La discussion sur le syndicalisme en France divise en première instance le champ syndical en deux camps, l’un réformiste, l’autre lutte de classe. Si cet antagonisme peut aider à réfléchir, il faut garder à l’esprit qu’aucun camp ne vise une transformation révolutionnaire de la société capitaliste.
«Les syndicats [...] représentent le type d’organisation prolétarienne spécifique de la période de l’histoire dominée par le capital. En un certain sens, on peut soutenir que de telles organisations font partie intégrante de la société capitaliste et sont une fonction inhérente au régime de la propriété privée. [...] La nature essentielle du syndicalisme est concurrentielle, elle n’est pas communiste. Le syndicat ne peut être un instrument de rénovation radicale de la société : il peut offrir au prolétariat une bureaucratie expérimentée, des techniciens experts en questions industrielles de portée générale, il ne saurait être la base du pouvoir prolétarien. »1. L’intégration des syndicats dans la société, leurs projets stratégiques (souvent en crise) ne visent, dans tous les cas, qu’à des modifications partielles du fonctionnement de la société visant, entre autres, à une plus grande prise en compte, voire une intégration, des syndicats à son fonctionnement. C’est dans cette logique que s’inscrit celle du « dialogue social » largement partagée même si des nuances importantes existent dans sa mise en œuvre entre le camp dit « réformiste » et celui « lutte de classe ».
État des lieux (partiel) du paysage syndical en France
Selon les déclarations des centrales syndicales, la CFDT compte aujourd’hui 612 000 adhérentEs ; 640 000 à la CGT (dont 15 000 à la CGT éducation) ; 500 000 à FO ; 165 000 à la FSU (dont 58 000 au SNES ; 51 000 au SNUipp ; 11 000 au SNUTer) et 96 000 à Solidaires (dont près de 8 000 à SUD éducation). Ce qui fait de la CGT la première centrale syndicale en nombre d’adhérent·es.
Dans le secteur privé, l’audience syndicale (résultats sur les CSE et élections dans les TPE) sur le cycle 2017-2021 (voir tableau 1) montre que la CFDT confirme sa place de première organisation syndicale depuis 2017, en creusant l’écart avec la CGT avec 191 000 voix de différence, là où ces deux organisations n’avaient que 11 000 voix d’écart sur le cycle précédent.
Dans la fonction publique, le paysage est sensiblement différent (voir tableau 2), avec la présence de la FSU dans la fonction publique d’État et principalement dans l’éducation nationale (83% de ses syndiquéEs). Si la CGT est en tête sur l’ensemble des fonctions publiques et dans deux secteurs sur trois (territoriale et hospitalière), elle perd néanmoins 4 points aux élections sur l’ensemble de la fonction publique entre 2014 et 2022 et elle est cinquième (sur six) dans la fonction publique d’État. En particulier dans l’éducation nationale, la CGT éducation fait jeu égal avec SUD éducation, qui vient de faire son entrée au CSA ministériel.
Notons à ce propos que la FSU n’est plus la première organisation de la fonction publique d’État. Les écarts avec FO et l’UNSA sont petits, même si la FSU reste largement devant dans l’éducation nationale. Au niveau de la fonction territoriale, si la FSU est devant SUD, elle est cinquième (sur six). De plus, la FSU ne syndique pas dans la fonction publique hospitalière.
Ces pertes de places pour la CGT et la FSU pèsent dans l’esprit des dirigeants syndicaux nationaux de ces deux organisations. Ce qui peut expliquer les discussions communes du camp lutte de classe (CGT-FSU-Solidaires), qui ont débouché sur un dialogue privilégié entre la CGT et la FSU. Dans ce cadre, trois moments serviront de test : le congrès de la FSU en 2025, le congrès de la CGT (en 2025) et les élections professionnelles (secteur public) de 2026. Le temps est suffisamment long pour que nous puissions agir, mais sans retard.
