Des mobilisations contre le génocide en Palestine sur les campus américains l’année dernière aux manifestations gigantesques contre le gouvernement en Serbie, l’université reste un lieu de contestation et d’émancipation. Même s’il est en retrait depuis la défaite sur la loi ORE en 2018 qui institue la sélection à l’université, le mouvement étudiant français a encore montré qu’il était capable de défier la classe dirigeante.
Les blocus et les occupations pour la Palestine ont émaillé l’année 2024, notamment dans des institutions dites de prestige comme Sciences-Po ou l’École normale supérieure. En tant qu’elle reste un lieu de développement des idées critiques, l’Université est un espace privilégié pour organiser la contestation, voire des stratégies militantes. Les différentes défaites, la période Covid et la sélection ont créé une rupture générationnelle qui affaiblit les syndicats étudiants, même s’il reste toujours un certain niveau de radicalité. Il ne s’agit pas que des étudiant·es : les personnels malgré une passivité et une apathie générale, restent un point d’appui dans le soutien des luttes. Par les grèves et les actions syndicales contre le démantèlement de l’université mais aussi par des prises de positions dans le champ politique général grâce à une partie de leurs recherches (sciences sociales, gender studies, racial studies, etc.) ou des prises de position (tribunes, essais, articles, réunions publiques, etc.) en tant que membre de l’université.
Pour autant, l’université n’est pas du tout un bastion « gauchiste », et ce malgré les paniques morales de la droite sur « l’islamo-gauchisme » et « l’entrisme frériste » à l’université qui ne décrit pas la réalité. La classe dirigeante participe également à un discours hostile vis à vis l’université qui développerait des formations « inutiles » et seraient des « usines à futur·es chômeuses et chômeurs ». Les vingt dernières années ont ainsi vu l’explosion de formation payantes qui assureraient de « vrais » débouchés, concurrentes au service public de l’université. La démultiplication récentes des formations en alternance dans l’enseignement supérieur (formation à bac+3 ou bac+5) en est un signe. Ces formations « professionnalisantes » sont subventionnées massivement par l’État et sont un transfert d’argent public vers le privé qui abuse d’alternant·es à la place d’emplois stables. Le coût d’études longues devenant prohibitif surtout pour les enfants des classes populaires, la possibilité d’avoir un « salaire » lors de l’alternance et donc de ses études est très attrayant d’où leur succès.
À l’échelle globale du néo-libéralisme, une université quasi gratuite est une concurrence déloyale qui doit être démantelée
En parallèle, nous assistons à une recrudescence de la répression à l’université, avec un double objectif : d’une part, permettre la privatisation de l’enseignement supérieur et de la recherche, d’autre part, supprimer un potentiel de contestation qui s’est certes affaibli, mais qui reste présent dans les esprits. Il s’agit d’une dynamique non seulement française, mais aussi internationale, dont les temporalités sont différentes.
Le management par projet
Depuis 2003, le financement de la recherche a été profondément modifié. Avant cette date, un budget annuel était alloué à un laboratoire de recherche pour financer ses travaux : expériences, personnels temporaires, ordinateurs etc. Après cette date, le financement s’est fait par « projet » via l’Agence Nationale de la Recherche (ANR). En pratique, chaque chercheur·se doit justifier son projet de recherche auprès de cette agence et recevoir des financements si celui-ci est accepté. On assiste à un transfert des fonds récurrents vers les fonds ANR sur les 20 dernières années, qui fait qu’une partie des chercheur·es doivent passer leur temps à chercher des financements car le budget alloué de manière récurrente ne leur permet plus de faire leur travail de recherche. Sans compter l’augmentation des tâches administratives, justifiée par la baisse importante d’emplois de personnels.
Cela a drastiquement changé les conditions de travail et cela crée de fait une compétition entre groupes de chercheur·es, une sélection accrue entre celleux qui ont des financements et celleux qui en ont moins. Dans la mesure où c’est l’ANR qui décide des financements, l’État et les différents ministères peuvent « orienter » les axes de recherche dans un sens de la « valorisation » avec les entreprises. Cette transformation de la recherche a profondément affecté la profession. Les différentes agences d’évaluation, les menaces de reconduction ou non d’équipes ont atomisé les collectifs de chercheur·es et cela privilégie des profils « à l’américaine » : un seul individu permanent considéré comme « brillant » qui a une équipe de chercheur·es précaires financé·es par les subsides obtenus par le chercheur « principal ».
