Entretien. Alain Bobbio, président de l’Association de défense des victimes de l’amiante en Seine-Saint-Denis (Addeva 93), revient sur la décision de justice qui vient de mettre fin à des décennies d’un conflit autour de l’amiante entre la commune d’Aulnay-sous-Bois et une entreprise privée.
Dans un arrêt du 27 novembre 2024, la Cour d’appel de Paris a condamné le Comptoir des minéraux et matières premières (CMMP) à verser plus de 13 millions d’euros à la commune d’Aulnay-sous-Bois et à indemniser trois associations. Quels étaient les enjeux ?
L’usine a broyé de l’amiante, par centaines de tonnes pendant plusieurs décennies, en plein cœur d’une zone pavillonnaire. Non seulement de l’amiante, mais aussi du zircon radioactif et divers autres minéraux. L’environnement de l’usine a été copieusement arrosé de poussières d’amiante, y compris deux écoles (maternelle et primaire) qui étaient quasiment mitoyennes de l’usine. Un véritable scandale sanitaire : les victimes malades et mortes se comptent par centaines.
Quand l’exploitant — qui avait des appuis parce qu’il travaillait pour l’armée — a, fermé boutique en 1991, le cadre légal réglementaire lui faisait obligation de rendre le site remis en état avec la dépollution à sa charge. Il ne l’a pas fait, et c’est la ville d’Aulnay-sous-Bois, après de nombreuses péripéties, qui a assuré le coût du désamiantage et de la déconstruction après déménagement des élèves... Coût particulièrement élevé puisque la ville a versé près de 17 millions d’euros.
La dépollution d’un tel site en milieu urbain près des écoles est une opération à haut risque pour les travailleurEs et les riverainEs. L’exploitant avait présenté un mode opératoire complètement irresponsable : après un simple « dépoussiérage » (un petit coup d’aspirateur), on aurait démoli les bâtiments « à la bonne franquette », avec les méthodes classiques des chantiers de démolition, telles que la pelleteuse ou le boulet. Les écolierEs pouvaient, selon lui, continuer à fréquenter les écoles voisines pendant la durée des travaux.
Un front uni de quatre associations défenseuses des victimes et de l’environnement (Collectif des riverains et victimes du CMMP, Ban Asbestos France, Aulnay Environnement et Addeva 93) a défendu un mode opératoire alternatif : le désamiantage et la déconstruction sous confinement extérieur global étanche à l’air et à l’eau après déménagement des écolierEs. Ce mode opératoire, plus sûr mais beaucoup plus coûteux, avait été d’abord écarté. Finalement, quand la mairie a « changé de couleur », elle a racheté le terrain et accepté que la déconstruction et le désamiantage soit opérés « sous bulle » après déménagement de plusieurs centaines d’écolierEs dans des locaux provisoires. La sécurité du chantier fut exemplaire mais son coût nettement plus élevé.
Le CMMP négocia avec la mairie un accord plafonnant sa participation financière à 480 000 euros, une somme dérisoire au regard des frais réels assumés par la commune. On était dans une situation complètement immorale. Les victimes d’Aulnay avaient la « double peine » : en tant que malades et en tant que contribuables… Un contentieux s’engagea entre l’ancien exploitant et la ville pour savoir qui devait payer quoi. Les associations se portèrent partie civile. Un premier jugement rendu en 2015 a reconnu la responsabilité du CMMP et l’intérêt des associations à agir en justice, mais il a laissé l’essentiel du coût des travaux et du transfert des écolierEs à la charge de la commune. Il a aussi condamné l’entreprise à verser un euro symbolique aux associations.
D’où l’importance de l’arrêt exemplaire rendu en novembre 2024 par la Cour d’appel de Paris qui rétablit le principe pollueur/payeur en condamnant l’entreprise à verser plus de 13 millions d’euros à la commune d’Aulnay-sous-Bois et 10 000 euros à chaque association pour son préjudice moral.
