Dans un contexte politique de durcissement des mesures répressives et de privation des droits fondamentaux des migrantEs, nous avons rencontré Saïd Bouamama, co-fondateur et porte-parole du Comité des sans-papiers 59, engagé de longue date dans les luttes de l’immigration et des quartiers populaires dans la région des Hauts-de-France.
Pourrais-tu présenter ton parcours et ton rôle dans l’association ?
Je suis Saïd Bouamama. Avant d’être sans-papiers1, je suis un très vieux militant des luttes pour l’immigration. Depuis la marche pour l’égalité de 1983, j’ai participé à toutes les initiatives visant à mettre en place un mouvement de l’immigration et des quartiers populaires. Lorsqu’en 1996, les sans-papiers se mettent en lutte au niveau national, notamment avec l’occupation de Saint-Bernard, et, au niveau local, avec une grève de la faim entamée par des parents d’enfants français qu’on ne voulait pas régulariser, on fonde le Comité des sans-papiers 59.
Nous vivons dans une région frontalière où la politique est très répressive. Peux-tu nous en dire plus sur la situation locale ?
La région a un fort passé industriel et ouvrier, et les sans-papiers, dans leur très grande majorité, travaillent. Le processus de précarisation du monde du travail a conduit à la création d’un certain nombre de secteurs, comme le bâtiment, dans lesquels les sans-papiers sont majoritaires et dans lesquels la recherche d’un profit maximal fait que beaucoup de sans-papiers travaillent aujourd’hui comme des esclaves.
La région est frontalière, et de nombreuses personnes veulent passer en Angleterre. Il y a une militarisation du contrôle du passage avec de véritables politiques de harcèlement des sans-papiers et des pratiques qui sont vraiment inhumaines et scandaleuses comme brûler les tentes, mettre des produits pour qu’ils ne puissent pas les récupérer, les expulser des endroits où ils trouvent à dormir. Il y a une véritable politique de terreur d’État contre les sans-papiers.
Enfin, la région est connue pour les luttes importantes menées par les sans-papiers. Nous avons mené des grèves de la faim historiques qui ont eu un impact national et grâce auxquelles on a arraché des victoires avec des centaines de régularisations, ce qui explique que, par rapport à d’autres régions, nous n’avons pas ici de politiques de négociation.
Quelles sont vos actions principales ?
Notre action tourne autour de trois axes : le premier est la défense juridique des sans-papiers menacés d’expulsion. Nous avons développé des pratiques qui nous permettent d’agir très vite lors des arrestations, d’intervenir auprès des préfectures et nous arrivons, par le biais de ce travail de mobilisation et d’intervention juridique, à faire sortir une grosse partie des sans-papiers de prison. Notre réseau d’avocats maîtrise les procédures et est capable d’intervenir rapidement.
Un second grand axe est la visibilité car l’oppression rime avec l’invisibilité et l’émancipation rime avec la visibilité et donc nous tenons à avoir une visibilité forte, ce qui explique que nous sommes l’un des comités de sans-papiers qui, depuis 26 ans, manifeste toutes les semaines. Tous les vendredis il y a une manifestation publique, place de la République, qu’il y ait du vent, qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il y ait une grève de la faim ou qu’on soit en situation d’occupation. Nous avons aussi d’autres actions symboliques d’occupation de certains lieux publics afin que la stratégie du gouvernement, qui est d’invisibiliser les sans-papiers et leur exploitation dans le monde du travail, soit démasquée.
Notre troisième forme d’action est un travail d’alliance avec d’autres luttes car nous pensons que ce qui arrive aux sans-papiers est significatif de l’ensemble des attaques contre le monde du travail. Comme on le dit toujours, nous estimons être les plus dominés parmi les dominés, nous sommes la catégorie du monde du travail la plus exploitée, et notre sort est donc un indicateur et une mesure de ce qui arrive ou va arriver à d’autres catégories du monde du travail.
Quels sont les impacts de la loi Darmanin ?
Jusqu’à la loi Darmanin, nous avions trois volets scandaleux dans la politique du gouvernement liés à la mondialisation comme maximisation du profit et baisse du coût du travail.
Le premier volet était lié à la délocalisation des entreprises. Pour qu’elle se réalise, il fallait fermer les frontières. Tous les points de passage ont été militarisés, et la Méditerranée et la Manche sont devenues des cimetières.
Un certain nombre d’industries ne pouvaient pas être délocalisées donc on a changé les règles de la régularisation et d’accès au titre du séjour pour qu’une partie du monde du travail soit contrainte d’accepter des niveaux de vie qui sont équivalents à ceux qui sont acceptés dans les pays du Sud. Dans ce deuxième volet, on a une délocalisation sur place en quelque sorte. Puis le troisième volet est la précarisation des réguliers, qui ont vu la stabilité des titres de séjour qu’on avait arrachés par des luttes mise en cause par des changement de règles.