Au-delà des volontés électorales des bureaucrates, nous devons constater l’état d’extrême faiblesse du syndicalisme, qui a disparu de toute une partie du salariat. Dans ce cadre, la priorité doit être de regrouper les forces qui subsistent pour tenter de se redéployer, plutôt que d’attendre qu’une organisation disparaisse pour espérer prendre sa place.
Bilan de la mobilisation de 2023
Le mouvement contre la réforme des retraites de 2023 est caractérisé par une unité intersyndicale sans faille. Cette unité a été un combat permanent pour que chaque organisation s’y retrouve (souvent sur le plus petit dénominateur commun). Cette unité par le haut n’a pas résolu magiquement les difficultés pour construire une mobilisation auto-organisée, c’est-à-dire dont les mots d’ordre et les rythmes sont décidés par les grévistes, réunis en assemblées générales souveraines. Les premières AG ont été fournies numériquement, mais elles ont vite décru, faute d’avoir une utilité propre à la mobilisation. Le combat pour le maintien de l’unité au sein de l’intersyndicale nationale a convaincu les directions syndicales intermédiaires à ne rien tenter de trop combatif localement ou par secteur. Les AG ou les réunions intersyndicales locales se sont donc contentées d’animer la mobilisation par des manifestations de nuit ou des soutiens à des lieux emblématiques bloqués (les éboueurs de Paris par exemple) dans le cadre imposé et rythmé par l’intersyndicale nationale. Il aurait fallu, à des moments précis, sortir du rang pour proposer des rythmes de mobilisation (vers la grève reconductible) propres à certains secteurs. Certaines fédérations de la CGT ou de Solidaires ont tenté, sans succès, de mettre en place un calendrier plus rapproché que celui de l’intersyndicale nationale. Et lorsque l’intersyndicale nationale s’est décidée à appeler à “mettre le pays à l’arrêt” autour du 7-8-9 mars, il était déjà trop tard, nationalement. Fin mars, le secteur de l’éducation aurait pu proposer une grève lors du passage des épreuves du baccalauréat. Mais les syndicats ne se sont pas emparés de ce moment, pour ne pas briser l’unité.
Le combat dans l’intersyndicale nationale n’a pas porté sur le contenu de l’unité et ou sur les possibilités de passer à l’offensive. Ce serait une erreur d’en tirer la conclusion que l’unité empêche l’action, voire pire : que seuls les dirigeants nationaux des syndicats seraient responsables de notre échec. Au contraire, cette unité a été le seul moteur de l’action des travailleurs, sans cela il y a fort à parier qu’il n’y aurait pas eu une telle mobilisation. Le bilan que nous devons tirer de cette mobilisation, c’est qu’il faut l’unité permanente la plus large possible des organisations syndicales, et qu’ainsi, en période de mobilisation, il soit possible d’essayer de mener d’autres combats.
Pour l’unité des travailleurs
Notre courant caractérise les syndicats comme « la forme élémentaire de front unique dans la lutte économique »2, c’est-à-dire le lieu qui rassemble les travailleurs/ses, quelle que soit leur opinion politique ou religieuse dans la lutte élémentaire contre l’exploitation quotidienne du Capital. Il est l’organe élémentaire de défense des intérêts immédiats de la classe. Le syndicat est donc pour nous un lieu de triple confrontation : avec les militantEs des autres organisations politiques, avec les bureaucrates syndicaux (et leurs contradictions) et avec le niveau de conscience réel des salariés. Pour le dire autrement : c’est pour des raisons politiques que nous faisons du travail syndical. La question de l’unité des travailleurs/ses est une question centrale pour notre projet politique et nous ne pouvons rester en dehors de ce débat.
