De nouveau, la Côte d’Ivoire est plongée dans une crise profonde qui prend ses racines dans les conditions de son indépendance, dans les politiques imposées par les institutions financières internationales et les luttes entre les factions de la bourgeoisie pour le contrôle de l’État.
Le retour sur l’histoire récente du pays permet de mieux comprendre l’épreuve de force qui se joue sous nos yeux. La lutte nationaliste, après la Se–conde Guerre mondiale, est avant tout menée en Côte d’Ivoire par la bourgeoisie locale. Dès 1946, Houphouët-Boigny fonde une organisation de type syndical, le SAA (Syndicat agricole africain) qui regroupe les petits et grands planteurs ivoiriens de la colonie française. Ce SAA ne cessa de lutter pour l’égalité des droits entre planteurs locaux et coloniaux. Il fournit les militants et les cadres du RDA (Rassemblement démocratique africain) qui est représenté dans la plupart des colonies françaises en Afrique.
Si le RDA – renommé plus tard PDCI –, pendant quelques années, se trouve en alliance avec le Parti communiste français, Houphouët-Boigny rejoint rapidement les rangs de l’UDSR de Mitterrand. Sa principale bataille pour la suppression du travail forcé dans les colonies permet de mettre un terme à une situation scandaleuse qui prévalait à l’époque, mais est aussi le moyen de conforter la bourgeoisie locale qui ne pouvait bénéficier de cette main-d’œuvre, contrairement aux planteurs coloniaux.
Houphouët-Boigny est, avant tout, l’homme qui accompagne l’indépendance de son pays plus qu’il ne la conquiert et reste, toute sa vie durant, le serviteur des intérêts économiques et politiques de la France.
Miracle ou mirage ivoirien
Dès le début de l’indépendance, Houphouët-Boigny oriente le pays vers le libéralisme en jouant au maximum sur son économie de rente, le cacao et le café. Très vite le pays devient le premier producteur mondial de cacao dont les cultivateurs sont obligés de vendre leur récolte à la caisse de stabilisation. Cette caisse, contrôlée par le pouvoir, joue un rôle prépondérant dans l’économie du pays en profitant du différentiel des prix d’achat aux planteurs et des prix de vente sur le marché mondial. Malgré cela, les producteurs de cacao engrangent de forts bénéfices du fait des salaires extrêmement bas versés aux ouvriers agricoles dont la plupart sont des immigrés, essentiellement venus des pays de la bande sahélienne, notamment du Burkina Faso.
En effet, la Côte d’Ivoire, de par sa politique d’accueil des immigrés et de son niveau économique, attire des centaines de milliers de ressortissants d’autres pays africains. Ainsi dans les années 1980, on estime à 30 % la population non ivoirienne qui devient la cible d’une politique xénophobe utilisée par la plupart des leaders politiques.
Progressivement se crée une situation où les Ivoiriens occupent les métiers du commerce, de la fonction publique et autres activités du tertiaire, pendant que les populations immigrées au nord assurent le travail agricole. Cette situation perdure pendant des décennies ; jusque dans les années 1980, la Côte d’Ivoire est un pays cité en exemple, dans toutes les chancelleries occidentales, pour son dynamisme économique, mais aussi pour son rôle de défense des intérêts occidentaux et de lutte anticommuniste sur le continent entretenant même des relations avec le régime d’Apartheid d’Afrique du Sud.
Les multinationales encouragent d’autres pays comme la Malaisie, mais aussi le Ghana ou le Cameroun, à produire le cacao engendrant une situation de surproduction sur le marché et un écroulement des prix de près de la moitié ce qui plonge le pays dans une crise économique.
Cette situation rend insupportable la corruption généralisée de l’élite ivoirienne et le gaspillage éhonté de l’argent de la vente du cacao. L’exemple de la construction de Yamoussoukro comme nouvelle capitale du pays ou la construction de la réplique de la basilique de Rome est l’archétype même des éléphants blancs, ces projets aussi faramineux qu’inutiles… sauf pour les entreprises françaises qui ont assuré la construction de ces édifices.
La dégradation des termes d’échanges pousse le régime d’Houphouët-Boigny à s’endetter au point que la Côte d’Ivoire devient dans les années 1980 le pays le plus endetté de toute l’Afrique.
Faillite et crise politique
Étranglée par la dette, ruinée par la baisse des prix du cacao et du café, la Côte d’Ivoire se déclare en cessation de paiement en 1987. Les institutions financières internationales vont, comme pour les autres pays, mettre en place les politiques d’ajustement structurel. Libéralisation des marchés avec abaissement des droits de douane, licenciements et baisse des salaires pour les fonctionnaires, suppression des subventions pour les produits de première nécessité, déstructuration des services publics de santé et d’éducation, privatisation des entreprises publiques au profit des multinationales, principalement françaises qui sont présentes à travers 140filiales. Cette politique est appliquée par Alassane Ouattara, Premier ministre de l’époque, ancien administrateur de la Banque centrale des états de l’Afrique de l’Ouest.