La loi Darmanin est une régression immense car elle ajoute une dimension quasi-féodale au contrat de travail. Le sans-papier qui serait régularisé via le travail en tension ne pourra pas quitter son employeur, comme dans une sorte de servage. Il sera donc contraint d’accepter les conditions de travail et des bas salaires sous peine d’être expulsé.
Ici, le capitalisme s’allie au féodalisme pour créer une situation de paria dans la classe ouvrière. Les sans-papiers sont, par le droit, interdits d’accéder aux mêmes droits que la classe ouvrière.
Comment vivez-vous la séquence de la mobilisation contre la réforme des retraites ?
Nous participons à toutes les mobilisations du monde du travail. Nous y allons avec la banderole : « Avec ou sans papiers nous sommes tous des travailleurs » qui résume notre analyse de la situation.
Ce qui arrive aux sans-papiers aujourd’hui est ce que la classe dominante voudrait imposer à l’ensemble des travailleurs. Elle ne le fait pas en raison du rapport de forces, mais c’est bien son projet dans le contexte de la mondialisation. Elle veut éliminer tous les acquis sociaux qui ont été arrachés par la lutte. Ce que vivent les sans-papiers, c’est le destin du reste du monde du travail s’il n’y avait pas les mobilisations.
Dans leur très grande majorité, les sans-papiers ne seront pas expulsés : ils sont trop nombreux (20 000 par an) et cela supposerait d’organiser des trains et donc de rendre visible l’expulsion. Parce qu’on a toujours besoin des sans-papiers, au bout de malheureusement sept, huit, dix ans de surexploitation, ils finissent par accéder au titre de séjour et donc ils sont concernés par la loi sur les retraites car ils vont accéder à la cotisation en ayant un trou de dix ans alors qu’ils travaillent depuis le début. Pour nous, ce n’est pas une lutte extérieure, ce sont exactement les mêmes attaques qui sont multipliées par dix pour les sans-papiers.
Il y a aussi un projet européen et international autour de cette reféodalisation…
La politique européenne, et de chacun des États, est fondée sur l’externalisation des frontières qui conduit à une catastrophe en Afrique car elle développe le racisme intra-africain. Le dernier soubresaut a eu lieu en Tunisie quand le président a parlé de « l’invasion des SubsaharienEs » mais si vous allez en Côte d’Ivoire vous allez entendre parler « de l’invasion des BurkinabéEs ». En réalité, l’UE signe des accords avec chacun des États en mettant comme condition qu’ils s’engagent à assurer la sécurité et le non-passage des frontières. La Tunisie a récemment signé un accord avec le gouvernement italien qui comporte la clause d’externalisation des frontières.
Que doit-on faire pour contrer les discours de l’extrême droite ?
Pour moi il y a deux éléments du discours qui sont incontournables. Le premier c’est d’abord le rappel des faits : dans mon dernier livre2, j’ai fait l’effort d’aller rechercher tout ce qu’on disait sur les migrations du passé y compris les immigrations internes à la nation ; on voit que ce sont exactement les mêmes discours qu’on entend aujourd’hui pour les MalienEs et les BurkinabéEs qui arrivent en France. La France ou l’Italie se sont constituées en tant que nation par rapport à une multiculturalité. Cette communauté que l’on vous dit ancestrale est une construction historique dans laquelle on a déjà tenu des discours de diabolisation sur ceux qui aujourd’hui sont considérés comme des Français. Au-delà, le discours fonctionne car les gens ne croient plus dans l’avenir. Le sentiment d’impuissance fait que nous regardons dans le passé. Quand une vie est insatisfaisante et porteuse de souffrances, il y a deux manières de répondre : soit on y répond par l’avenir, soit on y répond par le passé. La force de l’extrême droite est qu’elle propose, en l’absence de dynamique et de contestation massive, le passé comme réponse aux problèmes d’aujourd’hui.
Le narratif, c’est important, mais ce qui compte ce sont d’abord les luttes. Par exemple ce mouvement contre la réforme des retraites aujourd’hui fait beaucoup pour combattre l’extrême droite qui d’ailleurs est timide là-dessus : on ne l’entend pas beaucoup. Ce mouvement reparle d’avenir et je pense que c’est cela la véritable réponse.
Les mêmes personnes qui peuvent écouter l’extrême droite lorsqu’il n’y a pas de dynamique sociale vont se tourner vers la dynamique sociale si les portes de l’avenir se ré-ouvrent. Il faut, comme le disait Thomas Sankara, oser réinventer l’avenir, avoir à nouveau des aspirations à de grands rêves sociaux.