Le deuxième confinement est entré en vigueur à la fin du mois d’octobre 2020. Il ne sera pas exactement comme le précédent, mais demeure l’injonction à pratiquer systématiquement le télétravail lorsque celui-ci est possible.
Cela n’est pas sans impact sur l’avenir. Le rapport au télétravail en France change significativement. Nous étions l’un des pays où les employeurs manifestaient le plus de résistance à la diffusion de ce mode de travail, même si les demandes émanant des salariéEs et des représentants syndicaux existaient bel et bien. Mais au vu de l’expérience du premier confinement, les directions d’entreprise ont sensiblement changé leur point de vue. Tout le monde n’avait-il pas été globalement satisfait de ce télétravail ? Les sondages révélaient que les salariéEs appréciaient grandement cette possibilité et que les employeurs se félicitaient de la façon avec laquelle les salariéEs avaient joué le jeu, et révélé leur efficacité. Mais en réalité, la relation de ces deux catégories au télétravail est complexe et mérite qu’on s’y arrête.
Du côté des télétravailleurEs
Qu’est-ce qui rend compte de la satisfaction des télétravailleurEs ? Plusieurs facteurs, dont certains très circonstanciels. En période de pandémie où le monde extérieur apparaît comme menaçant, anxiogène, rester chez soi tout en travaillant est rassurant. Mais plus profondément, certainEs télétravailleurEs ont apprécié de prendre des distances avec leur entreprise, leurs collègues, leur hiérarchie.
Si nombre d’entre elles et eux fuyaient prioritairement le virus pendant le confinement, certainEs fuyaient aussi leur lieu de travail qui s’est considérablement détérioré dans le cadre de la modernisation managériale avec la généralisation des open spaces. Supposés, selon la rhétorique managériale, faciliter les échanges, et constituer des lieux de sociabilité professionnelle stimulante, ces open spaces sont souvent vécus comme des lieux de travail bruyants, malodorants parfois, où le regard des autres peut être pesant, le sentiment d’être surveillé constant. Il y est difficile de s’approprier son poste de travail, difficile de se sentir chez soi au travail, et la hiérarchie peut se manifester de manière omniprésente, voire harcelante.
Et cela n’est, le plus souvent, pas compensé par un travail qu’on pourrait qualifier d’épanouissant, car il demeure prescrit par des procédures, protocoles, méthodologies imposées, parce qu’il est sans cesse contrôlé, évalué selon la logique du toujours plus, parce qu’il y a une mise en concurrence systématique entre collègues. Le travail est de plus en plus vécu comme une épreuve solitaire, et non pas comme l’activité socialisatrice qu’il est supposé être. Alors pour certainEs, rester chez soi, seulE face à son ordinateur semble cohérent avec ce que le travail est devenu. Cela permet d’introduire, dans certains cas, une relative liberté des horaires, de limiter la fatigue liée aux déplacements domicile/travail, de se sentir chez soi au travail. Mais ne nous y trompons pas, cette fuite traduit un rapport au travail douloureux, où le sentiment de pouvoir se réaliser, en effectuant quelque chose d’utile et satisfaisant pour autrui, s’efface derrière celui d’une perte de sens et de finalité sociale.
Cette prise de distance ne pourra le plus souvent que détériorer encore ce rapport au travail déjà malmené, car les conditions techniques et matérielles aggravent sa dimension abstraite et déréalisante. La qualité de l’engagement devient encore plus problématique. Pour qui, pour quoi, avec qui travaille-t-on ? Ces éléments déterminants de la relation au travail s’estompent.
Du côté des employeurs
Côté employeur, la complexité n’est pas moindre. Les employeurs français, plus souvent que leurs homologues américains ou européens, sont conditionnés par une forte méfiance, pour ne pas dire défiance à l’encontre de leurs salariéEs. Ils sont tenaillés par la peur de ne pas réussir à asseoir leur emprise sur eux, emprise indispensable pour les obliger à travailler selon les critères de qualité et rentabilité choisis dans le cadre d’une rationalité économique de plus en plus libérale et financière. C’est un héritage de la période des Trente Glorieuses, où l’idéologie de la lutte des classes motivaient les ouvriers et leurs représentants, qui a connu son acmé avec les trois semaines de grève générale et occupation d’usines en Mai 68. Le patronat s’est mué en management moderne obsédé par la volonté de contraindre et contrôler de façon « légitime ». Il se veut séducteur pour arracher le consentement des salariéEs. Il a misé (pour déstabiliser les collectifs, terreaux de contestation et de résistance), sur une individualisation, personnalisation, puis psychologisation de la gestion et l’organisation du travail. Il s’est donné pour objectif de faire en sorte que les salariéEs se sentent chez eux dans l’entreprise, avec les DRH de la bienveillance et du bonheur, les chief happiness officers, sans pour autant renoncer à la prescription du travail dans un esprit bien taylorien. Mais cela coûte cher en encadrement intermédiaire, en dispositifs, en mètres carrés et en consultants. La tentation de transformer les salariéEs en télétravailleurEs se fraye un chemin d’autant plus tentant que cela correspond à une demande, et peut se présenter comme un signe de confiance envers les salariéEs en même temps qu’un pas vers leur bien-être. Il ne s’agit plus alors de chercher à ce que le salarié se sente chez soi dans l’entreprise, mais qu’il se sente dans l’entreprise quand il est chez lui.
Mais ce n’est pas si simple. Nombre de directions font le constat qu’en l’absence d’échanges, de confrontations, d’émulations au sein de collectifs, l’inventivité, la réactivité des salariéEs, la qualité de leur engagement dans le travail en pâtissent. Si l’atomisation et l’éloignement peuvent rassurer et permettre des économies mais elle risque d’affecter la qualité du travail réel, celui qui échappe à la prescription et la rend intelligente.
Ambivalences et tensions donc pour les protagonistes. Peur, du côté des employeurs, de lâcher la bride et de voir les salariéEs en faire à leur tête et à leur rythme, peur aussi de perdre en inventivité et capacité d’innovation, mais tentation de faire des économies de mètres carrés, comme de personnel d’encadrement, et satisfaction à l’idée que les télétravailleurEs pourraient s’auto-motiver à domicile. Satisfaction, du côté des salariéEs, de prendre leurs distances avec un environnement et un contenu du travail frustrant, et source de conflits éthique, mais fuite en avant dans un travail désocialisant, conduisant à un repli sur soi, une plus grande perte de sens du travail et une moindre capacité de remettre collectivement en question ces règles du jeu imposées.
Le télétravail est un symptôme des dimensions délétères du travail organisé sur la base de la subordination des salariéEs.