Les larmes d’hypocrites sont de circonstance au sommet de l’État et au sein de l’état-major militaire pour déplorer la tragédie du génocide des Tutsis.
Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères français au moment du génocide, fait sienne les dernières phrases du rapport Duclert remis à Emmanuel Macron le 26 mars dernier : « La réalité fut celle d’un génocide, précipitant les Tutsis dans la destruction et la terreur. Nous ne les oublierons jamais ». Mais il se réjouit dans le même temps que « la France [soit] enfin exonérée de l’accusation de complicité dans la préparation, voire l’exécution du génocide »1. Commentant le même rapport sur France Culture, l’un des commandants de l’opération Turquoise ayant permis l’exfiltration des génocidaires vers le Zaïre va dans le même sens : « L’intentionnalité de génocide [dont la France est accusée] me fait frémir. Nous n’avons eu absolument qu’une intention : sauver, protéger et aider les victimes. […] L’idée que des soldats français aient pu avoir d’autres intentions non seulement m’est étrangère mais me peine profondément pour mes soldats »2. La signification politique réelle du rapport n’a donc échappé ni à l’un ni à l’autre.
La reconnaissance du génocide : un acquis des travaux des historienEs et militantEs
Certes, le temps où Mitterrand pouvait tranquillement déclarer que « dans ces pays-là, un génocide n’est pas trop important » paraît loin. De même, les thèses sur le « double génocide » présentant Hutus et Tutsis comme également victimes et responsables semblent dépassées. Après vingt-cinq années de recherches minutieuses menées par les historienEs ou par des associations comme Survie ou Ibuka, l’heure n’est plus à la négation grossière du génocide. L’exclusion de Julie d’Andurain de la commission Duclert témoigne de la perte de légitimité des pires thèses négationnistes. L’historienne avait publié une notice dans un dictionnaire militaire plaidant pour ces thèses. Le scandale déclenché par la diffusion de cette notice avait contraint la commission à l’abandonner sur le chemin3. On peut s’en réjouir.
Mais reconnaître l’existence du génocide des Tutsis est une chose, comprendre le rôle qu’a joué l’État français dans cette histoire qui coûta la vie à 800 000 personnes en est une autre. Et force est de constater que de ce point de vue, le compte n’y est pas dans le rapport Duclert. Si l’on suit le rapport, la France aurait mal agi au Rwanda non parce que depuis plusieurs décennies elle soutenait sans faillir un régime rwandais et sa logique raciste et génocidaire, mais par « aveuglement », « cécité » ou encore « par incompréhension »4. En continuant à adopter le logiciel colonialiste distinguant deux races distinctes « hutu » et « tutsi » au Rwanda, et soutenant les premiers contre les seconds, la France aurait péché par passéisme et ignorance intellectuelle.
Les dés pipés de la commission Duclert
Il ne fallait sans doute pas s’attendre à autre chose d’un rapport commandité par l’Élysée. Ses auteurs ont travaillé pendant deux ans dans les locaux du ministère des Armées. Aucun d’entre eux n’était spécialiste du sujet. Pour cause, les historienEs ayant déjà publié sur le sujet en avaient été soigneusement écartés sur demande de l’Élysée. La mise à l’écart de Stéphane Audouin Rouzeau et d’Hélène Dumas, jugés trop critiques vis-à-vis de l’État français, était déjà révélatrice de l’orientation que Macron souhaitait impulser à la commission.
Quelles sont les conclusions du rapport ? « Responsable mais pas complice ». La France, qui d’après Vincent Duclert « se définit par son attachement à la vérité » (!?) a failli car elle était incapable de comprendre que se déroulait un génocide en dépit des nombreuses alertes. C’est au sens moral que la France aurait des « responsabilités accablantes » dans le génocide des Tutsis. Les experts de la commission Duclert, reprenant le fardeau de l’homme blanc, seraient heureusement là pour rétablir la vérité aux yeux de la France, de l’Afrique et du monde… Cette fable n’est pas très sérieuse. Les catégorisations de « hutu » et « tutsi » comme catégories raciales ont été imposées par le colonisateur allemand puis belge et repris à l’indépendance par le régime au pouvoir soutenu par l’État français. Si ces catégories raciales ont été reprises et que l’impérialisme français les utilisait, ce n’est pas par ignorance mais parce qu’elles permettaient de diviser pour mieux régner et de garder la main sur un territoire et sa population.
Les crimes de l’impérialisme français exonérés à peu de frais
Reconnaître la « complicité » de l’État français aurait renforcé le poids des plaintes déposées au Tribunal pénal international contre des responsables politiques et militaires mais aussi auprès du parquet de Paris contre la BNP Paribas par qui transitaient les transferts de fonds pour l’achat d’armes pour le compte du gouvernement génocidaire jusqu’en juin 1994. C’est pour couvrir les responsables français de l’époque, dont nombre d’entre eux sont encore aux affaires 25 ans plus tard, que la conclusion du rapport refuse catégoriquement l’utilisation du terme de « complicité ».
Finalement, seul Mitterrand ne trouve pas grâce aux yeux de la commission. Accusé de « dérive solitaire du pouvoir », il porterait seul la responsabilité de la politique française au Rwanda. Si Mitterrand n’était pas mort, on peut se demander comment la commission s’y serait prise pour trouver un responsable français à incriminer ? Que Mitterrand ait été un acteur central de cette complicité génocidaire, nul de sérieux n’en doute, mais résumer la complicité de l’État français à sa personne est complètement ridicule.
L’armée et l’opération Turquoise sortent blanchies du rapport alors que c’est l’armée française qui a combattu le Front patriotique rwandais (FPR) qui était la seule force à combattre effectivement le génocide en cours et a ralenti sa victoire durant plusieurs semaines. Avec ce rapport, reconnaissant le génocide mais niant la complicité de l’État français, il semble que Macron veuille ménager les militaires en France et en même temps réchauffer les relations diplomatiques et économiques avec le gouvernement rwandais. La vérité et la justice n’étaient manifestement pas les problèmes des historiens aux ordres.