Publié le Mercredi 4 août 2010 à 13h30.

Sans-papiers aux États-unis...Entretien avec Sébastien Chauvin

 

 

Sébastien Chauvin vient de publier Les Agences de la précarité (éditions du seuil). Dans cet ouvrage passionnant, il raconte son enquête parmi les travailleurs journaliers, souvent sans titre de séjour, de l’industrie légère à Chicago. Nous l’avons interrogé sur la question des sans-papiers aux États-unis.

Il y a actuellement un mouvement de sans-papiers en France. Tu as étudié le travail des migrants et des sans-papiers aux États-Unis. Ces réalités sont-elles comparables ?

Sébastien Chauvin - Selon les pays, la condition de sans-papiers peut recouvrir des réalités très différentes. Dans mon travail, j’ai essayé de décrire ce qu’étaient les conditions de vie et de travail des sans-papiers aux États-Unis en insistant en partie sur ces différences. Tout d’abord, aux États-Unis, ils sont très nombreux : entre 11 et 12 millions, représentant 4 % de la population et plus du tiers du total des étrangers. C’est donc largement plus que les taux français. Par ailleurs, la majorité absolue des sans-papiers aux États-Unis sont mexicains1. Le chiffre est relativement fiable car les sans-papiers étant moins illégitimes qu’en France, ils sont plus facilement recensés. Aux États-Unis, un grand nombre de services locaux, que ce soit les banques, les communes, les stations de police, ne se pensent pas comme des agents de l’État fédéral. Par exemple, des banques vont faire des publicités en direction des sans-papiers, souvent en espagnol, en leur disant qu’ils peuvent ouvrir un compte avec simplement leur passeport, donc sans présenter de titre de séjour. J’ai habité avec une famille de sans-papiers qui, grâce à un numéro de sécurité sociale authentique obtenu par le père à une époque où il était entré avec un visa de tourisme, a pu avoir un crédit immobilier. Les contrôles d’identité sont extrêmement rares. Les polices qui font des contrôles d’identité dans la rue ne les réalisent que si elles peuvent détecter une infraction autre que le séjour. Ce n’est que dans certains États, où le sentiment anti-immigrés est très fort, comme l’Arizona, que des services de police ont pris l’initiative de faire des contrôles routiers visant particulièrement les Latinos, en leur demandant leur permis de conduire alors qu’ils n’en n’ont pas. Après avoir constaté cette infraction, ils les arrêtent et vérifient leut statut en matière de séjour auprès des services fédéraux. Mais la plupart des polices aujourd’hui aux États-Unis considèrent que l’infraction à la législation sur l’immigration n’est pas de leur ressort. Ils ne font donc les vérifications que pour les personnes arrêtées pour autre chose. Par ailleurs, les sans-papiers, notamment mexicains, sont assez fortement soutenus par leurs consulats d’origine. Le consulat mexicain a fabriqué un matricule consulaire sécurisé qui est accepté aujourd’hui dans plus de 160 banques et reconnu par près de 1 100 commissariats de police, dans le but de préserver l’ordre public et donc que les victimes n’aient pas peur de collaborer avec la police.

Quelle place occupent les sans-papiers sur le marché du travail ?

Il y a une certaine image, devenue dominante, qui est celle du travailleur journalier de rue, qui vient vendre sa force de travail tous les matins sur des parkings ou des stations-service. En fait, comme dans bien d’autres pays développés, la majorité des sans-papiers occupent des emplois formels dans l’économie légale. Ce qui signifie qu’ils cotisent, et on a même pu calculer que les cotisations versées sur des numéros faux ou erronés représentaient en 2005 la somme de 56 milliards de dollars, soit 1,5 % de la masse salariale. Les cotisations versées annuellement équivalaient à 10 % du besoin de financement des retraites par répartition aux États-Unis ! Certains secteurs ont un recours très important aux sans-papiers. 7 millions de sans-papiers sont salariés, ils représentent 5,4 % de la main-d’œuvre. Dans certains États, c’est plus de 70 % de la main-d’œuvre agricole. Mais ils se retrouvent aussi dans le secteur de la construction, et largement dans l’industrie déqualifiée : usines de poulets, de vêtements... Ils ont pénétré plus largement qu’en France le secteur industriel. Ils sont tellement nombreux qu’une partie d’entre eux sont très bien intégrés au tissu économique américain. Bien qu’il y ait des plafonds indépassables, ils peuvent gravir des échelons. 60 % des salariés sans papiers n’ont pas de couverture santé, ce qui veut quand même dire que 40 % d’entre eux en ont une, et ils l’ont comme salariés d’entreprise, en partie comme tout le monde.

De Bush à Obama, y a-t-il un changement dans les politiques migratoires ?