Tu fais référence au principe pollueur-payeur. Cette décision de justice a-t-elle des précédents sur l’amiante ?
Ce n’est pas la première condamnation d’un ancien exploitant, mais c’est sans doute la première qui impose le versement d’une somme aussi importante.
Quel a été le rôle des associations ?
Elles ont d’abord été des lanceuses d’alerte. Quand elles ont vu des panneaux publicitaires annonçant la construction d’immeubles pour des appartements de standing sur le site industriel qui n’avait pas été dépollué, elles ont réagi publiquement. Le projet a été bloqué.
Elles ont aussi bloqué un mode opératoire de dépollution-démolition qui risquait de faire de nouvelles victimes évitables parmi les travailleurEs et les riverainEs. Elles ont en même temps soutenu et accompagné dans leurs démarches les victimes et les familles endeuillées. Les associations ont pris leurs responsabilités. Le préfet aurait pu mieux prendre les siennes.
Comment le préfet aurait-il pu faire mieux ?
Il a mis publiquement la société CMMP en demeure de dépolluer, mais si les choses ne se faisaient pas ou se faisaient mal, la loi lui donnait le pouvoir, en tant que préfet, de prendre lui-même la direction des travaux et de présenter ensuite la facture au CMMP. Cette possibilité légale avait été évoquée par les associations. Le préfet n’a pas utilisé tous les moyens qu’il avait à sa disposition.
Le CMMP contestait la légitimité de la présence des associations dans cette procédure judiciaire opposant l’ancien exploitant et la ville…
Oui, mais les juges ne l’ont pas suivi. En première instance et en appel, ils ont considéré que l’action en justice des associations était recevable. En première instance, le tribunal leur avait accordé un euro symbolique. La Cour d’appel de Paris a accordé 10 000 euros à chacune des associations et rappelle que la jurisprudence considère que la faute d’une entreprise qui bafoue la réglementation suffit à constituer la recevabilité de l’action d’une association en réparation de son préjudice moral. L’arrêt va même plus loin, puisqu’il rend hommage à l’action citoyenne des associations, dont l’intervention a permis de ne pas se limiter à un débat économique et d’ouvrir la discussion sur des aspects fondamentaux tels que la sécurité et la santé publique. La Cour a donné un coup de chapeau à leur travail.
A-t-on idée de l’ampleur de la contamination ?
Le nombre de malades et de morts atteindra sans doute plusieurs centaines, voire davantage. L’amiante est un polluant à effet différé. Le temps de latence entre l’exposition et la survenue d’une maladie peut atteindre 30, 40 voire 50 ans. L’usine a fermé depuis longtemps. Le site a été dépollué. Mais plusieurs décennies vont encore s’écouler pendant lesquelles on va encore compter des malades et des morts.
Il faut voir l’ampleur des dégâts humains et environnementaux qu’aura causée cette catastrophe sanitaire. Toutes ces vies brisées au nom du profit ! Je pense aux ouvrierEs du CMMP à qui l’employeur distribuait du lait comme « contrepoison ». Je pense à ces familles entières décimées par ces fibres mortelles : le père travaillait dans l’usine, la mère lavait les bleus poussiéreux qu’il ramenait à la maison... Je pense à Pierre Léonard, contaminé sur les bancs de l’école et rattrapé par un cancer mortel à 49 ans. Toutes ces jeunes vies vulnérables victimes d’une contamination environnementale. C’est une véritable abomination.
Rappelons que l’ARS avait accepté, sur proposition des associations, une démarche inédite en France : l’envoi de plusieurs milliers de lettres aux anciens élèves des écoles proches du CMMP pour leur proposer un suivi médical par scanner. L’ARS a malheureusement interrompu cette initiative, mais la démarche est suffisamment inhabituelle pour nous aider à prendre la mesure de cette catastrophe sanitaire.
Propos recueillis par Robert Pelletier