Malgré le poids de la dictature, les Tunisiens ont réussi en quelques semaines à faire fuir Ben Ali. Depuis, la population continue de se battre pour renverser le régime.
Depuis l’indépendance de la Tunisie en 1956, c’est la violente mais brève révolte du pain en 1984, sous le régime de Bourguiba (premier président « à vie »), qui constituait le principal jalon de l’émancipation du peuple tunisien. Ben Ali ayant remplacé le « combattant suprême » quatre ans plus tard et ayant entrepris l’étouffement total de la Tunisie avec son parti, le RCD, il a fallu attendre la révolte lycéenne de 2000 pour que le pays connaisse un mouvement social d’ampleur : des milliers de lycéens ont manifesté pendant plusieurs jours, brisant sur leur passage tous les symboles d’un État honni. La répression est venue à bout de ce premier mouvement de la « génération Ben Ali » parti du sud du pays et resté isolé. Sur la durée, une dictature parmi les plus féroces et corrompues du monde s’est assurée le soutien des puissances occidentales en se posant en rempart contre l’islamisme, et support du néolibéralisme.
Un nouveau cycle de révoltes
En 2008, un soulèvement dans le bassin minier du sud-ouest, de Redeyef à Gafsa, a marqué le début d’un nouveau cycle de révoltes collectives mais aussi de gestes de désespoir. Une petite ville comme Bou Salem (près de Jendouba) a vu onze tentatives successives de suicide de jeunes chômeurs, dont trois sont morts. Depuis trois ans, les mouvements de protestation contre le chômage, la fermeture de sociétés, les impayés de salaires, les privilèges bureaucratiques, la pollution, les appétits bancaires exorbitants se sont multipliés dans toutes les régions du pays. Ils sont le fait de travailleurs du public ou du privé, avec en 2010 un nombre particulièrement élevé de jours de grève, avec ou sans l’accord de la direction nationale de la centrale syndicale. Ils ont aussi manifesté avec les chômeurs à Redeyef et Feriana en 2008, à la Skhira et Ben Guerdane en 2010, parfois dans des mobilisations de longue durée et d’ampleur régionale soutenues par l’ensemble de la population.
Des petits paysans, étranglés par les remboursements bancaires et chassés de leurs terres, ont également déclenché un mouvement d’occupation de ces dernières depuis le 22 juin dernier à Rgueb dans le gouvernorat de Sidi Bouzid. Quant aux petits commerçants de Ben Guerdane à la frontière libyenne, ils se sont révoltés contre des politiques privilégiant les gros spéculateurs. Enfin les populations excédées par la pollution à Hammam-Lif, dans le Cap Bon ou à la Skhira se sont jointes aux chômeurs avec la sensation de n’avoir de l’industrialisation que des retombées nocives.
Ces mobilisations se sont tournées essentiellement contre le régime : jeunes se suicidant devant des édifices publics, travailleurs et chômeurs se rassemblant ou faisant des grèves de la faim devant les municipalités ou les délégations (équivalent des sous-préfectures), symboles du parti-État, ou devant des sociétés publiques. Passé un certain seuil de colère, les commissariats ou les voitures de police ont été attaqués, signes de populations à la recherche d’une solution politique aux problèmes sociaux. Atomisées et largement spontanées, ces luttes ont été réprimées avec la plus grande violence : arrestations, tortures, procès, emprisonnements. Seule la mobilisation de Ben Guerdane a vu le régime faire machine arrière, accéder à la revendication immédiate des populations (la réouverture du poste frontalier) et libérer sans charges les personnes arrêtées et détenues, sans toutefois apporter de réponse sur le moyen terme.
L’entrée dans la lutte des diplômés chômeurs
Les mouvements de Gafsa, la Skhira ou Ben Guerdane ont vu l’entrée en lutte des diplômés chômeurs, et, jamais très loin, celle de syndicalistes intermédiaires de l’UGTT qui se sont impliqués pour aider les mobilisations ou pour faire des propositions concernant le chômage et le développement.
L’UGTT a une place très particulière dans la société tunisienne :
- elle tire de l’histoire du pays une légitimité considérable : elle a contribué puissamment à la lutte de décolonisation, et a gardé par la suite une assez grande autonomie ;
- elle a été en permanence tiraillées entre un courant de soumission à l’État et un courant de résistance à celui-ci. Animé par des militants ou anciens militants de la gauche politique, le courant de résistance au pouvoir a fini par l’emporter nationalement début janvier. L’UGTT a alors appelé à la grève, ce qui a puissamment contribué à la chute de Ben Ali.