Cette évolution s’est accompagnée par l’explosion des contrats précaires dans la recherche : chercheur·es (post-doc), ingénieur·es et techniciennes et techniciens en CDI de « projet » de 3 ans pour pouvoir contourner la loi sur l’emploi dans la fonction publique. Ces réformes s’accompagnent d’une restriction de budget sans précédent avec des diminutions continuelles du nombre de postes de fonctionnaires (presque 40 % de diminution depuis 2010). Pour les chercheur·es du CNRS par exemple, le recrutement était autour de 400 par an fin des années 1990 pour un peu plus de 200 par an dans la période récente.
Le CNRS est l’une des structures les plus mises sous pression car elle a vocation à développer la recherche fondamentale, en sciences expérimentales certes, mais aussi en sciences sociales. Le dirigeant du CNRS est celui qui parlait de sélection naturelle pour décrire l’évolution des carrières et des financements dans la recherche. C’est le même qui avait proposé la réforme des « key-labs » — un désengagement financier du CNRS sur 75 % des laboratoires en privilégiant les 25 % restants. Sous couvert d’efficacité, c’est ni plus ni moins que le fonctionnement néolibéral avec ses réformes brutales et son langage de merde.
Museler les chercheurs et les étudiants
Les réformes néolibérales ne suffisent pas : il faut aussi briser d’éventuelles sources de contestation et plaire à un des fantasmes récurrents de la droite et l’extrême droite sur la pseudo tendance à l’extrême gauche au sein des universités.
Il s’agit d’une part de faire la chasse à « l’islamo-gauchisme » : les universitaires seraient wokes et seraient le support d’un soutien à l’islamisme. La ministre de l’ESR Frédérique Vidal en 2021 avait demandé un rapport au CNRS sur l’islamo-gauchisme à l’université. Bien évidemment celui-ci avait conclu à sa non-existence. Un tournant a été pris à la suite d’octobre 2023 et du mouvement de solidarité avec la Palestine. La répression a frappé dès le début du génocide : interdictions de réunion, censure de chercheurs·es, commissions disciplinaires pour des publications privées sur les réseaux sociaux, la suspicion et la peur de s’exprimer sur la Palestine ont été encouragés par le ministère. Alors qu’en parallèle le silence honteux du monde académique face à la destruction du système éducatif palestinien et notamment universitaire a été assourdissant. Il a fallu une mobilisation importante pour forcer quelques universités à voter des motions condamnant la destruction du système universitaire palestinien à Gaza. Ces mêmes universités qui se gargarisent de la « liberté académique » et des « échanges » pour empêcher la rupture des accords académiques avec les universités israéliennes. L’hypocrisie de l’institution a atteint un comble.
Durant l’année 2024, cette répression a atteint un pic avec l’utilisation ssytématique de la police pour évacuer les manifestations de protestation sur le génocide. Une répression d’État jusqu’au plus haut niveau car Laurent Wauquiez président de région a ordonné la suppression des subventions de l’université Lyon 2 pour soutien à la Palestine et islamo-gauchisme. Il ne faut pas sous-estimer le précédent que cela crée — qui est d’ailleurs une copie des menaces de Trump sur l’université d’Harvard. Pour Trump et son administration, Harvard est une institution antisémite parce que des étudiant·es se sont mobilisé·es pour la Palestine.
L’instrumentalisation de l’antisémitisme a également fait une avancée pour museler les universités. En effet, il s’agit bien entendu de la raison principale évoquée pour interdire et censurer les voix pro palestiniennes.
En particulier, au sujet de la loi censée lutter contre l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur, la députée Caroline Yadan a introduit un amendement durant l’examen en séance pour que la définition de l’antisémitisme soit celle de IHRA et qui assimile certaines critiques d’Israël et de sa politique à une nouvelle forme d’antisémitisme. De plus, l’article 3 crée par le recteur une section disciplinaire régionale externe à l’université, qui peut être saisie sur demande de la présidence, et qui peut sanctionner des faits « portant atteinte au bon fonctionnement de l’établissement » ou des faits « en dehors de l’établissement ayant un lien avec ». Il s’agit d’une réponse répressive pour faire taire les mobilisations palestiniennes dans un premier temps et les mobilisations étudiantes dans un second.
