Publié le Dimanche 13 juin 2010 à 19h20.

Louise Bourgeois, la révolte en beauté

Née en 1911, la sculptrice et plasticienne d’origine française est morte le 31 mai à New York où elle vivait depuis 1938. Reconnue sur le tard à la faveur des luttes féministes, elle laisse une œuvre insolente de liberté, aussi belle que rebelle. Etait-ce créer librement ou donner forme à ce qu’avait imposé le désir des clients ? Des sculpteurs, l’Occident, des siècles durant, a exigé des qualités réputées « féminines ». Par exemple, reproduire au plus près la « nature », se soumettre aux « canons » académiques, figurer servilement les modèles, et néanmoins déployer ce qu’il fallait de science du maquillage pour celui des « beaux-arts » censé évoquer au mieux le « beau sexe », ses Vénus, etc., ou prêter les apparences les plus flatteuses aux maîtres du pouvoir. Baudelaire avait certes protesté contre cette sculpture d’ornement en célébrant la supériorité des « sculptiers caraïbes » (d’après ce qu’on connaissait alors des arts dits « primitifs »), mais Camille Claudel et ses contemporainEs ne furent pas en mesure de sortir de ce vieux carcan. C’est seulement au cours du xxe siècle que la sculpture commença à s’affranchir de ses servitudes et nombre de femmes y contribuèrent, certainement avec une détermination supplémentaire. La plupart reste aujourd’hui méconnue, à l’instar de Louise Nevelson, Maria Martins, Isabelle Waldberg et de maintes autres créatrices de génie. Dans son malheur de femme qui forme le sujet sarcastique de beaucoup de ses sculptures, Louise Bourgeois eut la chance de naître dans une famille où les arts n’étaient pas ignorés ou condamnés, et à une époque et dans un pays où les études supérieures n’étaient plus interdites aux femmes. Son mariage avec l’universitaire et critique d’art américain Robert Goldwater, alors en passe d’achever son livre pionnier sur « le primitivisme » dans l’art moderne, lui donna aussi un angle de vue privilégié pour saisir les évolutions esthétiques de son temps. À New York, elle fit le plus grand cas de ce que Duchamp, Calder et Breton, avec d’autres surréalistes fuyant le nazisme ou le régime vichyste, lui révélaient des objets « à fonctionnement symbolique ». Cet esprit qui traverse beaucoup de ses œuvres en fait une plasticienne surréaliste, restée en marge de ce mouvement trop masculin à ses yeux. Mais rien n’aurait vu le jour sans l’extraordinaire énergie de cette femme, recevant, enseignant, créant jusqu’à ses derniers moments et assumant fièrement son visage de vieillarde. Ses coups d’éclat sont devenus célèbres, Fillette, un énorme phallus en latex qu’elle sculpta et arbora en 1968, Mamans, araignées métalliques dont elle ne cessa d’augmenter les proportions à mesure que s’accroissait sa renommée, ou clavicules de bœuf servant de cintres à des dessous féminins, à côté de maintes prouesses de sculpture du métal et de la pierre, qu’elle maîtrisait à la perfection. Elle dut attendre 1982 pour sa première grande exposition à New York et 1995 pour sa première rétrospective en France, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, suivie en 2008 d’une autre au centre Pompidou. Comme l’estimaient les féministes américaines ayant contribué à son succès, la vie et l’œuvre inimitable de Louise Bourgeois livrent moins une leçon d’art qu’un exemple remarquable d’émancipation intellectuelle et artistique d’une plasticienne qui s’est concentrée sur sa condition de femme et son « ami » l’inconscient. Gilles Bounoure