Fabrice Olivet de l’association ASUD (Auto-support des usagerEs de drogues, de l’anglais self-support of drugs users), créée en 1992, revient sur l’accompagnement sanitaire des usagerEs de drogues.
Quels sont les objectifs d’ASUD ? Dans quel contexte l’association a-t-elle été créée ?
Nous avons créé l’association dans le cadre de la « réduction des risques » qui est un concept ancien et qui fait l’objet d’une loi depuis 2004. Le concept vient de l’anglais (harm reduction). Le principe est d’accompagner les usages de stupéfiants, donc de drogues illicites, d’un point de vue sanitaire, et non de les combattre par la loi et la répression. On voit bien qu’il y a un écart entre ce principe et la loi qui régit la consommation des drogues, appelée loi du 31 décembre 1970. Même si elle a été réformée depuis, son socle est resté : l’usage de toutes les drogues est puni de 1 an de prison et de plusieurs milliers d’euros d’amende. Cet écart entre le principe et la loi n’a jamais été résorbé. Les aspects sanitaires sont beaucoup plus connus que les aspects répressifs, notamment en ce qui concerne les quartiers populaires. ASUD fait partie d’un îlot, de plus en plus réduit, qui oppose une autre logique à la criminalisation de l’usage de drogues illicites. Cette logique qui consiste à « soigner de façon autoritaire » a donné lieu au décret de 1972 qui dans les années 1980 interdisait aux toxicomanes (usagerEs d’héroïne) d’avoir du matériel stérile. Cela concernait plusieurs dizaines de milliers de personnes.
C’est justement sur la base de cette situation que la réduction des risques a commencé à être prise en compte…
En pleine épidémie de sida, la consommation d’héroïne sans seringue stérile augmentait fortement les contaminations. Jusqu’à ce que Michèle Barzach en 1987 casse ce décret de 1972, contre l’avis de son parti politique et des intervenants en toxicomanie qui avaient pour seul horizon l’abstinence, le sevrage, voire le sevrage forcé. Il y avait à l’époque un consensus pour dire que l’usage de drogues abolit le discernement, donc la possibilité de décider par soi-même, et aliène une liberté fondamentale. Cette idée qu’il n’y a pas de liberté dans l’usage de substance illicite est encore partagée comme on le voit dans les prises de position de certaines associations de riverains qui n’imaginent même pas le concept de réduction des risques. Le problème pour les tenants de cette ligne, c’est d’abord l’offre de drogues illicites. L’accès au produit est à combattre, sans questionner les raisons de la consommation. Les mêmes n’ont aucun problème avec les drogues licites, comme l’alcool. Selon l’OMS, 10 % à 20 % des gens ne gèrent pas ces usages de drogues récréatives et tombent dans la dépendance. Grâce aux travaux liés à la réduction des risques, on peut distinguer trois types de consommation : l’usage, l’abus, la dépendance. Il a fallu du temps pour que ces trois catégories s’appliquent aux stupéfiants. Pour certains, elles ne s’appliquent toujours pas : il suffirait de supprimer l’offre pour que l’usage de drogues n’existe plus…
Dans « la Catastrophe invisible, histoire de l’héroïne »1, un des chapitres dont tu es l’auteur relate les rapports de classe et de race autour de la consommation d’héroïne dans les quartiers populaires. Ce sont les descendants d’immigrés maghrébins et africains qui ont le plus souffert. On en parle peu…
Cela fait partie des placards de la République ! L’épidémie de sida dans les années 1980 concernent les afro-descendants et surtout la communauté maghrébine. L’héroïne est devenue un produit de consommation courante à la fin des années 1970, d’abord dans la « jeunesse des pavillons » américaine et européenne, puis dans la seconde génération des afro-descendants… qui sont FrançaisEs, dans les quartiers périphériques, les cités populaires. L’héroïne, c’est cher et c’est pour cette raison que les quartiers populaires, les quartiers pauvres, qui sont plus vulnérables à la gestion de la consommation de l’héroïne, se sont retrouvés dans des structures qu’on appelle de criminalisation et de ghettoïsation et qui consistent à fournir de la drogue à des gens plus fortunés. Plus une population est vulnérable, moins elle est informée et plus elle risque de mal gérer cette question de la dépendance. On l’a vu pour l’alcoolisme ouvrier. Cela ne veut pas dire refuser la liberté individuelle de consommer un produit festif. Cela peut apparaître choquant pour l’héroïne mais la réduction des risques et l’instauration des produits de substitution (comme la méthadone) par Simone Veil a permis aux consommateurs de mieux gérer leur consommation contrairement aux quartiers populaires où ces produits ont eu beaucoup de mal à s’implanter, où la question de l’échange de seringues est resté un problème et où la répression a été massive…
La seule alternative proposée par l’État, c’était la répression, et c’est encore le cas aujourd’hui…
On va le dire clairement : ces politiques répressives visent le « dealer maghrébin ». La figure de « la racaille de banlieue » se construit autour de la consommation d’héroïne qui vient gangréner la jeunesse blanche, saine… Les prisons étaient remplies à l’époque de jeunes des quartiers pour des délits liés à la drogue. Grâce à la réduction des risques, au début des années 2000, les usagerEs de drogue ne faisaient plus partie des populations à risque face à l’épidémie de sida. Pourtant, il n’y a jamais eu une seule campagne d’information sur cette question de la part du gouvernement, à l’exception de celle organisée par Nicole Maestracci 2, sous Jospin. Cependant, il ne fallait pas toucher à la loi de 1970. Quand Nicolas Sarkozy est devenu ministre de l’Intérieur, le volet sécuritaire a monté. Les politiques répressives ont pris le dessus sur la réduction des risques. Commence cette association immigration/usage de drogues, et cette rhétorique des « quartiers perdus de la République ». Qu’il faudrait reconquérir à travers la lutte contre le terrorisme et celle contre la drogue !
Aujourd’hui, Darmanin poursuit cette politique et l’amplifie…
L’usage de drogues a explosé notamment l’usage de cannabis. C’est une drogue de sociabilité majeure. Pour les classes moyennes insérées de centre ville, la drogue est quasi dépénalisée. On le sait mais ce n’est pas dit. C’est tabou. Ce sont toujours les populations des quartiers populaires qui viennent livrer la drogue qui prennent des risques. Dans les ministères régaliens en France, on ne veut pas se séparer de cet outil qui consiste à diaboliser les populations d’afro-descendants des quartiers avec un argument moral présenté comme imparable. Aux États-Unis, la guerre à la drogue était encore plus violente sous Nixon dont le gouvernement théorisait qu’elle était une guerre contre les Afro-Américains3… au moment où le mouvement pour les droits civiques gênait les Républicains. L’utilisation d’un stigmate moral qui vient entacher une communauté avec des connotations racistes, c’est l’histoire de la répression de l’usage de drogue depuis toujours.
Propos recueillis par Alex Bachmann
Voir l’entretien complet : https://www.youtube.com/…
- 1. Michel Kokoreff, Anne Coppel, Michel Peraldi (dir.), la Catastrophe invisible, histoire sociale de l’héroïne, Éditions Amsterdam, 2018.
- 2. De la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) – devenue la Mission interministérielle de lutte contre les toxicomanies et les conduites additives (MILDECA).
- 3. Michelle Alexander, la Couleur de la justice, éditions Syllepse, 2017.