Les « passeurs » de migrantEs sont régulièrement – et à juste titre – accusés de tirer profit de la détresse de populations fuyant la guerre et la misère. On entend en revanche moins parler de ces entreprises qui, en toute légalité, dégagent des bénéfices considérables grâce à ce qu’il est désormais convenu d’appeler le business des frontières et des camps.
Le 12 janvier 2017, nombre de téléspectateurEs d’« Envoyé spécial » découvraient, à l’occasion de la diffusion d’un reportage intitulé « Qui veut gagner des migrants ? », un étrange personnage : Bert Karlsson. Ancien responsable d’un parti d’extrême droite, cet entrepreneur est devenu au cours des dernières années le leader incontesté du « marché » des camps de migrantEs en Suède. Un business très lucratif et en développement : l’entreprise de Bert Karlsson, qui gérait en 2017 plus d’une cinquantaine de camps, a vu son chiffre d’affaires multiplié par 20 depuis 2013, pour atteindre 100 millions d’euros. Pari réussi pour celui qui déclarait en 2013 vouloir « faire de l’Ikea pour demandeurs d’asile ».
Le florissant « marché du migrant »
Bert Karlsson a répondu à un « appel d’offres » du gouvernement, destiné à confier au secteur privé l’hébergement des demandeurEs d’asile. Un cas qui est loin d’être isolé. On trouve des dizaines d’exemples de ces spécialistes du « marché du migrant » en Suède, en Grande-Bretagne, en Italie… ou en France. Au cours du même reportage, on avait ainsi pu faire la connaissance d’Antoine Houdebine, directeur commercial de l’entreprise Logistic Solutions, qui a remporté le marché de la production et de l’installation des containers destinés à loger les migrantEs du camp de Calais. Questionné sur les éventuels problèmes de morale qui se poseraient à celui qui tire profit de la détresse des migrantEs, Antoine Houdebine ne faisait pas dans la poésie : « Le marché du migrant c’est une production comme une autre, elle est spécifique mais elle est comme les autres. »
« Le marché du migrant » : l’absence de scrupules de certains capitalistes a le mérite de nommer une réalité peu connue et que d’aucuns voudraient continuer à dissimuler. Une réalité pourtant dénoncée depuis de nombreuses années par des militantEs et des chercheurEs, par exemple au sein du réseau Migreurop, auteur en juillet 2016 d’un rapport au titre explicite : « La détention des migrants dans l’Union européenne : un business florissant ». Nombreux exemples à l’appui, on découvre l’envers du décor de ce business : « Il y a toujours lieu de s’inquiéter lorsqu’un État décide d’impliquer un acteur à but lucratif dans la gestion de structures telles que les centres de détention de migrants […] La gestion privatisée de ces lieux va mécaniquement mettre l’accent sur les bénéfices des entreprises, qui capitalisent sur le non-respect des droits des détenus, mais aussi des travailleurs qu’elles emploient. C’est inévitable, c’est la nature même du business. »
Un marché de 25 milliards de dollars
Dans un article publié en mai dernier dans le Monde diplomatique (« les Réfugiés, une bonne affaire ») Nicolas Autheman révèle que le volume annuel de ce business dépasse désormais, à l’échelle mondiale, les 25 milliards de dollars. Conséquence : « Cabinet d’audit, vendeur de cartes de paiement ou géant de l’ameublement : sitôt qu’un camp ouvre, des entreprises se précipitent ». Ces entreprises ne se singularisent évidemment pas par leur altruisme ou leur empathie à l’égard des migrantEs : baisse des coûts et donc dégradation des conditions d’accueil (restauration, structures sanitaires, etc.) et des conditions de travail des personnels ; migrantEs employéEs, dans certains camps en Grande-Bretagne, pour des tâches liées au fonctionnement quotidien (ménage, cuisine, etc.), avec des salaires largement inférieurs aux normes nationales ; monopole sur certains services indispensables (comme les communications téléphoniques) facturés à des tarifs anormalement élevés, etc.