Il y a un arrêt relatif des raids des services de l’immigration dans les entreprises. Maintenant, ils prennent les listings des entreprises et les vérifient à distance puis ils mettent une amende à celles qui auraient embauché des sans-papiers. Mais cela est fait de manière plus massive que les raids de l’ère Bush : les travailleurs sans papiers ne sont pas arrêtés mais licenciés. Autre changement : le gouvernement oblige les entreprises qui ont des contrats avec le gouvernement fédéral à vérifier les papiers de l’ensemble de leur main-d’œuvre, à l’aide d’un système informatisé. Cela ne veut pas dire que les sans-papiers ne trouvent plus à se faire embaucher, mais cela segmente le marché de l’emploi : le secteur périphérique, loin des entreprises contractant avec l’État fédéral, est le domaine privilégié des sans-papiers. Le gouvernement mène des opérations contre les camionnettes qui servent à les transporter une fois qu’ils ont passé la frontière. Une des réformes récentes les plus controversées est la loi votée, en avril en Arizona, qui donne non plus seulement le droit, mais l’obligation pour les polices locales de vérifier les papiers de tout individu pour lequel il y aurait « un soupçon raisonnable qu’il est non autorisé sur le territoire américain ». Ce ne serait pas juste une tolérance informelle du contrôle au faciès, comme en Europe, mais une obligation. Les citoyens ont la possibilité de traîner la police en justice si elle ne respecte pas cette obligation. Face à cela, s’organise, de la part de citoyens mais aussi de villes entières, un boycott de l’Arizona et de ses produits. Par exemple les villes de Los Angeles et San Francisco ont décidé de s’interdire de traiter avec toute entreprise basée dans l’Arizona. Des artistes se mobilisent et annulent leurs concerts en Arizona.

Géographiquement, est-ce que les sans-papiers, les migrants concernent  l’ensemble du territoire ou est-ce que c’est limité à certains États ?

Historiquement ils ont d’abord été présents dans le Sud des États-Unis. Mais il y a aussi une immigration en chaîne des Mexicains dans le Midwest, ce qui explique qu’il y a beaucoup de Mexicains sans papiers à Chicago, dans le nord du pays. Pendant longtemps, les sans-papiers étaient concentrés dans les quartiers de centre-ville, et maintenant ils s’installent parfois directement dans les banlieues moyennes voire dans des petites villes de milieux ruraux. Le passage par la grande ville n’est plus une étape systématique.

Existe-t-il des formes d’organisation des sans-papiers ?

Il y a peu d’organisations fondées sur le seul fait d’être sans-papiers. Par contre, comme ils sont très intégrés, ils sont dans des syndicats, des communautés religieuses, des associations, des amicales basées sur leur région d’origine, des groupes de pression fondés sur l’ethnicité, avec des gens qui ont des papiers. Des luttes syndicales ou parasyndicales se développent en intégrant des sans-papiers, même si elles se heurtent parfois à leur irrégularité, alors que les luttes se déroulant dans les entreprises n’incluent pas pour l’instant l’objectif de la régularisation. À côté, il s’est aussi développé des luttes en rapport avec le droit au séjour. En 2008, l’administration Bush avait essayé d’envoyer à l’ensemble des employeurs américains des millions de lettres leur déclarant que le numéro de sécurité sociale sur lequel travaillait tel ou tel salarié était faux, de manière à les poursuivre si dans les 90 jours, ils n’avaient pas corrigé le numéro ou licencié le salarié. Cette mesure a été attaquée en justice par une coalition formée par les principaux syndicats, les grandes organisations de défense des droits civiques, et le principal syndicat patronal. Et elle n’a finalement pas été appliquée.

Tous ces mouvements amènent-ils à des régularisations importantes de sans-papiers ou à maintenir le statu quo ?

Ce qui a lancé les grandes manifestations de 2006 aux États-Unis qui ont regroupé des millions de personnes dans la rue, c’était le vote d’une loi très répressive par la Chambre des représentants, qui allait criminaliser les gens qui aidaient les sans-papiers. Les manifestations réclamaient également la régularisation des sans-papiers aux États-Unis. À l’issue de ces marches, ils ont obtenu l’abandon de cette loi, mais les rapports de forces au Congrès étaient tels qu’ils n’ont pas obtenu une loi de régularisation. Dans l’ensemble, il y a très peu de régularisations. On est donc dans un mélange avec peu de régularisations, mais un régime d’illégalité plus doux que ce que l’on connaît en France, État extrêmement répressif en ce domaine. Il y a la construction durable d’une sous-citoyenneté mais, pour la majorité des travailleurs sans papiers (ainsi que pour leurs employeurs), elle n’est pas invivable au quotidien. Ce n’est pas tant que les employeurs ont intérêt à les maintenir dans l’illégalité, c’est plutôt qu’il n’y a pas une coalition suffisante de groupes ayant un intérêt absolu à leur légalisation. De toute manière, une régularisation massive se produira dans les toutes prochaines années, même si elle sera nécessairement insuffisante.

Comment se structure le champ politique états-unien sur cette question ?

Clairement, les démocrates sont davantage favorables à une régularisation d’ensemble des sans-papiers et les républicains défavorables. Mais une minorité de républicains sont favorables à une régularisation ; Bush était pour une régularisation massive. Il y a une majorité de républicains qui bloquent, et ceux-là se sont radicalisés. Mais le mythe national américain se fonde sur la figure de l’immigré. Il est donc difficile de construire durablement un racisme hostile aux immigrés.

Propos recueillis par Nicolas Pantin et Pierre Baton