Des réactions qui ne furent pas à la hauteur du massacre
Le 18 octobre au matin, toute la presse évoque la manifestation des Algériens et la répression. La presse de droite, Le Parisien libéré, l’Aurore, Paris-Jour, reprennent la version officielle : « de violentes manifestations nord-africaines emmenées par des tueurs » qui auraient tiré sur les forces de police. Celles-ci n’auraient fait que riposter pour se défendre. Des policiers auraient même été blessés par balles, ce qui s’avérera faux. Paris-Jour écrit : « C’est inoui ! Pendant trois heures 20 000 Musulmans algériens ont été les maîtres absolus des rues de Paris ». La presse de gauche, L’Humanité et Libération, reste très prudente. L’Humanité dénonce les violences, sans parler de massacre ni de crime, et précise qu’elle ne peut pas en dire plus en raison de la censure. Le quotidien du PCF paraît en effet régulièrement avec des colonnes en blanc. France soir fait tout de même état de violences policières et Le Figaro de « violences à froid » dans les lieux où les Algériens ont été internés. Quand au journal Le Monde, il fait porter aux Algériens la responsabilité de ces événements sanglants : « C’est le terrorisme musulman qui porte la responsabilité de ces drames ». Le journal dirigé alors par Jacques Fauvet stigmatise « une contre-société FLN »1.
Quant à la télévision, gérée alors d’une main de fer par l’ORTF2 et le pouvoir gaulliste, elle consacre deux minutes au sujet, en commençant par montrer… des vitrines brisées. On entrevoit à peine quelques violences et des files d’Algériens que la police fait monter dans des autobus. Jean-Pierre Elkabbach, alors jeune journaliste, soutient le couvre-feu.
Des débrayages limités et des pétitions
Du côté du mouvement ouvrier, les réactions sont loin d’être à la hauteur de l’ampleur du massacre. Le bureau politique du PCF publie dès le 18 octobre une déclaration dénonçant la répression, sans en souligner l’ampleur, et appelant à « des initiatives en vue d’organiser dans l’unité la lutte de masse dans les usines et les localités afin que se réalise concrètement l’unité des travailleurs français et algériens ». Ce communiqué souligne aussi « la nécessité d’en finir avec la guerre d’Algérie » et d’« imposer une véritable négociation avec le GPRA sur la base de l’application du principe de l’autodétermination ». Mais cet appel ne contient aucune consigne précise et les organisations de base du parti n’en reçoivent pas.
La CGT Renault diffuse dès le 18 un tract nettement plus précis. Et pour cause ! De nombreux travailleurs algériens manquent sur les chaînes, mais des rescapés ont pu informer leurs camarades. « Le nombre exact de morts est pour le moment caché. (…) Les policiers qui ont tiré sont ceux qui matraquent les travailleurs français quand ils font entendre leur mécontentement. » La CGT Renault rappelle que l’instauration du fascisme a commencé en Allemagne par les pogroms contre les Juifs. Elle souligne « La lutte du peuple algérien pour l’indépendance est légitime ». Mais, quand il s’agit de passer à l’action, la CGT reste singulièrement timorée. Elle appelle à « signer dès cet après midi des pétitions » et à organiser des délégations de protestation en direction des mairies…
De fait, à l’appel de la CGT et parfois de la CFTC, il n’y aura que des débrayages limités chez Renault et dans quelques autres entreprises de la région parisienne, comme Thomson Genevilliers, Saviem de Saint Ouen. Une demi heure seulement chez Thomson Bagneux. Dans certaines boîtes, c’est seulement le personnel du CE qui débraie.
La CGT félicitera par la suite les membres du personnel de la RATP qui auraient refusé de charger les Algériens raflés par la police, mais on ne trouve pas trace de ces refus. En revanche, aux dépôts de Choisy le Roy et de la Croix-Nivert, les employés ont refusé… de nettoyer les traces sanglantes qui souillaient les autobus. Le syndicat CGT de la RATP affirmera aussi par la suite qu’on avait caché aux salariés la tâche qu’on allait leur faire accomplir, mais ceux-ci ne pouvait que la découvrir très vite…
La police exige l’impunité
Du côté des partis politique, Claude Bourdet, conseiller municipal de Paris, dirigeant du PSU et fondateur de France Observateur, interpelle Papon en termes vigoureux tout en ménageant la police qu’il refuse d’incriminer dans son ensemble. Jacques Duclos de son côté s’en prendra à Roger Frey, ministre de l’intérieur, à l’assemblée. Tous deux dénoncent la violence de la répression, mais sans paraître mesurer son ampleur. Il sera question d’une commission d’enquête, mais celle-ci ne verra jamais le jour, après avoir été rejeté selon certains historiens comme Jean-Luc Einaudi par De Gaulle en personne. Il faut dire que, dès que certains aspects de la barbarie policière ont été évoqués, les syndicats de police sont montés au créneau, à commencer par le plus puissant, le SGP – Syndicat général de police dirigé alors par Gérard Monate, proche de la SFIO. Les policiers exigent donc à leur habitude l’impunité totale. Monate les rassurera par ces mots au cours d’un conseil syndical : « Pour ce qui s’est passé lors de la manifestation, tout est couvert par le préfet » (Papon). De fait, aucun policier ne sera jamais inquiété par la suite.
