures sportives

Le contraste avec les opportunités sportives palestiniennes ne peut pas être plus flagrant. Le comité olympique palestinien a été créé en 1934 – 14 ans avant la création de l’État d’Israël – et a été réactivé à la suite des accords d’Oslo en 1993 et de la création de l’Autorité palestinienne. Pour autant, depuis 1996 et les JO d’Atlanta, seuls 25 athlètes ont représenté la Palestine aux Jeux olympiques. Les infrastructures détruites ou pas entretenues ainsi que les difficultés des entraînements en contexte d’occupation rendent la vie impossible aux Palestinien·nes quand iels ne sont pas simplement tué·es comme à Gaza4

Depuis octobre, Israël a détruit plus d’une vingtaine d’institutions sportives. Le stade Yarmouk avec ses 9 000 places, a été ravagé et a, semble-t-il, servi de centre de détention. Des dizaines d’athlètes gazaouis ont été tués dans les bombardements ; notamment l’entraîneur de l’équipe olympique de football. Pour ajouter l’insulte à l’horreur, aucun mot de soutien des institutions sportives n’a été prononcé par les instances du football.

 

Le boycott sportif pas que pour les Jeux : toute l’année 

Comme dans le cas de l’Afrique du Sud, le boycott sportif peut être un moyen de mettre la pression sur Israël et de participer à la lutte contre l’apartheid, la colonisation et l’occupation. La campagne BDS participe et organise le boycott sportif, avec les revendications suivantes : sortie d’Israël de l’UEFA, interdiction d’Israël aux Jeux, mais aussi contre la normalisation (c’est-à-dire ne pas participer à des compétitions se déroulant en Israël). L’État israélien sait aussi de l’exemple sud-africain qu’il ne faut pas négliger cet aspect et utilise au maximum les évènements sportifs comme moyen d’apparaître « normal ». La création de l’équipe cycliste Israël premier Tech (anciennement Israel Start up Nation), équipe destinée à vendre la marque « Israël » au monde entier. Cette équipe participe chaque année au tour de France5. Mais la victoire sur Puma et aussi plus récemment le retrait de l’invitation d’Israël à participer à la Copa sud-américaine sont aussi des signes que le combat n’est pas fini et que l’exclusion complète d’Israël de la scène sportive reste un objectif qu’on peut se fixer.

  • 1. BDS. Non à la participation du génocide israélien aux JO 2024, février 2024. 
  • 2. Nations unies. Convention internationale contre l’apartheid dans le sport, 10 décembre 1985.
  • 3. « Iran gets 4-year ban from world judo over anti-Israel policy”. APNews, 29 avril 2021.
  • 4. Yann Bouchez et Valentin Cebron, « Le rêve olympique des athlètes palestiniens », Le Monde, 26 mai 2024.
  • 5. « Sportswashing is associated with certain countries – why not Israel? », The Guardian, 24 janvier 2022.