L’historien Moshe Lewin, notre ami, auteur de nombreux et précieux ouvrages sur l’URSS, s’est éteint à Paris le 14 août 2010. Ses analyses font partie du patrimoine de l’histoire sociale. Né en 1921 à Vilnius (Lituanie), à l’époque sous contrôle polonais, Moshe Lewin connaît très jeune l’antisémitisme et adhère à une organisation de jeunesse sioniste d’extrême gauche. En juin 1941, fuyant l’arrivée des troupes nazies, il est sauvé par des soldats de l’Armée rouge alors que ses parents, comme des milliers d’autres juifs, étaient massacrés par des milices d’extrême droite avant même l’arrivée de la Wehrmacht. Il vit en URSS durant toute la Seconde Guerre mondiale, occupant différents emplois dans des fermes agricoles. Il parle couramment le russe, le yiddish, le polonais, l’allemand, l’hébreu, l’anglais et le français.Après-guerre, il s’installe à Paris puis part pour Israël où il adhère au Parti communiste judéo-arabe israélien. Il y fait l’expérience de la réalité du sionisme qu’il critique ouvertement et, à partir des années 1960, revient faire des études puis enseigner entre Paris, Birmingham et la Pennsylvanie. Moshe Lewin se passionne pour l’étude des racines russes de l’histoire soviétique, faisant remonter ses recherches sur la bureaucratie jusqu’au xviie siècle. Il développe une étude comparée du stalinisme et du nazisme, comme totalitarismes différents, organisant des colloques sur ce thème1. Mais il récuse la caractérisation de l’URSS comme totalitarisme, en dehors de la période spécifique du pouvoir stalinien. Ses analyses des différentes phases de l’histoire soviétique étaient appuyées à la fois sur les documents d’archives et sur les réalités sociales à l’arrière-plan des appareils d’État. Les plus anciens d’entre nous ont découvert Moshe Lewin avec son premier ouvrage en France, le Dernier Combat de Lénine, qui fit connaître au grand public le « testament » écrit par le dirigeant soviétique au cours des derniers mois de sa vie. Il révélait l’analyse lucide et les ultimes combats de Lénine face la bureaucratisation de l’État, à la nécessité de gagner les petits paysans et les minorités nationales au régime, enfin, dans tous ces domaines, aux méthodes de Staline que Lénine rejetait. Pour l’historien Moshe Lewin, il s’agissait d’autant d’indices de plusieurs voies possibles ouvertes à l’URSS, contre toute vision fataliste de sa stalinisation. L’analyse sociale de l’URSSMoshe Lewin était convaincu que les bolcheviks étaient, en 1917, la seule force capable d’assurer la modernisation d’un pays massivement paysan mais qu’il n’était pas possible de réaliser le socialisme dans un tel cadre. Il rejoignait, à sa façon, l’approche des bolcheviks dans les années 1920, inscrivant la transformation de l’URSS dans un processus de « révolution permanente » ne pouvant réaliser le socialisme « dans un seul pays », qui plus est largement arriéré. Il analysait avec lucidité les tensions et les tâtonnements considérables qui marquèrent l’émergence de l’URSS2. Il apporta des éclairages précieux sur la collectivisation de l’agriculture et sur les débats économiques des années 1920 où il valorisait les positions de Boukharine perçues comme ménageant davantage la paysannerie. Il faisait comprendre la profondeur historique des traditions paysannes à partir de son propre vécu d’ouvrier agricole pendant la guerre et avec une grande affection pour le « petit peuple ». Ses ouvrages résistaient aussi aux présentations dominantes d’une société immobile après la phase de triomphe du pouvoir stalinien. Dans son dernier ouvrage, Le Siècle soviétique, s’appuyant sur l’ouverture des archives soviétiques, il analyse les grandes étapes de ce « court siècle » et les transformations d’une société en mouvement à l’arrière-plan des luttes d’appareil. Que l’on ait partagé ou non toutes ses analyses et conclusions – proches de celles d’Isaac Deutscher3 quant aux continuités et capacités d’auto-réforme du régime soviétique – on apprenait toujours de ses éclairages car ils étaient tournés vers l’analyse concrète, historique, sociale toujours documentée et précise, sans jamais ignorer la société derrière les appareils du pouvoir. Ceux qui ont connu Moshe Lewin gardent le souvenir de son extraordinaire force de vie, de son humanité et de son humour résistant aux résignations dans l’air du temps. La richesse de ses analyses doit s’incorporer au patrimoine de toutes celles et ceux pour qui l’histoire sociale est un éclairage essentiel de l’histoire tout court, et qui cherchent à comprendre ce que furent les grandes « bifurcations » du siècle passé où bien des possibles se sont joués. Catherine Samary1. Stalinism and Nazism : Dictatorships in Comparison, Cambridge University Press2. La Formation du système soviétique. Essais sur l’histoire sociale de la Russie dans l’entre-deux guerres. Gallimard 1987 3. Journaliste et historien auteur d’une biographie de Léon Trotsky et de Joseph Staline et de La Révolution inachevée – 50 années de révolution en Union soviétique 1917-1967.
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