Le titre de cette BD évoque les enfants nés des amours de jeunes Françaises avec des soldats américains à la Libération. L’auteure, Gabrielle Piquet, tire de cet épisode historique un récit très original, servi par des dessins qui évoque le peintre allemand Georges Grosz. Gabrielle Piquet est aujourd’hui une des jeunes auteures de BD les plus talentueuses. Son premier ouvrage (Trois fois un, Futuropolis, 2007) témoignait déjà de son grand talent de dessinatrice, mais sa reprise de nouvelles de Tonino Benacquista laissait un peu le lecteur sur sa faim au niveau du scénario. Dans ce nouvel ouvrage, elle prend en charge à la fois dessin et scénario et c’est encore mieux : le résultat est un véritable et superbe roman graphique. Elle parvient en effet à allier des textes et des dessins simples mais néanmoins très expressifs. En ce qui concerne le dessin tout d’abord, pas d’enfermement dans une case, mais des personnages et des décors en noir et blanc qui s’étendent sur toute la page. Il y a vraiment du Georges Grosz (peintre allemand des années 1920) dans cette plume et Gabrielle Piquet parvient à rendre les atmosphères de foules, de villes, de cafés. Parfois seulement esquissées, tordues ou multipliées, les silhouettes prennent une dimension onirique. Les petits détails ajoutent aussi à la qualité du dessin : les animaux notamment, principalement des chats, participent à la narration ou introduisent une petite distance. Laon et New York sont les deux pôles de son récit. Dans la petite ville picarde s’est installée, en pleine guerre froide, une base américaine qui a longtemps fait vivre la ville, jusqu’au départ des soldats dans les années soixante, quand les installations US en France sont démantelées. Les enfants de l’envie, ce sont les rejetons des couples souvent éphémères formés par des jeunes filles du pays avec des soldats américains « débarquant avec toute leur richesse dans une France qui sortait à peine du rationnement ». Basile est un de ces enfants de l’envie : il ne connaît de son père qu’un prénom, Henry. Il est employé de mairie après avoir tenté sa chance aux Beaux-Arts de Paris. Jugé trop provincial, il a dû revenir à Laon et oublier ses rêves de carrière artistique. Célibataire, il vit chez sa mère et ce père absent, cette origine américaine, sont devenus des points centraux de sa vie : il passe son temps de loisir à peindre New York, une ville imaginée car il ne s’y est jamais rendu. Mais voici que le maire, près de cinquante ans après, décide d’organiser une soirée des vétérans en invitant des soldats passés par la base : bien entendu Basile ne peut s’empêcher d’espérer y retrouver son père. Dans la veine d’auteurs comme Étienne Davodeau, Rabaté, Baru ou Taniguchi, Gabrielle Piquet s’intéresse à la vie de gens ordinaires. Elle en tire un récit à la fois pudique et émouvant, qui évoque la grande histoire, celle de la guerre froide et de ses conséquences, mais à son niveau le plus quotidien. S’il s’agit bien d’histoire par en-bas, ce n’est pas pour autant de la petite histoire, mais au contraire un récit très original. Cet ouvrage est la preuve qu’il est possible de concilier humilité dans la forme et ambitions et qualités artistiques et littéraires. Sylvain PattieuGabrielle Piquet, Les Enfants de l’envie, Casterman, 14 euros.