Publié le Mercredi 30 juin 2010 à 19h34.

Dès l’origine, 
les particularismes
 du syndicalisme français

 

Au regard de ses homologues des pays comparables – en Europe occidentale et Europe du Nord, par exemple – le syndicalisme français possède deux caractéristiques assez spécifiques : la dimension interprofessionnelle (et la structuration qui y correspond) et une acuité particulière du problème des rapports entre partis et syndicats. Ces deux traits particuliers trouvent leurs origines dans l’histoire de la naissance du syndicalisme français, c’est-à-dire les premières décennies d’existence de la CGT.

La Confédération générale du travail et son mode d’organisation tel que nous le connaissons remontent au début du xxe siècle : plus précisément, au congrès de Montpellier (1902) lorsque la CGT a fusionné avec la Fédération des Bourses du travail. La loi de 1884 avait instauré un minimum de libertés syndicales, après plus d’une décennie de répression brutale du mouvement ouvrier à la suite de l’écrasement de la Commune de Paris. Les syndicats en profitent pour s’organiser, se développer et se coordonner au plan national. Les syndicats d’entreprise et, surtout, de métier se constituent d’abord en Fédération nationale des syndicats, laquelle deviendra CGT lors du congrès de Limoges, en 1895.

Mais, à côté du syndicalisme professionnel, de métier ou d’entreprise, existent alors d’autres cadres de résistance et de lutte des travailleurs : les Bourses du travail. Elles visent à coordonner l’ensemble des syndicats d’une même localité pour unifier revendications et moyens de lutte. Mais leur champ d’action le plus original est la mise en œuvre d’un « service » de placement ouvrier : c’est d’ailleurs de ce rôle de recherche d’emplois et de mise en relation des travailleurs à la recherche d’un emploi avec les employeurs que vient l’appellation de « Bourse » du travail. Autour de cette fonction de base se développent de nombreux autres services tels que la tenue de registres de chômeurs par profession, la constitution de caisse de secours pour les ouvriers de passage, amenés à se déplacer pour trouver un emploi, la tenue de cours et de conférences économiques, l’élaboration d’études statistiques et économiques, l’organisation de cours d’enseignement professionnel – et, aussi, parfois, d’enseignement général – afin d’assurer la qualification et donc l’emploi. Mais, surtout, les Bourses du travail constituent un cadre naturel de rassemblement des syndiqués par-delà les métiers qu’ils exercent et les entreprises où ils travaillent. Un lieu où le secteur le plus conscient et le plus organisé de la classe ouvrière s’était emparé de l’autogestion d’une série d’activités essentielles pour ses conditions d’existence. En 1892, les Bourses du travail se sont regroupées au sein de la Fédération nationale des Bourses du travail. Celle-ci a été dirigée, jusqu’à sa mort en 1901, par Fernand Pelloutier qui, comme la majorité des animateurs de ce mouvement, se référait aux idées libertaires et à l’anarcho-syndicalisme.

Lorsque la Fédération des Bourses du travail rejoint la CGT, cette dernière adopte une double structuration qui existe encore aujourd’hui1. D’un côté, on a des structures « verticales » : les sections syndicales et/ou les syndicats d’entreprise sont regroupés en fédérations professionnelles, en fonction du secteur d’activité. De l’autre côté, existent des structures « horizontales » ou « interprofessionnelles » : les unions locales regroupées en unions départementales et régionales. Les structures interprofessionnelles rassemblent des salariés de branches différentes, des salariés d’entreprises où le syndicalisme n’existe pas et, parfois, des chômeurs. Elles interviennent sur des thèmes dépassant le cadre du lieu de travail : le logement, la protection sociale ou encore les sans-papiers, par exemple. Ces structures sont aujourd’hui affaiblies. Mais elles témoignent d’un effort du mouvement syndical pour prendre en charge des « problèmes de société ». Pour le dire autrement, on rentre là dans un domaine marqué par une grande proximité avec… l’action politique.

