Publié le Vendredi 21 juillet 2023 à 17h00.

Un million d’apprenti·E·s bon marché à l’école du patron

Depuis la réforme structurelle de 2018, le développement des contrats d’apprentissage dans l’enseignement supérieur a connu une croissance exponentielle. Sur fond de politique d’austérité budgétaire et de sélection à l’entrée, l’apprentissage contribue à façonner les formations universitaires pour qu’elles répondent à la logique de l’employabilité et de la rentabilité de l’entreprise capitaliste.

Le contrat d’apprentissage est un contrat de travail permettant à un jeune salariéE entre 16 et 29 ans d’alterner une formation théorique, pratique ou professionnalisante avec des périodes de travail dans l’organisation employeuse. L’apprentiE est accompagné par unE maître d’apprentissage professionnel, généralement un salariéE de l’entreprise, et par un tuteur ou une tutrice pédagogique. La durée du contrat est de six mois à trois ans et la rémunération, calculée sur la base du smic, varie en fonction de l’âge et de l’année du contrat. L’alternance permet d’acquérir un diplôme d’État (CAP, BAC, CTS, licence, master etc.) ou un titre à finalité professionnelle inscrit au Répertoire national des ­certifications professionnelles (RNCP).

L’énième aide aux entreprises

Les aides exceptionnelles à l’apprentissage ont démarré en 2020 dans le cadre du plan de relance. Elles ne sont pas ciblées, et elles ont été renouvelées au cours des années suivantes sans qu’un lien explicite avec les conséquences de la pandémie ait pu être établi. 

Alors que les établissements universitaires manquent cruellement de moyens, que les heures de maquettes sont constamment réduites, mutualisées et optimisées et que les équipes pédagogiques sont en surchauffe, Macron finance généreusement les entreprises pour qu’elles puissent signer des contrats d’apprentissage à un prix dérisoire. C’est l’énième subterfuge trouvé par la macronie pour garder sous perfusion le capital : 16 milliards d’euros en 2021 et 20 milliards en 2022, pour une aide qui affaiblit encore plus notre régime de retraites car ces salaires sont exonérés de cotisations sociales. 

À la fin de l’année 2022, on compte 970 000 apprentiEs en cours de formation, deux fois plus que fin 2018, ce qui correspond à plus d’un tiers des emplois salariés créés au cours de cette période sans que l’on puisse garantir une réelle stabilité pour ces emplois. Reconfigurée en 2023 dans le but d’atteindre le nouvel objectif d’un million d’apprentiEs, l’aide exceptionnelle induit une rupture dans la structure des entrées par âge et par niveau de diplôme préparé en faveur des étudiantEs du supérieur qui ont été embauchéEs en très grand nombre et qui représentent désormais les deux tiers des apprentiEs, contre seulement un tiers il y a dix ans1. Cette politique finance les entreprises et pénalise les étudiantEs les moins qualifiéEs qui sont encore une fois marginalisés et éloignés des possibilités d’accéder à l’emploi. Le succès de l’apprentissage auprès des étudiantEs du supérieur s’explique par le fait qu’il comble des lacunes structurelles du système : de plus en plus d’étudiantEs sont obligés de travailler pour payer leurs études ; d’autres font appel à l’alternance pour s’assurer une place à l’université dans un contexte où le droit à l’éducation est menacé. 

Turnover et subordination de l’éducation à la logique du marché 

Les contrats d’apprentissage ont fait gonfler les chiffres des nouvelles embauches, tout en encourageant une politique du turnover dans les entreprises qui accueillent les étudiantEs en alternance. Il est en effet plus profitable pour l’entreprise de faire de nouveaux contrats bon marché plutôt que d’embaucher unE salariéE en CDI. Sur les réseaux sociaux, les témoignages de rupture de contrat sont très fréquents. Le taux atteint 28 %, avec une pointe à 40 % dans l’hôtellerie-restauration, selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). Cela a des répercussions négatives pour les étudiantEs qui ne bénéficient pas toujours d’un encadrement convenable en entreprise. Bien que cela ne soit pas systématique, il arrive que les apprentiEs se retrouvent à combler l’absence d’unE salariéE — avec le stress psychologique et les difficultés que cela peut impliquer —, à gérer des missions périphériques ou carrément inadaptées à la formation. La rédaction de rapports d’apprentissage et la relation avec les tuteurs ou les tutrices pédagogiques, très souvent débordéEs en raison de la multiplication des tâches et des suivis, ne parviennent pas toujours à constituer ni un rempart ni une réelle garantie de la qualité de la formation.

Les qualités pédagogiques de l’alternance restent à démontrer 

D’une façon générale, puisque le rapprochement entre l’université et l’entreprise constitue presque toujours un rapprochement de la première vers la seconde, et non l’inverse, les réelles qualités pédagogiques de l’alternance restent à démontrer.

L’alternance est certes une façon de transmettre un métier mais aussi d’apprendre un ensemble d’attitudes et de « savoir être » constitutifs d’une culture et d’un esprit d’entreprise fondé sur la hiérarchie, l’obéissance et la productivité. 

Les formations universitaires deviennent de plus en plus dépendantes de l’apprentissage pour financer le matériel et l’ensemble des activités pédagogiques et d’encadrement. Cela se traduit par une perte de sens due au basculement du travail pédagogique qui, d’une préoccupation éducative, liée à la croissance intellectuelle et à l’émancipation des étudiantEs, se transforme en une gestion de type budgétaire avec la nécessité de développer de véritables stratégies pour fidéliser les entreprises, les encourager à verser la taxe d’apprentissage et adapter les maquettes en fonction de leurs besoins. À terme, le risque est une subordination de plus en plus marquée des formations aux logiques du marché, tant du point de vue des contenus que des approches et des méthodes de l’enseignement. L’université que veulent imposer les gouvernements qui se succèdent depuis 2007 et l’instauration de la LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités) est une université instrumentalisée à des fins économiques et politiques. Il est indispensable de continuer à lutter et à s’organiser pour défendre la construction d’un savoir autonome, critique et émancipateur. 

  • 1. Bruno Coquet, « Apprentissage : un bilan des années folles », Policy Briefs n° 117, 14 juin 2023. Observatoire français des conjonctures économiques (OGCE), Centre de recherche en économie de Sciences-Po.