Michel Lequenne vient de publier Le Catalogue (pour Mémoires). Cette autobiographie au principe totalement inédit met aussi en œuvre une méthode qui renouvelle l’histoire et le regard révolutionnaires.
La formule de Lénine qu’avait choisie Michel Lequenne comme exergue de son Trotskisme, Une histoire sans fard (Syllepse, 2005), « On agit comme on sait », ne vaut pas moins pour l’étonnant volume de Mémoires qu’il publie aujourd’hui chez le même éditeur. C’est qu’à l’opposé du mot d’ordre chrétien : « Abêtissez-vous » (que semblent avoir repris sectaires et dogmatiques), le marxisme révolutionnaire ne peut séparer le combat politique de l’émancipation intellectuelle. C’est ce que montre avant tout ce Catalogue.
Plus de 800 pages, 193 « entrées par auteur » ordonnées alphabétiquement, 23 pages d’index, des milliers d’œuvres citées et commentées, il n’en fallait pas moins à Michel Lequenne pour retracer, à travers les écrivains et les êtres qui ont le plus compté pour lui, son parcours d’autodidacte saisi très tôt d’une soif de savoir inextinguible et néanmoins raisonnée. À raison d’un livre par semaine, soit 52 par an, combien pourrait-il en lire dans sa vie, et lesquels choisir, telle fut son inquiétude à quinze ans, en 1936, alors qu’il travaillait déjà huit heures par jour. L’entrée dans la résistance trotskiste, la découverte du marxisme, l’engagement militant activiste allaient augmenter considérablement le champ de ses lectures et l’ampleur des horizons ainsi explorés, au point de faire de lui non seulement un dirigeant et un intellectuel révolutionnaire, mais aussi, dans certains domaines, un expert damant le pion aux universitaires les mieux assis.
Exemple parmi d’autres à lire dans ce récit toujours plein de surprises, Le Catalogue rapporte le long enchaînement de hasards (« objectifs », comme il aime à dire en tant que surréaliste) qui ont amené son auteur à devenir l’historien démystificateur de la découverte des Amériques, au travers de ses traductions et jusqu’à son livre majeur, Christophe Colomb contre ses mythes (Jérôme Millon, 2002). Menée de front avec mille autres occupations et obligations d’une vie rarement confortable, soit à mille lieues aussi des passe-temps du bourgeois érudit et des travaux alimentaires de l’écrivain professionnel, cette aventure allait contribuer à affiner sa méthode historique en même temps que son regard politique. Cette leçon prend une importance exceptionnelle dans la période actuelle, portée à toujours plus d’inhumanité et de barbarie « civilisée ».
L’attitude de résistance et d’audace dont ce livre transmet l’exemple doit assurément beaucoup au tempérament combatif de son auteur. Mais la part du désir et de l’imagination l’animant depuis l’enfance (délicieusement contée dans Le Catalogue), comment l’articuler avec celle de l’action pour que celle-ci devienne « la sœur du rêve » selon le vœu de Baudelaire que Michel Lequenne a depuis longtemps fait sien ? C’est là qu’intervient l’historien militant ou plutôt l’analyste révolutionnaire des événements humains considérés non seulement dans leur succession, leur logique apparente et leurs soubassements socio-économiques, mais aussi dans leurs dimensions psychologiques, tant il est vrai qu’on vit, qu’on « agit comme on sait » ou comme on rêve. Lénine prolongeant ici Marx et son « Plus de conscience », Michel Lequenne, comme Breton et les surréalistes en général, s’inscrit dans une tradition qui reste la seule dont on puisse attendre toujours du nouveau.
On ne tardera pas à voir aussi dans cette autobiographie monumentale un document d’importance à l’appui du projet d’émancipation intégrale de l’humanité, de son actualité et de sa possibilité concrète. Les surréalistes y ont insisté après ou avec Marx, Lénine et Trotsky, le projet révolutionnaire est d’abord affaire d’émancipation intellectuelle, et Le Catalogue en est le plus récent et convaincant manifeste.
Gilles Bounoure
Le catalogue (pour mémoires), Michel Lequenne, éditions Syllepse, 828 pages, 30 €.