Notons toutefois que des voix critiques se sont faites entendre au cours de ce conseil, mais ont été largement couvertes par la majorité des syndicalistes policiers présents. Les quelques policiers indignés par le comportement de leurs collègues ont été impuissants à endiguer la barbarie. Certains ont même été menacés de mort pour avoir osé émettre des critiques. Un tract signé « des policiers républicains » sera adressé clandestinement à la presse et à des personnalités politiques. Des poursuites judiciaires seront envisagées par la Préfecture et le SGP contre les auteurs, puis abandonnées, sans doute pour éviter de donner davantage de retentissement à ce texte quasi confidentiel.
Que savait-on à l’époque ?
On peut évidemment s’interroger sur ce qu’il était possible de savoir du massacre, compte tenu de la censure et de l’absence d’une vue d’ensemble de la répression. Même les dirigeants du PCF, qui avaient notamment été alertés par quelques policiers encore adhérents du parti et des cégétistes ne disposaient semble-t-il pas de toutes ces informations. Cinquante ans après ces événements, Henri Malberg3, secrétaire de la section du 20ème arrondissement et membre du comité fédéral de Paris à l’époque, affirme que la direction du parti n’avait pas été prévenue par le FLN de la manifestation, et qu’il n’a été informé que peu à peu au cours des jours suivants, et encore partiellement. Le FLN lui-même ne semble pas avoir su le nombre exact de victimes. Une déclaration du GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne) alors installé à Tunis ne parle que de 50 morts et d’une centaine de blessés. Mais il est clair que les militants de base du PCF et de la CGT, même ceux des entreprises dont leurs collègues algériens avaient participé à la manifestation n’avaient que peu d’information et les militants des sections locales et de province en avaient encore moins.
Une dénonciation plus précise et plus radicale du massacre viendra un peu plus tard de petites publications comme Vérité-Liberté, Les Temps modernes, Témoignages et documents, qui seront toutes systématiquement saisies. L’éditeur militant François Maspéro tentera de publier une enquête de la journaliste Paulette Péju, Ratonnades à Paris. Mais celle-ci sera également saisie avant même d’être sortie des presses. Tout cela circulera tout de même clandestinement, mais en un très petit nombre d’exemplaires. Il faut cependant noter que l’hebdomadaire Témoignage Chrétien, très engagé contre la guerre d’Algérie, publiera un dossier dès le 27 octobre avec les célèbres photos prises par Elie Kagan au péril de sa vie. Des photos qui restent encore aujourd’hui les illustrations les plus terrifiantes de ces crimes.4
Des protestations s’élèveront dans les milieux intellectuels et universitaires. Un appel est lancé par une vingtaine de personnalités, dont Aragon, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Elsa Triolet, Marguerite Duras, André Breton, Pierre Vidal-Naquet. Marguerite Duras publie un texte particulièrement virulent dans France Observateur, dans lequel elle compare le 17 octobre avec l’extermination du ghetto de Varsovie. Toutes les « grandes consciences » de l’époque ne sont pas pour autant au rendez-vous. François Mauriac, fidèle gaulliste, à qui l’on demande de prendre position, reste ambigu. Un rassemblement réunit 2000 étudiants et enseignants dans la cour de la Sorbonne. Une manifestation boulevard Saint Michel ne comptera que deux ou trois cent étudiants.
Par la suite, le souvenir du 17 octobre devait être occulté par un autre massacre, celui du 8 février 1962, quand huit militants du PCF furent assassinés par des CRS à la station de métro Charonne, alors qu’ils manifestaient contre un attentat de l’OAS. Des centaines de milliers de personnes défilèrent à leurs obsèques. Les raisons de l’omerta semblent diverses. D’une part, le PCF et la CGT préféraient mettre en avant leurs propres victimes, d’autant que la faiblesse de leur réaction au lendemain du massacre ne leur faisait pas honneur. D’autre part le FLN lui-même ne tenait pas à compromettre les négociations en cours5 par une dénonciation trop virulente et encore moins par une riposte, sans compter ses rivalités internes. L’étouffoir de la censure, de la raison d’Etat et de la mauvaise conscience a fait le reste.