Dans la lutte sans merci que se livrent les entreprises, souvent multinationales, pour avoir accès à la manne du « marché du migrant », les groupes français ne sont pas en reste, avec notamment l’entreprise GEPSA (Gestion Établissements Pénitenciers Services Auxiliaires), filiale de Cofely, elle-même filiale d’Engie (ex-GDF-Suez). Comme l’explique le rapport de Migreurop : « En partenariat avec l’association culturelle italienne Acuarinto, [GEPSA] s’est progressivement implantée sur le marché italien de la rétention. En décembre 2012, le groupement d’entreprises GEPSA-Acuarinto a obtenu la gestion du CIE [Centre d’identification et d’expulsion] de Rome contre une indemnité journalière de 28,80 € alors que la coopérative Auxilium demandait auparavant 41 €. Deux ans plus tard, elle s’est imposée dans les CIE de Turin et de Milan avec des tarifs de 20 à 30 % inférieurs à ceux proposés jusqu’alors par la Croix-Rouge. L’implantation de GEPSA dans les centres de détention de migrants italiens marque l’entrée en force des multinationales sur le marché de la rétention, et l’émergence d’une approche de type plus industrielle de la gestion des CIE italiens. » Voilà qui donne envie de crier « Vive la France ».
Les frontières : l’autre business
Autre business juteux, et pas des moindres : le contrôle des frontières. La juriste Claire Rodier, auteure dès 2012 d’un ouvrage de référence sur la question (Xénophobie business : à quoi servent les contrôles migratoires ?), évoque cet autre marché dans un article publié en 2014 (« le Business de la migration ») : « On pense aux profits tirés du développement de la technologie sécuritaire dans le secteur de la surveillance des frontières, mais aussi de tout ce qui ressort dans les pays d’immigration des législations sur l’accueil, l’hébergement, la détention et l’expulsion des étrangères et des étrangers. Dans les deux cas, les bénéficiaires de cette manne sont à titre principal des entreprises privées : industries d’armement et aéronautique, sociétés d’assurance, sociétés de sécurité, prestataires privés pour la gestion des visas, ainsi qu’une kyrielle d’opérateurs impliqués dans l’application des politiques migratoires et d’asile. »
Les sommes en jeu sont là aussi colossales : le marché de la sécurité des frontières en Europe équivalait à 15 milliards d’euros en 2015 et devrait, selon certaines estimations, atteindre plus de 29 milliards d’euros par an en 2022. Un marché dont profitent des multinationales comme G4S, Thales, Finmeccanica ou Siemens, et dont la privatisation est assumée par les plus hautes instances européennes, à l’image de l’ex-commissaire européen chargé de la Justice et des Affaires intérieures, Franco Frattini, qui déclarait en 2007 : « la sécurité n’est plus un monopole des administrations, mais un bien commun, dont la responsabilité et la mise en place doivent être partagées entre le public et le privé » (cité par Claire Rodier). Le business de la frontière est tout aussi lucratif que celui des camps, et génère des profits considérables pour des entreprises qui proposent toujours davantage de technologies, notamment dans le domaine de la surveillance (drones, caméras thermiques, détecteurs de mouvement, etc.), dont le développement contraint les migrantEs à prendre toujours plus de risques pour essayer d’atteindre leur destination.
L’« encampement du monde » ne repose pas seulement sur des logiques politiques, mais aussi économiques : la liberté de circulation et d’installation représenterait un énorme manque à gagner pour ces multinationales qui, pour s’assurer de la continuité de ce « marché d’avenir », selon les termes de Bert Karlsson, exercent une intense activité de lobbying auprès des autorités nationales et européennes. Et alors même que les acteurs privés comme les décideurs publics savent que rien n’empêchera jamais les migrantEs de fuir la misère et de trouver les moyens de contourner les dispositifs de surveillance et d’enfermement, ces logiques demeurent. Ainsi que le résume Claire Rodier : « On ne peut s’empêcher de penser que les murs, les grillages, les radars, et maintenant les drones dont se couvrent les frontières servent moins à empêcher les gens de passer qu’à générer des profits de tous ordres : financiers, mais aussi idéologiques et politiques. »
Julien Salingue