Dans les années 1990, Houphouët-Boigny est affaibli par une santé fragile, son entourage est discrédité par les scandales de la corruption. Le mur de Berlin s’effondre, l’heure est à l’ouverture démocratique d’autant que les mouvements sociaux donnent de la voix, à tel point que la lutte des enseignants est à deux doigts de faire vaciller le pouvoir. À la tête de cette lutte se trouve un syndicaliste : Laurent Gbagbo qui incarne l’opposition avec le Front populaire ivoirien (FPI), organisation membre de l’Internationale socialiste.
Mort en 1993, Houphouët-Boigny laisse un pays en crise. Conformément à la Constitution, Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale, lui succède. Très tôt, il tente d’installer une dictature, emprisonne Laurent Gbagbo et lance la politique de l’ivoirité qui n’a qu’un but celui d’empêcher Ouattara, seul candidat sérieux, à pouvoir se présenter.
Coup d’État et coup d’éclat
En 1999, le chef d’état-major de l’armée ivoirienne, Robert Guéï prend le pouvoir et démet Bédié ; c’est le premier coup d’État du pays qui ouvre une phase d’instabilité reflétant la crise économique et politique. Guéï se présente comme un démocrate et autorise l’existence des deux organisations d’opposition le FPI de Gbagbo et le Rassemblement des républicains (RDR) de Ouattara. Aux élections présidentielles d’octobre 2000, les principales candidatures – Bédié du PDCI et Ouattara du RDR – sont écartées pour ne garder que Guéï et Gbagbo. Les deux se déclarent vainqueurs, Gbagbo en appelle à la population pour affronter la garde prétorienne de Guéï qui sera obligé de partir, mais au prix de dizaines de morts. Quant à ceux qui ont été écartés, ils exigent de nouvelles élections qui sont refusées par Gbagbo. De nouveau, des affrontements éclatent entre partisans de Gbagbo et de Ouattara, les morts et les blessés se comptent par dizaines.
Une nouvelle tentative de coup d’État en 2002 est la source de la partition du pays entre les soldats mutins qui occupent le nord (ils se dénommeront plus tard les Forces nouvelles) et le sud avec les forces loyalistes de Gbagbo.
Gbagbo va faire appel à la France en tentant de faire jouer les accords secrets militaires signés du temps de Houphouët-Boigny. Le gouvernement français intervient seulement pour empêcher que les Forces nouvelles s’emparent d’Abidjan, ce qui fige la séparation du pays.
La France oblige Gbagbo à parapher les accords de Marcoussis qu’il dénonce dès son arrivée à Abidjan, et tente une offensive militaire contre le nord au cours de laquelle un camp de l’armée française est bombardé ; aussitôt la France détruit l’aviation ivoirienne, les jeunes patriotes pro-Gbagbo envahissent les rues et se dirigent vers l’hôtel Ivoire où sont stationnées des troupes françaises ; c’est le massacre, l’armée française tire faisant au moins 60 morts des centaines de blessés.
Sous la médiation de Thabo Mbeki (alors président d’Afrique du Sud), un gouvernement d’union se met en place avec, comme finalité, l’organisation d’élections censées mettre fin à la crise. On voit aujourd’hui qu’il n’en est rien.
Un vrai perdant
S’il est plutôt difficile de connaître avec certitude le vrai vainqueur de ces élections, il est par contre aisé de savoir qui est le perdant : le peuple. En effet, il voit ses conditions d’existence se détériorer, les prix ont été multipliés par deux et parfois par trois, comme pour l’énergie. Un peuple pris en otage par deux factions de la classe dirigeante qui se disputent le pouvoir et ses richesses. Aucun des deux, quand ils étaient aux affaires n’a pris de mesures pour répondre aux besoins sociaux de la population, ni Ouattara, l’homme du FMI et des grandes puissances, ni Gbagbo qui, si au début a bien tenté de diversifier les relations économiques de la Côte d’Ivoire, s’est vite ravisé et fait la part belle aux multinationales françaises, les 600 entreprises ne s’en sont jamais plaintes.
La seconde certitude est que la communauté internationale (surtout la France et l’Union européenne) est plutôt mal placée pour donner une quelconque leçon de démocratie en Afrique. Elle qui a soutenu les dictateurs, comme Deby au Tchad ou Bozizé en Centrafrique et entériné les mascarades électorales des Sassou Nguesso au Congo, des Faure Gnassimbé au Togo, des Ali Bongo au Gabon ou des Ould Aziz en Mauritanie…
Notre soutien va au peuple ivoirien, à ses organisations de la société civile qui exhortent la population à ne pas se laisser animer par les sentiments xénophobes et à ne pas jouer le rôle de « chair à canon » en se faisant manipuler par l’une ou l’autre des deux factions de la bourgeoisie ivoirienne.
Paul Martial