Le combat de Jean-Luc Einaudi
Ce n’est que vingt ans plus tard que le massacre du 17 octobre cessera d’être une sorte de tabou médiatique et politique, avec la publication d’un roman de Didier Daeninckx, Meurtre pour mémoire, et surtout le travail de l’historien Jean-Luc Einaudi qui s’efforcera d’établir un bilan complet de cette sanglante répression6. Einaudi, éducateur de profession et ancien militant maoïste, consacrera une dizaine d’années à ce travail. L’accès aux archives officielles lui étant refusé, en raison notamment d’une loi de 1979 qui porte à soixante ans le délai d’ouverture au public, il aura recours à des recherches laborieuses, par exemple en rencontrant des survivants de la manifestation, des familles de victimes et en consultant les registres des cimetières de la région parisienne qui font mention de l’inhumation de nombreux FMA (Français Musulmans d’Algérie) non identifiés. Ses relations avec des militants qui avaient participé à l’aide au FLN lui permettront de disposer d’une partie des archives de la Fédération de France de cette organisation qui comprend de très nombreux témoignages rédigés à la suite du massacre. Ceux-ci sont particulièrement fiables car ils n’avaient pas été écrits dans un but de propagande ni même de dénonciation mais pour informer la direction du FLN.
Lors de la publication de La bataille de Paris en 1991, Papon, pourtant clairement mis en cause, ne réagira pas. Deux confrontations judiciaire auront pourtant lieu entre l’historien militant et l’ancien préfet. La première devant les Assises de Gironde en 1997, quand Papon est jugé pour la déportation de Juifs de la région bordelaise, en 1944, alors qu’il était secrétaire général de la Préfecture de Gironde7. Einaudi parviendra à témoigner et à dénoncer le massacre du 17 octobre, ouvrant « un procès dans le procès », selon les termes de l’avocat de Papon. La seconde, c’est Papon lui-même qui engagera un procès en diffamation contre Einaudi, à la suite d’une tribune publiée dans Le Monde en mai 1998. Einaudi se verra encore refuser l’accès aux archives, même pour assurer sa défense, en dépit de ses demandes de dérogation. Mais une archiviste de la Ville de Paris, où sont conservées les archives judiciaires, Brigitte Lainé8, aura le courage de témoigner en sa faveur. La position de Papon, qui défend toujours la thèse initiale de trois morts, est donc devenu intenable. Il sera débouté par la 17ème chambre correctionnelle.9
Il est clair que la situation politique avait changé depuis les années soixante. On peut noter qu’un certain nombre de porteurs de valises de la guerre d’Algérie étaient devenus des proches du parti socialiste et du président Mitterrand. Les auteurs du massacre encore en vie avaient pris leur retraite. Même si le sujet restait sensible, dissimuler ce massacre n’avait donc plus la même nécessité impérative pour les gestionnaires de l’État.
- 1. Edition du 20 octobre 1961.
- 2. Office de Radio-Télévision Française
- 3. Interview dans L’Humanité du 16 octobre 2011. Tout en défendant la ligne du PCF, Henri Malberg convient néanmoins que son parti a « sous-estimé la portée du 17 octobre ».
- 4. Il faut noter aussi à ce propos qu’aucune affiche dénonçant le massacre du 17 octobre ne fut éditée, alors que le PCF et la JC collaient à cette époque des quantités d’affiches contre la guerre d’Algérie. Le seul souvenir d’une protestation visualisable reste l’inscription tracée sur les quais de la Seine par deux militants, dont notre camarade Jean-Michel Mension, alias Alexis Violet : « Ici on noie les Algériens ».
- 5. Les contacts et négociations secrètes ont duré près de deux ans et devaient aboutir à la signature des accords d’Evian le 18 mars 1962 qui mettaient fin à la guerre.
- 6. Meurtre pour mémoire, Didier Daeninckx, Série Noire et Folio Gallimard. La bataille de Paris, 17 octobre 1961. Jean Luc Einaudi, Seuil. Il faut signaler aussi le film Nuit noire de Alain Tasma diffusé à la télévision en 2005, qui traite du massacre du point de vue d’un groupe de policiers et d’une façon un peu édulcorée.
- 7. Papon sera condamné à 10 ans de prison pour « complicité de crime contre l’humanité ». Il n’en fera que quatre. Papon fut le seul haut fonctionnaire condamné pour les déportations organisées sous Vichy, mais jamais jugé pour son rôle dans le massacre du 17 octobre.
- 8. Brigitte Lainé et son collègue Philippe Grand, qui l’a soutenue, seront aussitôt placardisés par les autorités.
- 9. Il faut lire à ce sujet La bataille d’Einaudi de Fabrice Riceputi. Livre consacré au long combat mené par l’historien. Préface de Gilles Manceron. Editeur Le passager clandestin. 240 pages.