Charte d’Amiens, mythes et réalités

L’interrogation sur les rapports du syndicalisme avec les partis politiques – du moins ceux qui se réclament de la lutte des travailleurs… – est à peu près aussi ancienne que le mouvement ouvrier lui-même. En France, la référence obligée de ce débat est la Charte d’Amiens (1906), dont on retient en général qu’elle affirme l’indépendance du syndicalisme par rapport aux partis politiques. C’est ainsi que, depuis plus d’un siècle, ce document a souvent été instrumentalisé par les appareils syndicaux les plus « réformistes » – la direction de Force ouvrière, par exemple – pour tenter d’accréditer l’idée que « le syndicat ne doit pas faire de politique ». En réalité, la Charte d’Amiens proclame que le syndicat n’a « pas à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale ». Ce qui est assez différent…

De fait, le congrès d’Amiens n’a pas « inventé » l’indépendance de la CGT, déjà inscrite dans ses statuts adoptés dès 1902. Mais il la réaffirme avec force. Des délégués proches du Parti socialiste2, emmenés par Victor Renard, dirigeant de la fédération du textile, proposent que « des relations s’établissent entre le comité confédéral et le conseil national du Parti socialiste [...] pour faire plus facilement triompher ces principales réformes ouvrières ». Après un débat où s’expriment longuement les trois principaux courants de la CGT – réformistes, révolutionnaires3 et partisans de la SFIO – cette motion est très largement repoussée4. Ce score sans appel voit l’addition des voix des délégués révolutionnaires – le courant le plus important – et des réformistes. Ils divergent sur l’objectif : les uns veulent renverser le capitalisme et changer radicalement la société ; les autres pensent plutôt à améliorer la condition ouvrière quel que soit le système et ne se posent donc pas la question du changement de système. Mais, pour tous, le seul instrument fiable pour atteindre le but qu’ils se fixent, c’est l’autonomie ouvrière et la lutte syndicale contre les patrons et l’État. Et sûrement pas le rapprochement avec les partis politiques !

Une fois écartée cette dernière orientation, le congrès adopte une motion – la future Charte d’Amiens – par 830 voix pour, 8 contre et 1 abstention. Ce document ne se contente pas de confirmer que « la CGT regroupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat », ce qui n’est déjà pas rien ! Il définit les principaux éléments d’un programme pour le syndicalisme : « reconnaissance de la lutte de classe » et « réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. » Mais, pour les congressistes d’Amiens, le rôle du syndicat va bien au-delà : « Il prépare l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. »

Voilà sans doute l’une des raisons qui expliquent la postérité de la Charte. En quelques mots5… beaucoup est dit. Le syndicalisme a un point de départ : la lutte des classes et la bataille pour des améliorations immédiates. Il a un horizon : une société débarrassée des capitalistes et reposant sur l’association des producteurs. Et une stratégie : la grève générale expropriatrice. On est donc assez loin du « refus de la politique » ! De fait, les syndicalistes révolutionnaires de la CGT (de cette époque) pensaient que c’était au syndicat lui-même, parce qu’il était au fond la seule organisation véritablement ouvrière, qu’il appartenait de définir une politique (révolutionnaire). Et c’est bien au nom de cette ambition qu’ils contestaient la prétention d’une SFIO déjà largement marquée par les tentations électoralistes, municipales et parlementaires, à jouer un rôle dirigeant pour l’émancipation ouvrière.

Périodiquement, le débat resurgit. Ainsi, dans les années 1960, la CFDT vit s’affronter partisans de la « stratégie autonome » et partisans de la « stratégie commune »6. Les grèves de novembre et décembre 1995 ont remis au goût du jour la discussion sur « l’autonomie du mouvement social ». Fondamentalement, ce débat récurrent ne porte pas sur la forme : rapports entre partis et syndicats. Comme en 1906, il porte sur le fond : transformation de la société par l’intervention directe des salariés ou délégation de ce rôle aux partis de la gauche institutionnelle.

François Coustal

1. Non seulement à la CGT, mais aussi dans la plupart des confédérations (ou unions syndicales).

2. Les différents courants se réclamant du socialisme se sont unifiés l’année précédente pour constituer la SFIO, Section française de l’Internationale ouvrière.

3. Dans leur grande majorité, ces militants se définissent comme «syndicalistes révolutionnaires», ou encore «anarcho-syndicalistes».

4. 34 pour, 724 contre et 37 abstentions

5. La Charte d’Amiens est, en effet, un texte particulièrement court: moins de 350 mots…

6. Stratégie commune avec les partis de la « gauche non communiste » qui visait à modérer les revendications syndicales pour qu’elles ne soient pas (trop) en contradiction avec la politique que la gauche institutionnelle entendait mener lorsqu’elle reviendrait au pouvoir.