Le texte final issu de la commission paritaire a certes exclu la définition de l’IHRA, mais a gardé toutes les dispositions liberticides de l’article 3. C’est une atteinte très grave puisque cela va accélérer les sanctions (comme l’interdiction d’accès à certains bâtiments), les exclusions et la répression des étudiants et étudiantes qui se mobilisent dans les universités et font vivre la solidarité internationale. Cependant, il ne faut pas sous estimer que les étudiant·es juifs.ves peuvent subir de l’antisémitisme à l’université comme dans le reste de la société, les discours qui amalgament l’antisionisme et l’antisémitisme en sont aussi responsables, qu’il y a un vieil antisémitisme de l’extrême-droite bien ancré sur les universités : saluts nazis, jeu de cartes antisémites, croix gammées... Plusieurs affaires récentes impliquant des responsables de l’UNI nous rappellent qui nourrit l’antisémitisme.
Il ne reste que l’hypocrisie des directions universitaires faisant semblant de verser des larmes sur le sort de Gaza tout en interdisant toute expression de solidarité.
Hypocrisie du gouvernement
Cette hypocrisie vient d’en haut. D’ailleurs les directives sous forme de circulaires — sur l’expression de l’antisémitisme par exemple — ou même le rapport de déontologie commandé par le gouvernement qui insiste sur le fait que les universités ne choisissent pas en autonomie leurs partenaires scientifiques. Cet argumentaire du rapport de déontologie visait essentiellement à justifier le maintien des collaborations universitaires avec Israël, insistant — de manière complètement hallucinante — sur le fait que les universités devaient suivre les directives stratégiques de la France, tout en insistant sur les libertés universitaires qui sont censées justifier le partenariat avec Israël.
Cette hypocrisie et ce double langage sur les libertés universitaires s’est particulièrement illustré lors du mouvement Stand Up For Science. L’attaque sur la recherche publique de l’administration Trump s’est faite avec une brutalité et une violence sans précédent. Des chercheuses et chercheurs licencié·e·s du jour au lendemain, des subventions supprimées sans préavis, fermeture des applications de support (comme les mails) interdictions de voyager etc. tout un ensemble de mesures hallucinantes qui ont complètement décimé un grand nombre de laboratoires de recherches étatsuniens. Cette violence est d’autant plus ressentie comme absurde vu le passé stratégique de financement massif de la recherche fondamentale via l’argent public aux États-Unis. Il a pris pour cible les secteurs de la recherche détestés par la droite : sur le racisme et l’inclusion (DEI) mais également sur le réchauffement climatique et évidemment toutes les études sur les potentiels impacts d’industrie polluantes. La dérégulation néolibérale atteint le sommet de se rendre totalement aveugle aux problèmes pour ne pas avoir à réglementer sur ceux-ci.
Il s’agit également de faire pression sur les universités considérées comme bastion de gauche — comme Harvard évoqué ci dessus — selon la même double logique.
Comme pour la Palestine, il y a eu une réponse à ces attaques par les milieux académiques américains. Stand up for Science a réussi à agréger des dizaines de milliers de chercheurs et chercheuses dans le monde. Des milliers de manifestations et happenings ont eu lieu lors du mois de mai, notamment parmi une population qui ne se mobilise plus depuis des années. Cette mobilisation a permis un démarrage — en fin d’année universitaire malheureusement — d’un mouvement initié par les étudiantes sur la question du budget.
En effet, la colère a notamment été autorisée par Macron et des annonces d’accueil. Le même week-end ou des coupes de plusieurs centaines de millions d’euros du budget de la recherche ont été annoncées, l’Elysée déclarait : « Le Président de la République a porté une vision où la recherche devient un levier d’indépendance, de compétitivité et de souveraineté ». Comme on l’a vu ce discours masque mal surtout un contrôle politique de l’université sous couvert d’indépendance. Ce discours a d’ailleurs été repris par bon nombre de présidents d’université alors qu’ils et elles accompagnent et gèrent les politiques gouvernementales bien souvent avec enthousiasme.
Il reste que même s’il a été timide le mouvement suite à Stand Up For Science montre que potentiellement il existe une volonté de se mobiliser notamment chez les étudiantes et étudiants. Les conditions d’étude se sont tellement dégradées depuis une vingtaine d’années et il y a eu une perte de tradition de lutte à l’université ce qui fait que l’université n’est plus le bastion de contestations que cela a été. Mais malgré la répression et l’atomisation, il y a quand même quelques points d’appui qui font qu’on peut espérer un renouveau d’une génération qui va lutter politiquement pour l’émancipation au sein des universités.