L’Intifadha de Sidi Bouzid vient donc de loin. Elle commence le 17 décembre comme un mouvement de protestation contre le chômage dans une région paupérisée du centre-ouest, se propage rapidement à l’ensemble du pays et se transforme en un combat politique pour exiger le départ du dictateur. Les chômeurs, et plus spécifiquement des diplômés chômeurs et des précaires soutenus par la population entrent spontanément en lutte. Ils sont très vite rejoints par les syndicalistes de l’UGTT qui organisent rassemblements et manifestations, par les avocats, puis les journalistes, sur leurs propres bases. Enfin avec la rentrée scolaire, des dizaines de milliers de lycéens descendent dans la rue et contribuent à étendre le mouvement à des gouvernorats qui n’avaient pas encore été touchés (Tataouine, Kebili, Tabarka, banlieue de Tunis). Quelques jours plus tard, les étudiants se joignent à la lutte.
Ben Ali dehors !
Les mêmes slogans sont scandés du nord au sud du pays, par toutes ces catégories. Tous reprennent le slogan de « Travail, liberté, dignité nationale » qui deviendra « Du pain, de l’eau, mais pas Ben Ali ». Au dernier jour de l’Intifadha, il ne reste qu’un seul slogan « Ben Ali, dehors maintenant », puisque le président venait d’annoncer, lors d’une allocution télévisée, qu’il ne se représenterait pas en 2014. Les formes de mobilisation sont l’occupation de la rue. Les appels lancés par le réseau Facebook ont débouché sur des apparitions de type flashmob sur les rails du tramway de Tunis et les étudiants (en période d’examen) ont fait des sit-in, qui, vus d’avion, dessinaient des slogans écrits par des chaînes humaines (Non à la tuerie, Liberté, etc). Très peu visibles au début du mouvement, des femmes ont organisé une manifestation spécifique à Mezzouna, encadrée par un cordon masculin. Avec l’entrée en lutte des lycéens et des étudiants et la généralisation du mouvement, la présence des femmes sera de plus en plus évidente.
Les manifestants s’en sont pris de plus en plus fréquemment aux symboles de l’État, de la répression ou du régime : délégations, postes et véhicules de police, stèles du 7 novembre (date de la prise du pouvoir par Ben Ali), effigies du président, locaux du parti au pouvoir, palais du clan Trabelsi (famille de la femme de Ben Ali). Spontané, ce mouvement s’est reconduit de jour en jour pour déboucher sur une résistance globale, unie par des slogans, mais sans coordination. L’UGTT est restée la seule force en capacité d’accompagner le mouvement dans tout le pays et de planifier quelques actions, y compris la grève générale qui fut décisive, sans toutefois organiser l’Intifadha.
Face aux manifestants une répression brutale s’est déployée : descentes de police dans les domiciles, bombes lacrymogènes, tirs à balles réelles, arrestations assorties de torture, détentions au secret, et des personnes ont été traduites en justice, notamment dans la région d’Oum Larayess et de Gafsa. Le week-end le plus sanglant a vu des tirs de snipers sur les cortèges funéraires et des viols de femmes à Kasserine par des éléments des BOP (l’équivalent de « nos » CRS). Le bilan des morts dépasserait la centaine et les blessés sont innombrables. De ce fait, les suicides ne cesseront jamais. Mais la répression n’a pas eu raison de ce mouvement qui s’est intensifié de jour en jour, sous les balles et la menace.
À la veille de la fuite du président, une véritable stratégie du chaos a été mise en place : vider les villes de la police, libérer des prisonniers de droit commun, envoyer des provocateurs piller et détruire, inciter les populations à faire de même, et tenter de filmer ces dernières, tandis que les milices du RCD attaquaient à leur tour des manifestants. Cette stratégie, vite démasquée et contrée par la mise en place de groupe d’autodéfense populaire, n’est pas parvenue à essouffler le mouvement qui a continué de se propager pour atteindre la capitale, ses banlieues et… le ministère de l’Intérieur au centre de Tunis, coïncidant avec le départ de Ben Ali. L’armée appelée en renfort a refusé de faire usage de ses armes contre les manifestants, mais depuis longtemps écartée du pouvoir elle a été perçue comme un rempart contre les exactions de la police. Ben Ali a tenté de changer sa direction pour s’assurer de son « efficacité ». Mais quand elle a refusé, le dictateur craignant pour sa vie a pris la fuite sans plus attendre.
La révolution tunisienne a remporté là une extraordinaire victoire. Mais le peuple, avec détermination, magnifique, continue son mouvement, l’appareil de la dictature restant encore à abattre !
Commission Maghreb du NPA.