Montée de l’extrême-droite
Le patronat français doit trouver des moyens de maintenir son taux de profit et son rang au niveau mondial. Cela passe par une augmentation du taux d’exploitation (diminution de salaires ; augmentation des cadences) et par un transfert des dépenses publiques vers des cadeaux patronaux. Cette politique à court terme crée de nombreuses révoltes et mobilisations dans tous les secteurs de la population (Gilets jaunes ; quartiers populaires ; retraites en 2023 ; agriculteurs, etc.). Même si l’État renforce sa répression pour maintenir sa légitimité (force est de constater que pour l’instant la répression d’État est suffisante pour nous faire reculer), une partie du patronat français fait le choix de l’extrême droite (à l’image de Bolloré), anticipant l’usure accélérée du personnel politique bourgeois actuel, et veut aller plus en avant dans l’augmentation de l’exploitation. Le temps nous est compté. Dans ce cadre, l’unité des travailleurs/ses est une condition nécessaire à la résistance.
Différentes conceptions du syndicalisme
FO ou la CFDT ont théorisé depuis longtemps la division syndicale « à chaque courant de pensée, sa confédération ». Cependant, il n’en est pas de même à la CGT (avec la limite qu’elle ne conçoit l’unification syndicale que comme un retour des autres organisations à la « maison mère ») ni pour la FSU, qui a maintenu l’héritage de la FEN, à savoir le droit de tendance, qui permet à chaque courant politique de s’y retrouver, tout en étant dans le même giron organisationnel. Notons le cas particulier du SNUTer-FSU, constitué principalement par des équipes en rupture avec la CFDT (en 2003) ou exclues de la CGT et donc peu enclin à envisager l’unification organisationnelle.
Solidaires, par son histoire, est l’héritière d’une unification syndicale partielle (le G10), mais compte de nombreuses équipes (SUD PTT, SUD Rail…) qui ont quitté, ou se sont fait exclure, d’autres organisations syndicales (CFDT ou CGT) et qui ne sont pas prêtes à y retourner.
Néanmoins, les discussions vont bon train entre la CGT et la FSU et on peut pronostiquer que ces deux organisations présenteront des listes communes aux prochaines élections professionnelles de 2026 dans la fonction publique.
Pour l’instant rien n’est écrit (ni même dit) sur la mise en pratique d’une organisation commune. Il y a fort à parier que dans un premier temps les directions seront conjointes, mais propres à chaque syndicat ou fédération et qu’il faudra encore du temps pour arriver à une unité organisationnelle et que, si elle a lieu, celle-ci sera limitée au champ de l’éducation nationale, laissant de côté les territoriaux. Il est vraisemblable que des équipes syndicales de la CGT ou de la FSU refuseront d’adhérer à une telle unification et chercheront un nouveau refuge, ce qui qui peut être un pari gagnant pour Solidaires. Mais ce coup de billard en plusieurs bandes n’est pas satisfaisant pour nous.
Quelle politique pour le NPA ?
Cette unification partielle se fait « par en haut » et diffuse peu parmi les syndicats locaux (et encore moins chez les adhérents). C’est un fait, mais ce n’est pas une fatalité. La première chose est de donner un contour politique à l’unification syndicale. Cela commence par « l’indépendance complète et inconditionnelle des syndicats vis-à-vis de l’État capitaliste »3. On peut ajouter la nécessité de rester dans le camp de la lutte des classes et, si possible, d’avoir des organisations démocratiques. Il faut ensuite traduire ces généralités. Pour essayer d’être plus concret, cela veut dire un refus des réformes macronistes, notamment dans les fonctions publiques.
Un appel à se rassembler « tous ensemble »
Dans ces débats, nous pouvons jouer une carte avec comme objectif de rassembler les équipes combatives. Nous devons discuter de lancer un appel avec ces équipes dans la CGT, Solidaires et la FSU (à commencer par l’École émancipée) pour agir ensemble pour un nouvel outil syndical. L’enjeu est triple. Avant tout, assurer la défense quotidienne et collective des intérêts des salariéEs, notamment contre le danger mortel que représente l’extrême droite. Ensuite lutter contre les réformes néolibérales en cours, pour nos salaires, ainsi qu’une diminution du temps de travail pour travailler touTEs. Enfin, créer un cadre démocratique de masse, où chacunE a sa place.
Cet appel pourrait déboucher sur des comités de liaison intersyndicaux pour agir ensemble, sans faire éclater les équipes militantes existantes.