Soixante ans après les massacres du 17 Octobre 1961, il est singulier d’avoir à en rappeler les causes et les conséquences, les responsables et les diverses raisons qui ont longtemps favorisé l’occultation de ce crime d’État. Cette situation éclaire la façon dont ce crime a tout d’abord été oblitéré par le déni et le mensonge forgé par les pouvoirs publics pour répondre aux accusations formulées par certains contemporains, puis minimisé ensuite par diverses stratégies discursives caractérisées par la pusillanimité des autorités françaises et des principales formations politiques de la gauche.
« Lynchage organisé »
Classique situation, en vérité, lorsque l’État commet ce type de crimes où se conjoignent des dispositions et des pratiques racistes, et des « méthodes de terreur de masse » qui violent les principes démocratiques dont cet État se réclame. D’abord « instaurées à Alger par le général Massu », entre autres, ces méthodes « ont été transplantées à Paris » par « les tortionnaires de M. Papon. » « La Seine » en témoigne puisqu’elle « charrie des noyés qui évoquent les noyés de la baie d’Alger, les “crevettes du colonel Bigeard”. » Les rafles réalisées par les forces de l’ordre et le « Palais des sports », où des milliers de manifestants ont été retenus dans des conditions atroces et tués parfois à « coups de crosse », rappellent le « “Vel d’hiv” de 1942. Les Algériens ont été traqués comme des bêtes, et la chasse au faciès a remplacé la recherche de la circoncision. » De même au Parc des Expositions où les policiers ont continué à manier « matraque » et « nerf de bœuf » contre les internés, longtemps laissés sans soin ni nourriture. Identifiés comme des « meneurs », certains ont été exécutés sommairement, reconnaissent des fonctionnaires de police.
Ces citations sont extraites du numéro de Vérité-Liberté1 paru en novembre 1961. On y apprend beaucoup sur ces massacres et sur les connaissances qu’en avaient certainEs contemporainEs. En attestent, notamment, les « remarques finales » rédigées par l’historien Pierre Vidal-Naquet. Membre du comité de rédaction, il constate que si les violences commises par la police en ce mois d’octobre ne sont pas nouvelles, elles se caractérisent néanmoins par leur « ampleur ». Aussi n’hésite-t-il pas à les qualifier de « massacre » en rappelant que depuis « l’été 1961 », il « est à peu près certain que plusieurs centaines d’Algériens ont disparu dans la région parisienne. » De son côté, la revue les Temps modernes dénonce les « raids de harkis », le « lynchage organisé » des Algériens et, le 17 octobre, les « flics » lâchés comme des « chiens pour la curée » par « le préfet qui ordonne, le ministre qui autorise » et le « gouvernement qui couvre l’ignoble déchaînement du racisme. »2
Techniques de la guerre contre-révolutionnaire
Ce racisme est aussi dénoncé par l’« Appel au peuple français » rédigé par la Fédération de France du FLN, en date du 18 octobre. À preuve, le « couvre-feu spécial » imposé depuis le 5 octobre aux seuls Algériens par Maurice Papon, qui « se prépare à une nouvelle bataille d’Alger », les « ratissages monstres » et « l’effusion du sang »3. Enfin, pour souligner plus encore le caractère scandaleux des massacres, Paul Thibaud note : « Sur les manifestations, sur le caractère massif, sur le calme, la dignité, la “non-violence” des participants, on a tout dit. » Pour beaucoup, c’est une évidence. « De l’Humanité au Figaro, du Monde à France-Soir », tous le « confirment : les manifestants étaient disciplinés, pacifiques ; (…) aucune arme ne fut trouvée sur les Algériens. »4
Crime et racisme d’État, crime contre l’humanité plus précisément, estime l’avocate et regrettée Nicole Dreyfus, puisque les actes perpétrés dans la capitale en ce mois d’octobre 1961 ont été préparés puis mis en œuvre par la préfecture de police avec l’aval du gouvernement et du Premier ministre, Michel Debré. Conformément à l’article 212-1 du Code pénal, qui définit ce type de crime, il s’agit bien d’un plan concerté exécuté pour des motifs politiques et raciaux à l’encontre de civils, victimes de tortures, d’exécutions sommaires et de disparitions forcées5. Terrorisme d’État enfin, employé pour briser l’organisation parisienne du FLN et atteindre les AlgérienEs qui soutenaient l’organisation nationaliste. Pour les rédacteurs de Vérité-Liberté et des Temps modernes, il ne fait aucun doute que des techniques de la guerre contre-révolutionnaire conduite par la France en Algérie ont été importées en métropole.
Mobilisés depuis plusieurs décennies, les héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale, aujourd’hui rejoints par plus d’une centaine de signataires de l’Appel du collectif unitaire, réunissant de nombreux partis politiques, syndicats et associations, exigent que les crimes d’État du 17 Octobre 1961 soient enfin reconnus, les archives relatives à ces derniers ouvertes au plus grand nombre et un véritable lieu de mémoire érigé dans la capitale afin que nul n’ignore les torts insignes subis par les manifestantEs qui, au péril de leur vie et de leur liberté, ont courageusement manifesté pour défendre leur dignité et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
- 1. Journal clandestin fondé en 1960 dans l’objectif de diffuser les informations touchées par la censure sur la guerre d’Algérie.
- 2. Vérité-Liberté, n°13, novembre 61, p. 1 et 7. L’article des Temps modernes est reproduit dans ce même numéro. Un an avant, le 6 septembre 1960, Vérité-Liberté a publié le Manifeste des 121 sur « le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ».
- 3. « Appel au peuple français », Front de libération nationale, Fédération de France, p. 1 (archives personnelles). Reproduit avec d’autres documents importants – dont des extraits du numéro précité de Vérité-Liberté – in Olivier Le Cour Grandmaison (dir.), Le 17 octobre 1961. Un crime d’État à Paris, Paris, La Dispute, 2001, p. 208 et suiv.
- 4. Vérité-Liberté, op. cit., p. 7.
- 5. Grâce au magistrat Louis Joinet, une convention internationale, entrée en vigueur le 23 décembre 2010, fait de la disparition forcée un crime contre l’humanité. Trois ans plus tard, le code pénal reprend cette qualification – art. 212-1.